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Étude

La politique monétaire de la Banque centrale européenne dans tous ses états

Les banques centrales, dont la Banque centrale européenne (BCE), ont été régies depuis les années 1980 par la doctrine monétariste. Cette doctrine a explosé avec la crise financière de 2008. Toutes les banques centrales ont dû sortir de ce cadre et prendre des mesures non conventionnelles, sans trop savoir quelle pourrait être au final la nouvelle convention du banquier central.
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Les initiatives monétaires sous le feu de l’adversité

La première époque d’intervention des banques centrales sur les marchés de la liquidité qui se sont grippés dès la mi-août 2007 fut celle du qualitative easing. La composition de l’actif du bilan de la banque centrale change sous l’impact des opérations de prêts en dernier ressort, mais la taille reste conforme à la politique monétaire ignorant la crise, grâce à des opérations compensatoires, dites de stérilisation, qui consistent dans des ventes de titres pour retirer la liquidité supplémentaire injectée par les prêts en dernier ressort. Toutefois, si les banques anglo-saxonnes ont commencé dès l’automne 2007 à faire baisser leurs taux d’intérêt directeurs, la BCE, elle, n’a pas bougé. En juillet elle avait même accru son taux par peur de l’inflation du fait de la flambée des prix des matières premières agricoles !

Les événements prirent une autre tournure aux États-Unis après la faillite de Lehman Brothers en septembre 2008. La panique s’étant répandue comme une trainée de poudre et s’étant manifestée par une demande généralisée de liquidité ultime par le secteur privé, la Fed et la Banque d’Angleterre (BoE) sont passées immédiatement au «  quantitative easing  ». La taille du bilan de la Fed est passée de $800mds à $2200mds en quelques semaines dès l’automne 2008. Avec les accords de swaps croisés des banques centrales [1] décidés au début d’octobre 2008, le bilan de la BCE a également gonflé, mais beaucoup moins, de €650mds à €1000mds environ, dont €210mds procurés par les accords de swaps de change. Mais la politique monétaire est demeurée très prudente, la BCE cherchant même à réduire la taille de son bilan au cours de l’année 2009 grâce à la sortie de la récession à demi-année. Lorsque la crise grecque a éclaté, la taille de son bilan était retombée autour de €800mds.

La découverte de l’insolvabilité de la Grèce en mai 2010 a ouvert l’ère des initiatives qui furent autant de transgressions du traité de Maastricht, lequel ignorait superbement la possibilité de crises financières généralisées, au-delà du prêt en dernier ressort réservé aux banques et stérilisé. À partir de cette époque les débats internes à la BCE sont devenus plus âpres. Le besoin d’être pragmatique est devenu vital et l’influence du dogmatisme de la Bundesbank a régressé au sein du comité de politique monétaire. La BCE a innové de deux manières : de nouvelles formes d’injection de liquidité dans l’économie appliquées aux maillons faibles des vulnérabilités financières qui se révélaient les unes après les autres d’une part, l’assouplissement des règles de collatéral que les banques doivent présenter pour obtenir de la liquidité de la BCE d’autre part.

Provisions de liquidités et assouplissement du collatéral

Du 14 mai au 9 juillet 2010 le Conseil Européen a dû se résigner à accepter que la BCE achète sur le marché secondaire les titres des gouvernements de trois pays placés sous les programmes d’aide de la troïka (Commission Européenne, FMI, BCE) dans les opérations appelées SMP ( securities market programme ). C’était une incursion timide dans la technique du quantitative easing qui était le fer de lance de la Fed et de la BOE. Parallèlement la BCE a recouru à un modeste programme d’achats de titres sécurisés ( covered bond purchase programme ) à partir de juillet 2010 pour €60mds. À cela s’est ajoutée une extension des opérations de fourniture de liquidité à l’égard des banques et une modification de la technique. Les opérations de refinancement sont devenues potentiellement illimitées en montants, à prix fixes et pour des durées allongées. Ce sont les fameux LTRO ( long-term refinancing operations ) qui ont les faveurs de la BCE, car elles sont dirigées au bénéfice des banques et ne remettent donc pas en cause son mandat. Un programme modeste fut mis en place dès mai 2010 : €36mds injectés dans des prêts à 6 mois.

L’aggravation de la situation financière à l’automne 2011 a entraîné le repli des banques sur leur territoire national et menacé toute la zone euro d’une paralysie du crédit en novembre 2011. La BCE a dû changer d’échelle sans élargir la panoplie des moyens qu’elle avait créés. Ce fut l’épisode des LTRO de 36 mois qui n’eurent qu’un succès mitigé et de courte durée.

Cette opération de refinancement LTRO fut d’une ampleur et d’une durée inusitées. En deux temps (décembre 2011 et février 2012) la BCE a procédé à deux refinancements d’une durée de 36 mois à taux d’intérêt nul pour un montant cumulé de l’ordre de €1000mds. La taille de son bilan a atteint €2500mds. Cette opération a apporté un répit temporaire sur les marchés financiers. Les taux d’intérêt sur les dettes publiques des pays fragiles ont reflué, mais le crédit au secteur privé n’a pas repris. Dès les mois d’avril-mai 2012 la crise financière repartait de plus belle.

Juin septembre 2012 et au-delà : les décisions cruciales

La leçon de ces échecs répétés est que la gestion à courte vue de la crise que les atermoiements des gouvernements ont imposée à la banque centrale n’a traité que les symptômes, pas les causes profondes du délabrement de la finance. La déflation de bilan a continué à ronger sournoisement les institutions financières et à enfoncer les économies dans la récession. La fragmentation financière avait atteint un point tel que seule la BCE maintenait encore l’unité de façade de la zone euro. L’incapacité des gouvernements de restructurer et de recapitaliser les banques dans les pays fragiles et la réticence des pays créanciers à contribuer à ce processus menaçaient directement l’existence de l’euro.

