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Note

La loi « création sur Internet », un texte coupé de toute réalité

Le conseil des ministres a adopté, le 18 juin 2008, le projet de loi « création sur Internet » porté par la ministre de la culture, Christine Albanel. Le texte est très mal accueilli par les internautes et le débat fait rage. Terra Nova, au sein duquel différentes sensibilités co-existent sur ce sujet, appelle à la remise à plat du projet et à l’ouverture d’un large débat public. Terra Nova apporte une première contribution, sous la forme d’une note d’Aziz Ridouan et de Jean-Baptiste Soufron. Cette note reflète la position de la communauté des internautes. D’autres contributions suivront pour alimenter le débat.
Publié le 

Par Jean-Baptiste SOUFRON 19 Juin 2008
avocat – ancien directeur juridique de la Wikimedia Foundation

Et Aziz RIDOUAN

Président de l’ADA (association des audionautes) – membre fondateur de Terra Nova

Le conseil des ministres a adopté, le 18 juin 2008, le projet de loi « création sur Internet » porté par la ministre de la culture, Christine Albanel. Le texte est très mal accueilli par les internautes et le débat fait rage. Terra Nova, au sein duquel différentes sensibilités co-existent sur ce sujet, appelle à la remise à plat du projet et à l’ouverture d’un large débat public. Terra Nova apporte une première contribution, sous la forme d’une note d’Aziz Ridouan et de Jean-Baptiste Soufron. Cette note reflète la position de la communauté des internautes. D’autres contributions suivront pour alimenter le débat. Surtout, Terra Nova a décidé de créer un groupe de travail réunissant des représentants de toutes les parties prenantes  (ayant-droits, industriels, représentants des consommateurs, internautes…) dans un esprit de dialogue. Avec comme objectif de fournir, avant le débat parlementaire, des axes de contre-propositions respectueuses des intérêts de chaque « communauté ».

Jugeant le système pénal actuel inadapté à une fraude de masse, le gouvernement prétend avec la loi « création sur Internet » lui substituer un dispositif pédagogique et préventif de « riposte graduée ».

Le projet comporte deux groupes de dispositions :

- Il transforme l’Autorité de régulation des mesures techniques par une Haute autorité de la diffusion des œuvres et de la protection des droits sur Internet (HADOPI), en lui transférant des pouvoirs très importants, qui relevaient auparavant du juge judiciaire et de la CNIL.

- Il met en place un mécanisme intitulé « riposte graduée » qui présente les caractéristiques suivantes :

 une nouvelle infraction spécifique à Internet, fondée sur la non-surveillance de sa connexion Internet, et qui vient s’ajouter et non se substituer au délit de contrefaçon déjà existant ;

 à cette infraction sont associés trois niveaux de mesures: l’avertissement, l’avertissement par lettre recommandée et la suspension de l’accès Internet ;

 la création d’une liste noire des internautes.

Ce projet est critiquable sur de nombreux plans :

- Le projet reste vague quant à son champ d’application. Il crée une procédure de sanction que l’on peut juger disproportionnée, surtout que les voies de recours sont peu efficaces. Il repose sur une logique répressive, d’interdiction et de liste noire, d’autant plus contestable qu’elle va concerner des millions d’internautes dans le pays.

- Le projet ne règlera pas la crise du disque car il ne repose pas sur un modèle économique réaliste.

- Il a été rédigé sans consulter la commission de contrôle des sociétés de gestion, hébergée par la Cour des comptes et qui est aujourd’hui celle qui détient le plus de données sur le marché de la culture et sur son développement dans le numérique.

- Le projet est en contradiction avec les engagements européens de la France et avec la politique prônée par l’Union européenne.

- Le projet est un frein au développement de l’Internet de l’économie numérique en France. Il soulève un tollé dans le monde de l’Internet et s’avère particulièrement inadapté, de par son caractère spécifiquement français et son coté disproportionné.

