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Chronique

La mondialisation d’hier se meurt, celle de demain n’est pas encore née – L’analyse de Jean Pisani-Ferry

La contradiction entre un besoin pressant de coopération internationale et une aspiration grandissante à se protéger à l’abri de communautés politiques nationales apparaît comme un défi majeur de la période actuelle. Et rien n’indique que les responsables politiques soient capables d’accorder ces deux priorités.

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Pour la plupart des gens, la mondialisation n’a été depuis des décennies que l’autre nom de la libéralisation des échanges. Les biens, les services, les capitaux et les données pouvaient circuler à travers les frontières, sans grand contrôle. Le capitalisme de marché n’avait plus de rival et ses règles s’imposaient partout dans le monde. Comme le dit de manière imagée le titre du dernier livre de Branko Milanovic, le capitalisme était seul au monde[1]

Certes, la mondialisation ne se réduisait pas au capitalisme de marché : la mondialisation de la science et de l’information a élargi l’accès au savoir dans une mesure inédite ; la mondialisation des mobilisations citoyennes a permis aux militants du climat ou aux défenseurs des droits humains de coordonner leurs initiatives comme jamais auparavant ; la mondialisation des politiques publiques ambitionnait, selon ses promoteurs, de constituer une indispensable contrepartie à la montée en puissance des marchés.

Ces autres aspects de la mondialisation n’ont cependant jamais été à la mesure de sa dimension économique. La mondialisation des politiques publiques a été particulièrement décevante : en 2008 la crise financière a symbolisé l’échec de la gouvernance.

Cette phase s’achève pour deux raisons. La première est liée à l’ampleur sans précédent des défis que la communauté internationale doit relever. La santé publique et le dérèglement climatique ne sont que les plus pressants d’une série de problèmes auxquels il faut faire face. Une forme de responsabilité conjointe envers les biens communs de l’humanité s’impose de manière indiscutable. Certes, les résultats restent pour le moment assez maigres. Mais la gouvernance mondiale a gagné la bataille des idées.

La seconde raison est de nature politique : pays après pays, nous avons assisté à la révolte des laissés pour compte de la mondialisation. Du referendum sur le Brexit à l’élection de Donald Trump et aux manifestations des Gilets Jaunes en France, chaque communauté a manifesté son malheur à sa manière, mais les facteurs communs sont immanquables. Comme le dit l’économiste indien Raghuram Rajan [2], notre monde est devenu un « nirvana pour les classes moyennes aisées » (et, bien sûr, les riches), « où la réussite va aux enfants de ceux qui ont réussi ». En nombre croissant, ceux qui se sentent marginalisés se jettent dans les bras des forces nativistes, qui leur offrent une sorte de sentiment d’appartenance. La soutenabilité politique de la mondialisation est en question.

La contradiction croissante entre un besoin sans précédent d’action collective et l’aspiration à reconstruire des communautés politiques à l’abri des frontières nationales est un défi décisif pour notre époque. La question est de savoir s’il est possible de surmonter cette contradiction.

Dans un papier récent et ambitieux[3], Pascal Canfin, président de la commission Environnement du Parlement européen, défend ce qu’il appelle « l’âge progressiste de la mondialisation ». Il soutient que l’activisme budgétaire et monétaire dans lequel se sont lancés presque tous les États pour faire face à la crise sanitaire, l’alignement croissant des plans d’action contre le réchauffement et l’accord récent du G7[4] sur une imposition minimale des entreprises multinationales nous ont fait changer de perspective : la mondialisation de la gouvernance est en train de devenir une réalité. De même, le verdissement progressif de la finance internationale est un pas vers un « capitalisme plus responsable ».

On peut discuter l’ampleur des victoires énumérées par Canfin. Mais force est de constater que les partisans de la gouvernance se sont saisis de l’initiative et ont marqué assez de points pour gagner en crédibilité. Une mondialisation progressiste n’est plus une chimère, elle est en train de devenir un projet politique.