C’est alors que dans le conseil européen dramatique de juin 2012 les chefs d’État et de gouvernement se résolurent à décider ce qu’ils avaient toujours repoussé avec horreur jusque-là : entreprendre l’union bancaire. Ce fut la première décision structurelle adéquate pour résoudre un problème structurel. Grâce à cette initiative la BCE a étendu ses prérogatives à la supervision bancaire. Il s’agit d’un transfert de pouvoir au niveau fédéral qui permet une approche systémique de la surveillance des risques bancaires et donc rend la BCE potentiellement capable d’intégrer un objectif de stabilité financière dans ses missions.

L’autre décision majeure de ce début d’été 2012 a été la décision de rendre possible l’achat par la BCE de dettes publiques des pays en difficulté, certes sous des conditions très strictes. C’est le programme OMT ( outright monetary transactions ). Ce programme n’a jamais été appliqué et ne le sera peut-être jamais. Mais le président du directoire de la BCE Mario Draghi a su s’en servir avec une habileté diabolique. Fin juillet 2012 il déclara solennellement que la BCE ferait tout ce qui est en son pouvoir pour sauvegarder l’euro et il assurait le monde entier que ce serait suffisant et qu’il était prêt à acheter des titres publics si nécessaire. Ce discours agit comme une baguette magique. Il retourna l’opinion des marchés financiers du pessimisme noir à l’optimisme délirant. Tous les marchés financiers repartirent à la hausse sans que rien ne s’arrange dans l’économie réelle, car l’investissement productif a continué à baisser. Sans flux d’investissement robuste et prolongé pour récupérer le terrain perdu depuis cinq ans, pas de remontée de la croissance potentielle et pas de fermeture de l’output gap. La récession s’est prolongée dans la zone jusqu’au second trimestre 2013 et la récupération n’a pas tardé à décevoir. C’est pourquoi la BCE s’est retrouvée en première ligne pour éviter que l’inflation ne baisse dangereusement et pour tenter de relancer le crédit aux entreprises.

Le 5 juin 2014, après des mois de tergiversations et d’hésitations, où il a espéré que le taux d’inflation se redresserait spontanément, le conseil de politique monétaire de la BCE a admis le danger d’une inflation trop basse, trop longtemps. Il a décidé de commencer à infléchir la politique monétaire de la zone euro. D’abord la BCE a relancé le LTRO sur une durée de quatre ans dans une nouvelle opération appelée TLTRO. Mais cette fois elle a conditionné sa facilité aux banques qui prêtent au secteur privé non financier à l’exclusion des crédits aux ménages pour l’acquisition de biens immobiliers. Les banques pourront emprunter à la BCE jusqu’à 7 % du montant de leurs crédits des catégories éligibles. Il s’agit clairement de favoriser le financement de l’investissement productif et de la consommation. Deux opérations sont prévues en septembre et décembre 2014 pour un montant de €400mds. Des prolongements seront possibles de mars 2015 à juin 2016. Les banques qui décideront d’emprunter dans ce schéma payeront un taux d’intérêt de 0,25 % (10pts de base au-dessus du taux directeur). Les remboursements pourront se faire à partir de 24 mois après chaque opération.

Car la BCE a baissé son taux d’intérêt directeur à 0,15 % et a introduit pour la première fois un taux d’intérêt négatif de –0,10 % sur les dépôts des banques, sur les dépôts liés aux opérations spéciales de refinancement et sur les réserves excédentaires des banques. Ce taux d’intérêt directeur a même été une nouvelle fois abaissé à 0.05% le 4 septembre 2014 faisant passer le taux du refinancement par LTRO à 0.15%. De plus elle élargit encore la gamme des collatéraux admis en garantie du refinancement normal. Enfin la BCE déclare préparer l’achat de titres privés appelés ABS ( asset-backed securities ) qui sont des crédits titrisés sur le secteur privé non financier, toujours pour inciter à la reprise du crédit.

Mais le problème majeur est que toute l’opération pourrait n’être qu’un coup d’épée dans l’eau. En lançant cette opération la BCE postule que les banques manquent de liquidité pour faire des crédits à l’économie et que, par conséquent, si cette liquidité est au rendez-vous les montants du crédit vont gonfler. Mais si la maladie de l’économie de la zone euro est bien la stagnation séculaire, cela veut dire que la demande agrégée de l’économie réelle ne décolle pas. Dans ce cas il n’y aura pas plus de demande de crédit avec ou sans TLTRO. Les banques se serviront de la nouvelle facilité pour rembourser des prêts anciens de la BCE qui arrivent à échéance pour €400mds sur l’ancien LTRO. Cela concerne surtout les banques espagnoles et italiennes

En effet, au cours de l’été 2014 la conjoncture économique de la zone euro s’est sensiblement dégradée. A la surprise générale l’Allemagne est tombée en récession au second trimestre. Le taux d’inflation a continué à refluer de 0,5% en juin à 0,3% en août. L’Italie et l’Espagne ont basculé en déflation. Il devenait dangereux d’attendre les effets des mesures adoptées en juin pour annoncer et prendre des dispositions plus innovantes. A l’occasion du symposium des banques centrales à Jackson Hole (Wyoming), Mario Draghi a prononcé un discours fort remarqué le 22 août. Avertissant que la politique monétaire ne pouvait pas tout faire toute seule, il a placé les gouvernements devant leurs responsabilités. La seule manière de sortir du piège d’une inflation quasi-nulle et d’un chômage à deux chiffres, a-t-il dit, « est une politique combinée (policy mix) de moyens monétaires, budgétaires et structurels au niveau de l’union et au niveau national ».

Ces dispositions sont assorties d’un appel aux gouvernements qui se démarque de la séparation complète entre politiques monétaire et budgétaires qui est le fondement même de l’organisation des pouvoirs en zone euro. Les économies les plus faibles doivent se réformer en levant les obstacles à la création des entreprises et des emplois. Les pays qui ont la latitude de dépenser plus tout en demeurant dans les règles du traité doivent le faire pour établir une orientation budgétaire totale plus favorable à la croissance. Il s’agit donc d’un appel à la coopération entre politique monétaire et budgétaire.