Dans ces conditions, il est nécessaire de remettre à plat ce projet de loi, beaucoup plus répressif que le rapport Olivennes dont il est censé s’inspirer, en demandant la rédaction d’un rapport de qualité scientifique, par l’autorité de contrôle des sociétés de gestion, et en le portant auprès des instances européennes.

1. Un projet disproportionné beaucoup plus répressif que la simple « riposte graduée » revendiquée

Le projet de loi « création sur Internet » est issu du rapport présenté par Denis Olivennes sur le piratage des œuvres sur Internet. Conformément à ses recommandations, le projet propose notamment la mise en place d’un mécanisme de « riposte graduée. »

Mais contrairement à la logique qui prévalait dans le rapport Olivennes, ce terme ne désigne plus un système d’information et de prévention. Il consiste à créer une infraction nouvelle, assortie de sanctions spécifiques, qui vont beaucoup plus loin que de simples avertissements, et à transférer certaines compétences de la CNIL et du juge judiciaire à une nouvelle autorité administrative, la Haute autorité de la diffusion des œuvres et de la protection des droits sur Internet (HADOPI).

1.1. La « riposte graduée » n’est pas une gradation des sanctions infligées aux internautes, mais c’est une infraction supplémentaire, spécifique à Internet.

Malgré son nom, la « riposte graduée » n’est pas une gradation des sanctions destinée à adoucir le rapport entre ayants droit et internautes. C’est une infraction supplémentaire, spécifique à Internet et qui vient en complément de la contrefaçon pour alourdir l’arsenal judiciaire proposé aux ayants droit.

Pourquoi ? Parce qu’il est très difficile d’identifier juridiquement l’auteur d’un délit de contrefaçon sur Internet. La seule personne identifiée est le titulaire d’une connexion Internet (via son « adresse IP » enregistré chez son fournisseur d’accès Internet). Mais elle n’en est pas forcément la seule utilisatrice. L’auteur d’un téléchargement illégal ne peut donc pas être, en droit, confondu avec le titulaire de la connexion. C’est pourquoi la loi DAVDSI avait instauré une obligation de surveillance de sa connexion, mais elle n’était assortie d’aucune sanction. Le projet de loi institue un délit de non-surveillance, dont est rendu coupable le titulaire de la connexion lorsque sa connexion est utilisée pour un téléchargement illégal, quel qu’en soit l’auteur réel.

1.2. Un régime mal défini et dangereux

Plutôt que d’adapter le droit existant, le projet de loi « création sur Internet » vise à créer un nouveau régime juridique pour l’Internet, mais dans la seule perspective d’offrir des actions supplémentaires aux ayants droit. Il part du principe que le droit actuel ne suffit pas alors que des procès pour contrefaçon numérique sont régulièrement dressés, et qu’il est déjà possible de saisir le juge en référé pour obtenir une décision, y compris d’ailleurs une décision de suspension de l’abonnement.

Concrètement, le projet prévoit trois groupes de mesures :

- 1 : après un seul avertissement sans recours, la possibilité de couper l’accès des citoyens à Internet.

Le premier groupe de mesures relève de la nouvelle autorité : l’avertissement par email, la lettre recommandée, puis la suspension de l’accès Internet pour une période de un à douze mois. A première vue, les termes employés pourraient laisser croire qu’il s’agit d’une gradation et qu’il faut commencer par alerter deux fois avant de couper l’accès Internet.

Mais en réalité, tel que le projet est aujourd’hui rédigé, il suffit à l’autorité d’envoyer une première recommandation non suivie d’effet avant de déclencher la procédure de suspension.

Le procédé est d’autant plus blâmable que ces recommandations ne pourront pas faire l’objet d’un recours immédiat. Les internautes qui estimeraient avoir reçu un avertissement à tort ne pourront le contester qu’après que l’autorité a pris une décision de suspension, c’est-à-dire qu’ils devront attendre que leur accès Internet soit coupé pour expliquer que la procédure est viciée.