Si elle peut répondre aux aspirations des militants de gauche, la gouvernance de la mondialisation a cependant peu de chances de soulager les griefs de ceux dont les « good jobs » ont été détruits et dont les qualifications ont été dévalorisées par la mondialisation. Les travailleurs qui se sentent menacés et qui sont attirés par les solutions protectionnistes attendent des réponses concrètes.

Dans son dernier livre, Martin Sandbu, du Financial Times, donne les grandes lignes d’un programme qui vise à restaurer un sentiment d’appartenance économique tout en gardant les frontières ouvertes[5]. Son idée, en un mot, est que chaque Etat doit être libre de réguler son marché intérieur selon ses propres préférences, à condition que cela ne crée pas une discrimination à l’encontre des étrangers. L’Union européenne, par exemple, interdit les importations de poulet chloré non parce qu’il vient des Etats-Unis mais parce qu’elle ne veut pas de chlore dans les poulets.

De la même manière, tout Etat devrait pouvoir interdire la vente de bois issu de la déforestation ou les prêts venant de banques insuffisamment capitalisées, à condition que les mêmes règles s’appliquent à tous les producteurs, nationaux ou étrangers. Les échanges resteraient libres, mais les règles nationales s’appliqueraient dans tous les domaines.

Ce principe est sain. Mais s’il est simple quand il s’applique aux produits, il se révèle redoutablement difficile à mettre en œuvre pour les process de fabrication. Un bien ou un service intègrent l’ensemble des standards en vigueur tout au long de leur chaine de production. Bien sûr, les multinationales sont désormais contraintes de retracer le recours au travail des enfants et d’y mettre fin. Mais il serait difficile de procéder de la même manière pour les conditions de travail, les droits syndicaux, les atteintes locales à l’environnement ou l’accès aux aides publiques.

En outre, cela susciterait l’opposition résolue des pays en développement qui considèrent que le fait d’imposer aux pays pauvres les normes des pays avancés est le plus sûr moyen de les rendre non-compétitifs. Les tentatives engagées pour intégrer des normes sociales dans les accords de commerce internationaux ont d’ailleurs échoué dès le début des années 2000.

Un moment de vérité est proche : en juillet, l’Union européenne doit annoncer ses plans pour un mécanismes qui imposera aux importateurs de produits intensifs en carbone d’acheter des crédits carbone sur le marché européen des permis d’émission.

Tant que le rythme de décarbonation n’est pas uniforme entre les pays, l’argument économique en faveur d’une telle mesure d’ajustement aux frontières est impeccable : l’UE ne veut pas que les entreprises émettrices de carbone répondent à la réglementation en s’installant tout simplement ailleurs. Mais cette décision sera sûrement très controversée. Dès à présent, les Etats-Unis ont fait connaître leur hostilité, la Chine est méfiante et les pays en développement sont en train d’aiguiser leurs arguments contre ce projet.

Les négociations à venir sur ce sujet seront particulièrement importantes. Car la question n’est pas seulement de savoir si et comment l’UE tiendra ses objectifs de décarbonation. Plus fondamentalement, il s’agit de savoir si le monde est capable de trouver une manière de surmonter la contradiction entre des préférences hétérogènes et un besoin d’action collective plus pressant que jamais. Le climat joue à cet égard le rôle de test.

Le résultat de ces négociations nous permettra de voir si les deux agendas de la reconstruction du sentiment d’appartenance économique et de la gestion des biens communs mondiaux peuvent être réconciliés. Il va falloir du temps pour avoir la réponse. La mondialisation d’hier se meurt, celle de demain n’est pas encore née.

[1] Branko Milanovic, Le Capitalisme, sans rival. L’avenir du système qui domine le monde, Paris, La Découverte, 2020, Capitalism, Alone. The Future of the System that Rules the World, Harvard University Press, 2019

[2] Raghuram Rajan, The Third Pillar. How Markets and the State Leave the Community Behind, William Collins, 2020.

[3] https://tnova.fr/notes/le-nouvel-age-progressiste-de-la-mondialisation

[4] https://www.g7uk.org/g7-finance-ministers-and-central-bank-governors-communique/

[5] Martin Sandbu, The Economics of Belonging. A Radical Plan to Win Back the Left Behind and Achieve Prosperity for All, Princeton University Press, 2020.

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