Pour sa part, la BCE n’a pas tardé à agir. Fin août l’indication que le risque de déflation augmentait encore avec un décrochage vers le bas des anticipations d’inflation à 5 ans incorporées dans les taux d’intérêt de marché a incité le comité de politique monétaire à agir dans sa réunion du 4 septembre sans attendre les effets des mesures prises en juin. Le taux d’intérêt directeur a été abaissé à 0,05% et un programme d’achats de titres privés sous forme de crédits titrisés ( asset-backed securities ou ABS) va être lancé. Pour pouvoir opérer sur un volume potentiel suffisant, le programme de rachats comprendra non seulement des titres émis sur des crédits aux entreprises et des obligations sécurisées ( covered bonds ), mais aussi des titres adossés à des crédits hypothécaires. Mario Draghi a annoncé l’ampleur du programme visé : la taille du bilan de la BCE devrait passer de €2000mds à €3000mds en ajoutant les nouveaux achats de titres et le programme TLTRO des nouveaux financements bancaires. La balle est donc dans le camp des gouvernements.

L’incomplétude de l’euro au prisme de la nature de la monnaie

L’Europe se caractérise par l’incapacité des pays à mener ensemble des politiques efficaces dans tous les domaines. Nous vivons dans un espace monétaire commun sans espace public, donc sans institutions qui pourraient animer une vie démocratique, source de coordination et de choix collectifs. C’est pourquoi on dit à juste titre que l’euro est une monnaie incomplète. Elle est commune aux agents économiques dans les échanges marchands, mais elle est étrangère aux États. Cette singularité résulte de l’ambiguïté des motifs qui l’ont créée. Elle a perduré par les blocages politiques qui sont survenus au fur et à mesure du temps. C’est pourquoi la zone euro ne disposait ni des moyens d’action communs, ni surtout de la clairvoyance des dirigeants politiques et encore moins de la légitimité démocratique pour faire prévaloir les intérêts à long terme de la construction européenne confrontée au choc dévastateur de la crise financière.

Néanmoins les gouvernements ont affirmé leur volonté de préserver l’intégrité de la zone euro dans l’adversité. La menace sur la zone euro n’est donc pas une rivalité rédhibitoire qui aurait entraîné un éclatement de la zone, mais un défaut de coordination. Considéré sous cet angle, le problème peut trouver des solutions dans un chemin d’évolutions institutionnelles dans les domaines financier et budgétaire se nourrissant des obstacles et des périls pour avancer. Ces institutions doivent être capables de nouer une coopération crédible pour réanimer l’investissement public au niveau européen et à celui des pays membres à condition d’ouvrir une voie vers une légitimité démocratique. Cela permettrait d’élaborer le policy mix européen que Mario Draghi appelle de ses vœux.

Comment s’interprète le lien de la monnaie et de l’Etat ?

La monnaie n’est pas une marchandise, c’est un contrat social. Car elle est le medium commun par lequel la collectivité qui en fait usage rend à chacun de ses membres dans l’acte de payer ce qu’elle juge avoir reçu de lui par son activité. Le système de paiements est donc le bien public qui valide l’utilité sociale de l’activité de chacun. La monnaie règle le mouvement des dettes qui font la cohérence quotidienne des sociétés organisées selon une multitude d’échanges séparés. Pour pouvoir régler des dettes, la monnaie a elle-même la nature d’une dette. C’est la dette ultime reconnue et acceptée par tous. On peut la définir comme la dette de la société dans son ensemble sur elle-même. Elle se différencie donc radicalement des dettes privées. En cela la monnaie est le bien commun par excellence.

La monnaie est donc le lien social le plus général. Elle appartient à tous ceux qui l’acceptent comme un bien commun indiscuté et indiscutable. Dans un monde où les collectivités humaines sont organisées en nations, elle fait partie de la souveraineté nationale. Si l’on fait la distinction entre la source nominale du pouvoir qui est la souveraineté du peuple et le monopole de la violence légitime, la confiance commune dans la monnaie échappe en partie à l’État. Cette idée est difficile à comprendre en France où les principes révolutionnaires poussent à identifier la souveraineté du peuple à l’État. Mais elle est inhérente à ce qu’était l’organisation monétaire allemande avant l’euro.

Le principe fondateur de l’Allemagne fédérale est l’ordo-libéralisme qui a trouvé son expression juridique formelle dans la Loi Fondamentale de 1948. C’est elle qui institue la souveraineté du Peuple. Elle est au-dessus de l’État, car elle formalise dans un ordre constitutionnel les valeurs morales les plus incorporées de la société. L’ordre juridique fait obstacle à tout pouvoir arbitraire, qu’il vienne de l’État par une majorité politique ou de coalitions d’agents privés (oligopoles, cartels, lobbies). Toutefois l’État n’est nullement minimal vis-à-vis de l’économie, contrairement à la conception ultralibérale d’obédience anglo-saxonne. Mais il doit inscrire son action dans le cadre institutionnel du marché. Le cadre institutionnel se distingue des mécanismes du marché ; sa clef de voûte est la monnaie. La stabilité de la monnaie est bien plus qu’un objectif de politique économique. C’est un impératif catégorique de la Loi Fondamentale. La stabilité de la monnaie est constitutive d’un ordre social qui transcende le politique. C’est pourquoi elle doit être assumée par une institution indépendante. En aucun cas cela veut dire que l’objectif de stabilité monétaire puisse être poursuivi sans que la banque centrale s’implique dans les problèmes de la société. Mais ses modes d’action et les relations qu’elle noue doivent s’inscrire dans l’ordre constitutionnel.

Il faut donc tenir les deux faces de la monnaie. La première est l’autonomie par rapport au pouvoir exécutif de l’Etat sous une charte conférée par le peuple souverain à travers la Loi Fondamentale en Allemagne, par le Congrès dépositaire de la souveraineté populaire aux Etats-Unis. L’autonomie par rapport à l’Etat ne peut donc pas s’interpréter comme une indépendance absolue. L’autre face est le lien organique de la monnaie et de l’État via la dette sociale.