- 2 : la possibilité de prendre toutes mesures en référé.

Le second groupe de sanctions relève du tribunal de grande instance et consiste à prendre toute mesure visant à prévenir l’atteinte à un droit d’auteur sur Internet, y compris le filtrage, la suspension, la restriction d’accès, et ce à l’encontre de toute personne. Elle pourra donc viser non seulement les utilisateurs d’Internet, mais également les hébergeurs ou les fournisseurs d’accès.

Le champ d’application du projet de loi « création sur Internet » va donc bien au-delà de la simple « riposte graduée. »

- 3 : une sanction qui dure, avec la constitution de listes noires de citoyens interdits d’accès à l’Internet.

Enfin, le projet prévoit de créer des listes d’internautes qui n’auront plus le droit de s’abonner à Internet pendant la durée de leur condamnation, que les fournisseurs d’accès à Internet seront obligés de respecter, la contestation en justice n’étant en principe pas suspensive.

Là encore, le champ d’application du projet de loi va bien au-delà de la simple « riposte graduée », surtout quand on sait l’importance qu’a prise Internet dans la vie quotidienne des Français aujourd’hui. Ne plus avoir d’abonnement c’est être privé de la possibilité de recevoir des emails chez soi, de travailler à distance, ou de faire des démarches administratives en ligne.

2. Un projet qui ne repose pas sur un modèle économique réaliste

Le rapport Olivennes avait posé clairement les enjeux économiques : la crise du disque est structurelle ; le basculement des usages des supports physiques (CD, DVD) vers le numérique est irréversible ; les offres légales sur Internet sont inadaptées ; c’est pourquoi il faut inventer de nouvelles solutions liées aux usages numériques. Mais les propositions du projet de loi sont en contradiction avec l’ensemble de « l’état de l’art » sur la question, tant au niveau français qu’au niveau international.

En France par exemple, dans le rapport officiel du Professeur Jean Cédras remis à Renaud Donnedieu De Vabres, « l’idée d’une réponse graduée automatique, aussi séduisante qu’elle ait pu apparaître [au gouvernement français et aux ayant-droits], doit donc être abandonnée. »

Tour à tour, ce sont la CNIL et l’ARCEP ont critiqué ce texte, tout comme, du coté de la société civile, l’UFC-Que Choisir, les associations d’internautes et de nombreux politiques.

2.1. Un projet élaboré sans avoir consulté la commission permanente de contrôle des sociétés de perception et de répartition des droits

Instaurée par une loi du 1 er août 2000, elle contrôle les comptes et la gestion des 27 sociétés chargées de la gestion collective des droits d’auteurs et des droits voisins. Le champ de ce contrôle peut être caractérisé par le montant des sommes versées par les redevables aux sociétés particulièrement chargées de la perception des droits, soit plus de 1,2 milliard d’euros en 2006. À ce jour, elle a publié cinq rapports annuels.

C’est aujourd’hui la seule autorité à disposer de données représentatives du marché de la culture, et à en maîtriser les modèles économiques. Sa consultation était indispensable à tout projet de loi sur le sujet.

2.2. Un projet méconnaissant « l’état de l’art » international sur le sujet

De nombreux auteurs étrangers réfléchissent à la mise en place de mécanismes de « levier » semblables à notre copie privée plutôt qu’à l’instauration de nouvelles sanctions (cf. Lawrence Lessig à Stanford, Jonathan Zittrain à Oxford, Jamie Boyle à Duke, Yochai Benkler à NYU ou Terry Fisher à Harvard).

Mais sur ces questions, le rapport de référence est aujourd’hui le rapport Gowers [1] , remis en 2006 à Gordon Brown.