La dette sociale se distingue des dettes privées en ce qu’elle est la dette de chaque membre de la société vis-à-vis de la société tout entière. En effet tout individu, en tant que membre de la société, dispose au cours de sa vie des biens publics qui font la cohésion des sociétés : éducation gratuite ou subventionnée, service de santé, sécurité, infrastructures, agréments culturels des villes, etc. L’ensemble des actifs réels qui constituent ces biens publics et qui produisent les services publics forme le capital collectif de la société. La dette sociale est la contrepartie de ce capital collectif. C’est la dette de chaque membre de la société à l’égard de la société en tant que puissance collective, dont l’organisation est la condition de la vie individuelle. Chaque membre de la société consomme les services du capital collectif. Cette dette est honorée par le flux des impôts dus par les individus adultes leur vie durant. La légitimité de l’impôt est la contrepartie de la reconnaissance du bien commun. Les impôts sont levés par l’État sous le contrôle du parlement en tant que puissance tutélaire de la société. La dette publique, c’est-à-dire la dette financière de l’État (au sens large), résulte d’un transfert intergénérationnel lorsque l’État décide de s’endetter pour produire les biens publics, donc de les financer par des impôts différés. Ce transfert intergénérationnel établit la cohésion de la société dans le temps. En effet, lorsque l’État investit en capital collectif, il élève la capacité de production future de la nation ; ce qui crée un surcroît de revenus futurs. Il s’ensuit que les générations futures qui bénéficieront de cette augmentation du capital collectif seront plus riches pour contribuer au remboursement de la dette publique grâce à laquelle l’investissement collectif a été financé. Il s’ensuit un lien organique entre l’État et la monnaie.

Ces deux dimensions, la monnaie en tant que lien de confiance entre les citoyens et la monnaie en tant que medium dans lequel la dette sociale est honorée, font l’ambivalence de la monnaie [2] . C’est l’ordre constitutionnel, garantissant à la fois le lien de confiance et la solvabilité de la dette sociale, qui définit la complétude de la monnaie.

En quel sens l’euro est-il une monnaie incomplète ?

L’euro est une monnaie incomplète parce que cet ordre constitutionnel est absent. La BCE est la seule instance fédérale dans un ensemble de nations qui ne sont unies par aucune constitution démocratiquement instituée. C’est une monnaie qui n’est pas adossée à une dette sociale reconnue dans le même espace. C’est pourquoi le statut de la banque centrale dans le traité intergouvernemental de Maastricht lui a interdit d’acheter la dette publique des pays membres. Cette règle unique au monde résulte du caractère contradictoire de l’organisation de l’union monétaire européenne. La BCE émet une monnaie commune aux citoyens des pays membres, mais étrangère à tous les États. Dans la première dimension la zone euro est plus qu’un régime monétaire international, parce qu’elle a une banque centrale et un système de paiements unifié. Mais dans la seconde l’euro est une monnaie étrangère à changes fixes pour tous les États. En effet, les pays de la zone euro sont privés du lien organique, qui existe partout ailleurs, entre la banque centrale et l’État souverain. Dans tout pays qui émet la monnaie dans laquelle la dette publique est libellée (donc si la dette publique n’est pas émise en monnaie étrangère) et dont l’État n’est pas défaillant, la dette publique est à l’abri du défaut, parce que l’État a la capacité ultime de monétiser sa dette, donc de la mettre hors marché. Cela résulte de la réciprocité du lien organique entre banque centrale et État. L’État est le garant ultime du capital de la banque centrale. La banque centrale est le prêteur en dernier ressort du système financier dont le pivot est la dette publique.

La crise financière a eu des effets dévastateurs en zone euro parce que ce lien organique n’existait pas. Lorsque la crise a révélé l’insolvabilité de la Grèce, la panique des créanciers privés a attaqué les dettes publiques d’États solvables parce que l’autorité monétaire a été empêchée de jouer son rôle de prêteur en dernier ressort selon les oukases du traité de Maastricht. Ce faisant, le traité ne pouvait qu’exacerber les rivalités nationales dans les conditions de la crise financière entre les pays créanciers et les pays débiteurs. À leur tour ces rivalités ont irrémédiablement conduit à la fragmentation de l’espace financier européen que la création de l’euro avait voulu unifier.

C’est pourquoi le conseil des chefs d’État d’un côté, la BCE de l’autre se sont trouvés au pied du mur. Il fallait d’urgence, par une politique des petits pas, scandée par les événements de crise, apporter des réponses institutionnelles ad hoc de substitution à l’absence du lien organique entre monnaie et États. Toutefois les mesures décrites dans la première section ne sont pas des expédients surajoutés (et donc jetables) à la doctrine immuable du ciblage de l’inflation. Elles forment une trame pour une doctrine monétaire compatible avec un nouveau référentiel économique, celui du cycle financier, de la déflation de bilan et de la stagnation séculaire.

La politique monétaire ne peut se rénover que dans un nouveau cadre macroéconomique

Avant la crise financière la politique monétaire en zone euro obéissait à une conception dite « monétariste ». Celle-ci faisait partie d’une mouvance idéologique qui avait pris une influence dominante dès la fin des années 1970 dans la lutte contre l’inflation généralisée qui sévissait à cette époque. En même temps, la déréglementation et la globalisation financières modifiaient du tout au tout la manière dont la finance avait été gérée dans les trente années précédentes.

Pourquoi la politique monétaire a-t-elle été l’otage d’une doctrine dite « monétariste » ?

Dans le quart de siècle précédent la grande crise financière, une doctrine monétaire unilatérale s’est imposée : le ciblage de l’inflation. Elle se résume dans la formule lapidaire : « un objectif unique : la stabilité du niveau général des prix ; un seul instrument : le taux d’intérêt monétaire ». Cette doctrine n’a de sens que si l’on peut postuler que la stabilité des prix est la condition nécessaire et suffisante de la stabilité macroéconomique. Il s’ensuit qu’une crise systémique de la violence, de l’étendue et de la durée de celle que nous avons connue depuis 2007 dans un contexte de « Grande Modération » des prix, invalide l’hypothèse. A moins de la considérer comme un dogme, la politique monétaire doit être fondée sur un autre paradigme.

En effet, le ciblage de l’inflation, comme objectif unique de la politique monétaire, affirme qu’il est nécessaire et suffisant d’ancrer les anticipations d’inflation. Cela veut dire que cette doctrine émet une hypothèse forte sur la nature de la finance que l’on peut appeler le «  fondamentalisme du marché  ». La finance doit être parfaitement efficiente : les actifs financiers ont des valeurs fondamentales connues de tous, qui sont censées ne dépendre que de l’économie réelle et que la finance ne fait que révéler. Les anticipations rationnelles des acteurs exercent des forces de rappel puissantes lorsque les chocs font dévier les prix de marché. Les actifs sont parfaitement substituables et les marchés financiers complets et parfaitement liquides, de sorte que la structure de financement des agents est indifférente, puisque les taux de rendement ajustés du risque sont égalisés. Il s’ensuit que les prix réels des actifs sont indépendants de la monnaie sous cette hypothèse. L’évolution commune des taux d’intérêt nominaux ne dépend que des anticipations des taux courts futurs, donc des messages de la banque centrale sur l’inflation à venir. Si l’on croit que la finance a toutes ces propriétés, alors on peut admettre que la monnaie est neutre, dans le sens où la monnaie n’a pas d’effet sur l’économie réelle, ni sur le niveau global de l’activité économique, ni sur la répartition de la production entre les catégories de biens et des revenus entre les agents économiques. Dans ce monde pourquoi la banque centrale participerait-elle à des arbitrages politiques, puisque ce ne serait pas économiquement et socialement pertinent ?

La politique monétaire peut être poursuivie par une banque centrale totalement indépendante, dès lors que sa mission unique de réguler l’évolution du niveau général des prix lui a été conférée et garantie par une instance parlementaire souveraine, ou par un traité international dans le cas particulier de la zone euro. Le lien organique entre monnaie et Etat, sur lequel on a insisté plus haut, n’a pas de raison d’être dans cette représentation de l’économie.

La raison ultime du monétarisme se trouve dans une controverse inépuisable sur la nature de la monnaie entre des théories inconciliables : le «  currency principle  », selon lequel la monnaie est une marchandise particulière, et le «  banking principle  », selon lequel la monnaie est une dette. Selon le premier de ces principes, seule compte la quantité de monnaie dont dépend la stabilité de sa valeur dans le temps. Selon le second principe, la monnaie étant une dette, la dette ultime reconnue et acceptée par tous, la qualité de la monnaie est cruciale parce que la monnaie est ambivalente : elle est la dette qui est le moyen de règlement de toutes les autres dettes. Par conséquent, la stabilité financière est un objectif monétaire primordial. Pour le préserver la monnaie doit entretenir un lien organique avec l’Etat. Mais alors quelle hypothèse sur la nature de la finance est compatible avec la définition de la monnaie comme dette ?

Incertitude et cycle financier

Que veut-on dire lorsqu’on dit que l’incertitude, et pas seulement le risque, est le milieu dans lequel évolue la finance ? On fait une hypothèse radicalement orthogonale à l’hypothèse du fondamentalisme du marché, selon laquelle les actifs ont toujours des valeurs fondamentales bien déterminées. Pour que la finance puisse découvrir des valeurs fondamentales prédéterminées, il faut que le temps soit homogène, c’est-à-dire que le temps du futur ait la même objectivité que le temps dans lequel l’observation et l’analyse extraient la connaissance des régularités du passé. L’incertitude du futur est la négation de ce postulat.

Le temps de l’avenir n’est pas un temps objectif. C’est le temps contrefactuel des croyances parce que la finance n’est rien d’autre qu’un commerce de promesses. Le marché organise les interactions stratégiques des acteurs, de sorte qu’émerge une opinion collective de nature conventionnelle à chaque date présente. Une valeur conventionnelle agit sur l’économie et produit une réalité. Une autre convention produit une autre réalité. Aucune n’est plus « fondamentale » que les autres. Ce sont des équilibres multiples auto référentiels. Ce qui transforme les croyances en projets, c’est la dette créatrice de monnaie. La monnaie de crédit est endogène aux actes économiques qui engagent le futur. Les conditions de son émission seront-elles validées par les paiements futurs ? Cette interrogation ronge irrémédiablement la finance dans ce qui est son essence : gagner de l’argent avec l’argent. Elle est responsable des fluctuations de la confiance qui influencent la totalité des évolutions économiques en provoquant les migrations des croyances d’un équilibre possible à un autre. Il s’ensuit que les changements de perception de l’avenir s’inscrivent dans les bilans des preneurs de paris pour y créer des déséquilibres interconnectés par les relations de crédit.

C’est pourquoi le rôle de la banque centrale, qui émet la dette fiduciaire dans laquelle toutes les autres dettes doivent pouvoir se convertir, est de contenir l’instabilité intrinsèque de la finance. Ce rôle a été reconnu depuis longtemps dans les crises financières qui jalonnent l’histoire du capitalisme sous la figure du prêteur en dernier ressort. Mais cela ne suffit pas. Parce que la monnaie de crédit a envahi les habitudes de paiements de toute la population, la finance doit être régulée. Dans le quart de siècle précédant la crise financière globale, une double illusion a régné : d’une part que la régulation pouvait être d’autant plus légère que la finance se développait ; d’autre part qu’elle pouvait se cantonner à une réglementation micro financière indépendante de la politique monétaire. Tirer les leçons de la crise, c’est dissiper cette double illusion, donc mettre en évidence la multiplicité et l’interdépendance des objectifs de la politique monétaire. Pour cela il faut analyser la forme que prend l’instabilité financière dans les économies contemporaines, celle du cycle financier. Celui-ci suscite des vulnérabilités dans l’intermédiation financière qui appellent une politique macro prudentielle liée à la politique monétaire. En outre, l’interaction des dettes privées et publiques dans le cycle financier crée une interdépendance entre politiques monétaire et budgétaire. Une redéfinition de l’indépendance de la banque centrale en découle nécessairement.