Celui-ci proposait notamment :

- la création de nouvelles exceptions au droit d’auteur qui seraient adaptées à l’environnement numérique ;

- la précision de l’exception de copie privée afin que les utilisateurs soient rassurés sur la possibilité de copier les œuvres de supports en supports (d’un CD à un MP3 par exemple) ;

- l’autorisation pour les bibliothèques de copier et préserver sur différents formats les œuvres qui peuvent se détériorer ou n’existent qu’en format démodé ;

- la garantie de ne pas profiter du passage au numérique pour étendre les droits des ayants droit.

3. Un projet élaboré en contradiction avec les orientations juridiques et politiques européennes

Le rapport Gowers rappelle aussi que l’Union Européenne s’est saisie de la question, qui est devenue un enjeu européen.

3.1. Un texte contraire au droit européen

Le projet « création sur Internet » paraît contraire à la directive 2001/29/CE sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur dans la société de l’information.

Cette directive impose aux Etats-membres de créer un régime pour éviter le contournement des mesures techniques de protection. La directive a été transposée en France avec la loi DADVSI : la loi protège ainsi les droits d’auteur numériques (DRM – digital rights management ) en rendant illégal et en sanctionnant leur contournement.

Or le projet de loi propose de revenir sur ce dispositif et d’abandonner les mesures techniques par les ayants droit, en contradiction directe avec les obligations imposées par la directive. C’est donc une épée de Damoclès qui pèse sur le dispositif : à l’occasion d’actions contentieuses, les tribunaux, administratifs ou judiciaires, pourraient écarter la loi pour inconventionnalité.

3.2. Un texte contraire aux orientations politiques européennes

Le 10 avril 2008, à l’initiative de Michel Rocard, le Parlement européen a pris position sur la « riposte graduée ». Il a engagé les États membres « à éviter l’adoption de mesures allant à l’encontre des droits de l’homme, des droits civiques et des principes de proportionnalité, d’efficacité et d’effet dissuasif, telles que l’interruption de l’accès à Internet ».

Ce vote démontre l’absence de consensus sur ces questions, l’illégitimité de la solution française, et la nécessité de renvoyer les discussions à un niveau européen, le plus rapidement possible.

4. La nécessité d’une remise à plat fondée sur le dialogue avec les différents acteurs nationaux et internationaux pour développer un modèle économique de la culture sur Internet

Pour l’ensemble de ces motifs, ce projet de loi est coupé des réalités. De manière symptomatique, il ne parle pas de créer un nouveau modèle économique pour la culture dans l’univers numérique, mais de développer « l’offre légale » existante, dont tous les spécialistes s’accordent à dire qu’elle est inadaptée et sans avenir.

Il prend pour acquis le besoin de créer des sanctions spécifiques alors qu’aucun autre pays ne l’a jamais fait.

Il part du principe qu’il n’existe pas de solutions alternatives alors que cela fait déjà plusieurs années que les sociétés de gestion collective perçoivent et redistribuent la taxe copie privée sur les supports numériques comme les baladeurs mp3.

Il tient pour un succès le fait qu’un Français sur deux ait accès à Internet alors que cela place seulement la France au 11 e rang des pays européens.

Il impose une législation contraignante pour les intermédiaires techniques et les fournisseurs de service alors même que la France peine à susciter l’investissement dans le secteur du numérique et à créer des startups d’envergure internationale.

En conséquence, ce projet de loi ne correspond pas à la réalité des usages de l’Internet aujourd’hui. Il ne correspond pas plus à la réalité des modèles économiques. Et il prend des risques juridiques inconsidérés qui peuvent retarder durablement le développement de l’Internet et du marché de la culture en France.

Il est aujourd’hui nécessaire de reprendre l’étude du modèle économique de la création. Il serait par exemple possible de commander un rapport à la commission de contrôle des sociétés de gestion, puis d’ouvrir des négociations sur ce sujet au niveau européen afin d’arriver à un mécanisme global et capable de créer un marché de la culture respectueux des ayants droit, des internautes et des industriels.

  1. http://www.hm-treasury.gov.uk/independent_reviews/gowers_review_intellectual_property

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