Les vagues d’endettement dans le cycle financier

Le cycle financier résulte d’une interaction forte entre l’évolution de l’endettement privé et celle du prix des actifs, de longue durée et de grande amplitude. Il est mû par une logique de momentum. Le momentum veut dire que les trajectoires temporelles des prix des actifs sont les effets d’interactions auto renforçantes entre les anticipations des participants aux marchés et à leurs attitudes face au risque [3] . Le cycle financier a une périodicité de 15 à 20 ans, donc une durée bien plus longue que l’horizon de décision des investisseurs privés et des dirigeants politiques obsédés par le cycle électoral Cet horizon est au-delà de leur capacité à s’ajuster à l’instabilité financière. C’est pourquoi la macroéconomie est spontanément pro cyclique. Quand la dynamique est entraînée par le momentum, les déséquilibres s’accumulent dans les stocks d’actifs et dans l’endettement. Ils agissent sur les flux de crédit dans les phases haussières et baissières du cycle financier.

La périodicité et l’amplitude du cycle financier sont bien plus grandes que celles des fluctuations de l’économie réelle mesurées par les fluctuations du PIB. Les autorités monétaires l’ont ignoré conformément au postulat de l’auto régulation de la finance. Comme la doctrine du ciblage de l’inflation était univoque – un instrument (le taux court) et un objectif (la cible d’inflation) -, il n’était pas possible d’interagir avec le cycle financier et donc d’amortir les déséquilibres qui s’y accumulent. Les politiques monétaires sous l’empire du postulat du fondamentalisme du marché ont donc été inopérantes avant la crise. Quel a été le rôle de la politique budgétaire ?

Une étude récente de trois auteurs s’appuie sur des données qui couvrent un échantillon de 17 pays de l’OCDE depuis 1870 (graphique 1) [4] .

Graphique 1. Dettes publiques et crédit bancaire au secteur privé (1870–2011)

Si l’on fait abstraction des guerres mondiales et des immédiats après-guerres, on remarque les grandes phases d’expansion et de contraction du crédit bancaire finançant les dettes privées. Les dettes publiques sont en opposition de phase avec le crédit bancaire ou sont stables (période 1873–1907), sauf dans les vingt années atypiques (1975–1995) ou dettes publiques et crédit bancaire augmentent vivement de concert. Cela correspond à la période de transformation du régime monétaire qui s’est accompagnée d’une vive progression du coût des dettes publiques. A partir de 1996 et jusqu’à 2008, au contraire, la progression du crédit bancaire au secteur privé s’est accélérée continuellement, tandis que le ratio dette publique/PIB a diminué.

Il est donc clair que le murissement de la crise financière n’a absolument rien à voir avec des problèmes de finances publiques. La dette publique a bondi après que la crise soit devenue systémique. Puisque l’endettement privé crée le cycle financier et que l’endettement public est contra cyclique dans les phases récessives du cycle financier, quelle incidence le niveau de dette publique au sommet du cycle financier a-t-il sur la récession financière ? Dans les pays où le cycle financier est particulièrement intense, comme les États-Unis ou l’Espagne en Europe, la dette publique peut décroître dans la phase d’expansion du crédit privé. Mais, si la dette publique a déjà un niveau élevé, celui-ci peut exacerber les effets macroéconomiques du désendettement privé après la crise. La récession financière est plus profonde et plus longue, la reprise plus lente. Au contraire, dans une récession normale, c’est-à-dire sans crise financière, le niveau de dette publique n’a pas d’incidence sur le cycle des affaires. Le problème n’est pas le niveau de dette publique en soi ; C’est l’évidence que pour compenser le désendettement privé dans une récession financière, il faut une politique d’expansion budgétaire forte qui est entravée par un niveau de dette déjà élevé.

Du point de vue des politiques publiques, la configuration de la période 1996–2006 qui a abouti à une fragilité financière très élevée est donc due essentiellement à l’inadéquation de la politique monétaire, dite du ciblage de l’inflation, face à une effervescence financière incontrôlée. Dans certains pays comme la France où la dette publique a continué à monter, la politique budgétaire a eu aussi une responsabilité, mais ce n’est absolument pas le schéma dominant en Europe. Il s’ensuit que la focalisation exclusive sur la dette publique en zone euro depuis la crise, alors que le désendettement privé n’est pas réalisé (tableau 1), ne pouvait conduire qu’à des politiques macroéconomiques erronées, c’est-à-dire incapables de faire baisser la dette privée. C’est bien pourquoi, comme on l’a vu, la BCE a été forcée d’entreprendre une révision urgente de son dogme monétaire.

Tableau 1. Dettes publiques et privées (niveau 2013 et variation 2008–13 en % du PIB)

Pays et zone euro

Niveau 2013

Variation 2008–2013

Dette privée nf1

Dette publique2

Dette privée nf1

Dette publique2

États-Unis

156

85

- 19

+ 22

Zone euro

164

96

0

+ 26

Royaume Uni

187

89

- 16

+ 34

Japon

167

238

- 3

+ 46

nf : secteur privé non financier : ménages et entreprises

1 : secteur privé non financier (ménages et entreprises)

2 : dette publique brute

Source : comptes nationaux, base AMECO, Groupama-AM .

Pluralité des objectifs de la politique monétaire

Dans un univers incertain les comportements individuels ne sont pas régis par des attitudes psychologiques exogènes. Le prix du risque est une convention collective variable qui est produite par l’interaction des acteurs dans les marchés financiers. De la vient la possibilité du momentum qui est une logique d’amplification du cercle vicieux endettement/hausse du prix des actifs lorsque le prix du risque baisse fortement. Le dilemme de la finance en résulte : plus le prix du risque incorporé dans les rendements des actifs est bas, plus la finance est vulnérable au risque systémique . Le risque est surévalué et devient systémique dans les crises parce qu’il a été sous-évalué dans les euphories collectives antérieures. La politique monétaire est prise dans le même dilemme : une politique qui favorise une diminution forte du prix du risque parce que l’inflation est basse, provoque les vulnérabilités financières qui vont faire bondir le prix du risque ultérieurement.

Pour éviter que les banques centrales ne soient contraintes à des sauvetages a posteriori, dont ni l’ampleur ni la durée ne peuvent être maitrisées, la politique macro prudentielle est un nouvel outil dédié à la stabilité du système financier dans son ensemble. Pour réaliser cet objectif la politique macro prudentielle doit maintenir le prix du risque à un niveau suffisamment élevé dans la phase d’expansion financière pour éviter qu’il ne s’élève de manière destructrice dans la phase de retournement. Il s’agit donc d’influencer l’arbitrage prix du risque/probabilité de crise systémique qui est inhérent à l’instabilité intrinsèque de la finance. Pour modifier les conditions de cet arbitrage, il faut agir sur les vulnérabilités sous-jacentes, structurelles et dynamiques. Les vulnérabilités structurelles proviennent des interconnexions et des complexités de l’intermédiation de marché. Les vulnérabilités dynamiques sont endogènes au cycle financier. Ce sont les leviers croissants des intermédiaires liés au momentum des prix d’actifs et les mismatchs grandissants d’échéances par recours au marché de dettes de plus en plus courtes pour financer des actifs longs et illiquides. Contrôler et modérer ces vulnérabilités est l’enjeu de la politique macro prudentielle. Par leurs composantes dynamiques les vulnérabilités évoluent dans le cycle financier. Il s’ensuit que la politique macro prudentielle ne peut pas être indépendante de la politique monétaire. Les indicateurs du risque systémique et les instruments pour les maîtriser doivent être incorporés dans une politique monétaire élargie à l’objectif de préservation de la stabilité financière, c’est-à-dire réduire l’amplitude du cycle financier pour modérer la fréquence et la sévérité des crises.

Le dogme selon lequel la politique monétaire doit être indépendante de la politique budgétaire n’a pas de sens dans le cycle financier. Après le retournement des prix d’actifs, les périodes de désendettement du secteur privé s’accompagnent initialement d’une hausse de l’endettement du secteur public. La question fondamentale de la politique budgétaire est celle du rythme de désendettement public contingent au rythme de désendettement privé. L’articulation des politiques monétaire et budgétaire est le pivot d’une stratégie de désendettement. En modulant le rythme de la consolidation budgétaire sur le rythme de désendettement privé, la politique budgétaire permet de soutenir le revenu nominal. L’objectif de revenu nominal et le désendettement privé contingent garantissent conjointement la soutenabilité de la dette publique. Corrélativement l’objectif de la banque centrale est de fait le soutien du revenu nominal. Il doit donc y avoir collaboration entre les deux piliers d’une politique macroéconomique. En réduisant l’amplitude du cycle financier si elle est efficace, la politique macro prudentielle aide aussi parce qu’elle diminue l’ampleur des déficits publics nécessaires dans la phase de retournement.

La crise financière a fait faire un grand tour à la politique monétaire. Sous l’influence de la « nouvelle économie classique », qui avait radicalisé la vieille théorie monétariste par l’hypothèse d’anticipations rationnelles, la politique monétaire était restreinte à un instrument, le taux d’intérêt court, pour un objectif, l’inflation cible. La crise financière a remis en question fondamentalement ces présupposés théoriques. Il s’ensuit que la politique monétaire se trouve au confluent de trois objectifs : la stabilité du niveau général des prix (donc de la valeur de la monnaie), la stabilité financière, la soutenabilité de la dette publique. La théorie de la politique économique enseigne qu’il est possible de surmonter les conflits d’objectifs si l’autorité en charge de la régulation macroéconomique dispose d’au moins autant d’instruments que d’objectifs. De plus, ces instruments doivent être affectés aux objectifs pour lesquels ils sont relativement les plus efficaces conformément au tableau 2.

Cette redéfinition de la politique monétaire va au-delà des mesures d’exception provoquées par la crise financière. Les trois objectifs interdépendants ne peuvent être poursuivis dans l’intérêt du bien commun sans dialogue entre les autorités responsables de la politique économique.

Tableau 2. Politique monétaire : affectation des instruments aux objectifs

Objectifs

Déséquilibres à contrôler

Instruments

Stabilité des prix

Dérapage inflationniste/ courbe de Phillips

Taux d’intérêt court

Stabilité financière

Momentum : durée et amplitude du cycle financier

Instruments macro prudentiels

Soutenabilité de la dette publique

Trajectoire non convergente du ratio dette/PIB

Bilan de la banque centrale influençant le taux long

Menaces de déflation et d’enlisement dans la stagnation séculaire : quelle combinaison de politiques économiques pour en sortir ?

La stagnation séculaire se définit comme un fléchissement persistant de la croissance potentielle d’une économie à un rythme insuffisant pour ramener le chômage structurel à un niveau compatible avec le financement des biens publics fondamentaux dont dépend la stabilité de la société. En France, compte tenu du dynamisme démographique, cette croissance minimale à long terme est de l’ordre de 1,3 à 1,5% par an en moyenne. Elle n’est pas compatible avec les politiques qui ont été suivies dans les cinq dernières années. Dans tous les pays qui avaient des dettes privées élevées et où les politiques budgétaires avaient été expansives en 2009 et 2010, le volte face qui a suivi la crise grecque a été à la fois trop brutal et simultané. Il a produit le contraire de ce qu’il recherchait, c’est-à-dire un étouffement de la croissance qui a contrecarré l’objectif de réduction des dettes publiques. La croissance cumulée de la zone euro de 2008 à 2013 a été de –2%, celle de la France +0,5%. Pour récupérer une croissance potentielle de 1,3%, il faudrait une accélération à court terme bien au-dessus de ce rythme tendanciel, soit 1,8 à 2% sur plusieurs années. Or aucun dynamisme ne se manifeste. La croissance de 2014 est maintenant prévue à 0,5% et celle de 2015 ne devrait pas dépasser 1%.

La stagnation séculaire est étroitement liée à la persistance du taux d’intérêt dirigé par la banque centrale à la barrière de taux 0 (zero lower bound ou ZLB) et à la dégringolade du taux d’inflation très en-dessous de la cible de la banque centrale. C’est un phénomène qui dépasse très largement la zone euro, même si c’est en zone euro qu’il est le plus accusé [5] . Le symptôme le plus spectaculaire est une atonie de l’investissement productif (il baisse depuis 2008 en zone euro en dépit d’un rebond de courte durée en 2010) malgré un taux d’intérêt réel très bas, voire négatif. Les effets sur le PIB sont spectaculaires : décélération de longue durée du taux de croissance potentielle et output très en dessous de ce PIB potentiel lui-même très bas par rapport à ce qu’aurait été son niveau si la croissance potentielle d’avant-crise avait été maintenue de puis 2007 (graphique 2).

Il faut évidemment aller au-delà des symptômes pour repérer les processus en jeu. Ensuite il faut bien comprendre ce que les responsables de la politique économique en Europe refusent d’admettre. C’est le modèle macroéconomique sur lequel reposait le consensus de la « Grande Modération » qui est sens dessus dessous. En conséquence l’efficacité de la politique monétaire est dramatiquement réduite. Il s’ensuit que la politique monétaire seule ne peut résoudre le problème ; d’où l’appel de Draghi à la coopération. Mais celle-ci est entravée par l’incomplétude de l’euro ; d’où le cercle vicieux qu’il va bien pourtant falloir briser.

Graphique 2. L’épuisement de la croissance en zone euro

Les processus qui entretiennent la stagnation séculaire

Pour les comprendre il faut lever les postulats macroéconomiques qui ont soutenu le modèle de la « grande modération ». La première est l’hypothèse déterminante de la théorie néo-classique de la croissance : l’offre à long terme est indépendante de la demande. Elle suit une tendance qui ne dépend que de la démographie et du progrès technique, lequel est exogène à la finance ; ce qui permet de définir les valeurs fondamentales des actifs. La technique est vue comme un deus ex machina, indépendant de toutes caractéristiques concernant les vues sur l’avenir que la finance exprime. Celle-ci est supposée se conformer à l’hypothèse d’efficience, comme on l’a vu plus haut.

Or, on l’a étudié dans la section précédente, la logique de la finance n’est pas du tout ce qui est ainsi postulé. Les données historiques rassemblées par les organisations internationales, au premier chef par la Banque des Règlements Internationaux (BRI), montrent que le développement du crédit et du prix des actifs, c’est-à-dire des évaluations de la rentabilité du capital, fait apparaître des cycles financiers de longue durée. Il s’ensuit que les interactions entre le cycle financier et les tendances de l’économie réelle sont étroites.

Dans la phase déclinante du cycle financier qui suit la crise, les faiblesses de l’économie réelle sont persistantes. Le rétablissement de la productivité est très lent et fait baisser la tendance de longue période. L’inflation est basse, systématiquement en dessous des objectifs de la politique monétaire. L’incertitude sur la qualité des actifs financiers freine l’innovation. L’hypothèse théorique la plus efficace pour expliquer ces phénomènes est la déflation de bilan. Elle met la finance dans la position dominante pour comprendre les grandes fluctuations de la croissance à long terme.

Car le développement du cycle financier dans sa phase expansive n’est pas un processus efficace. Il entraîne le surendettement, la surévaluation des actifs qui provoque des investissements de mauvaise qualité, les distorsions dans l’allocation des ressources réelles et l’accumulation de vulnérabilités dans la finance elle-même. C’est l’interaction de ces distorsions qui explique la gravité de la crise financière. Elle provoque la récession de bilan, c’est-à-dire le processus périlleux de dévalorisation des actifs indument survalorisés et du désendettement. Cette logique s’impose à toute l’économie en entravant à la fois la demande et les progrès de productivité. Les graphiques 3a et 3b décrivent ces enchaînements.

Ces enchainements mettent la finance au poste de commandement des processus qui déterminent la croissance. La controverse pour savoir si c’est l’offre ou la demande qui est responsable est absurde. Il y aune codétermination à partir des paris de la finance.

L’offre et la demande globales interagissent à long terme, car toutes deux dépendent des évaluations et des choix de la finance. Quand les excès antérieurs polarisent les choix actuels sur la déflation des bilans, l’offre et la demande sont affectées dans le sens d’une croissance basse prolongée. C’est pourquoi la politique macroéconomique en Europe est peu efficace. La politique budgétaire expansive n’a qu’un impact modéré, mais la politique d’austérité aggrave sensiblement la faiblesse de la demande. La politique monétaire rencontre les pires difficultés pour éviter que l’inflation trop faible ne rende le désendettement plus difficile.

Graphique 3. Le piège de la croissance basse

Austérité

budgétaire

Taux nominal à 0

Stagnation du revenu réel

Taux réel ↑

Désendette-ment privé contrarié

Demande de crédit ↓

Inflation ↓

Consom-mation faible

Investisse-ment ↓

Taux de change ↑

3a. Côté demande

3b. Côté offre

Faible demande persistante

Croissance potentielle ↓

Chômage de long terme

Renouvellement du capital ↓

Capital humain détérioré

Croissance de la PGF ↓

Des processus de la stagnation séculaire au modèle macroéconomique

Le concept clé pour analyser l’effet des politiques économiques appartient à la théorie monétaire de K.Wicksell. C’est le taux d’intérêt naturel . Ce concept a été repris par Keynes pour montrer que le taux d’intérêt du marché peut rester trop haut pour atteindre le plein emploi pendant de longues périodes.

Le taux d’intérêt naturel est le taux d’intérêt d’équilibre qui réalise l’équilibre épargne/investissement à un niveau compatible avec la croissance de plein emploi et un taux d’inflation stable qui valide les anticipations de moyen terme des agents économiques. La politique monétaire s’efforce de faire converger ces anticipations sur sa cible d’inflation. Il s’ensuit qu’il y a équilibre de plein emploi si le taux d’intérêt réel « de marché », c’est-à-dire le taux directeur de la banque centrale lorsque l’inflation est sur la cible, est égal au taux naturel. A contrario, la stagnation séculaire est une configuration macroéconomique dans laquelle le taux naturel est trop bas (voire <0) pour que la politique monétaire, bloquée par la barrière de taux zéro, puisse faire descendre le taux réel de marché au niveau du taux naturel.

Le retournement du cycle financier produit de gros dégâts dans le capital productif installé et surtout dans les investissements qui ont été faits en anticipant des taux de rendement gonflés par la bulle spéculative des actifs. Le retournement financier entraîne donc des dévalorisations du capital qui provoquent une forte contraction de la rentabilité des actifs. Il s’ensuit une baisse du taux naturel qui peut le mener dans le territoire de taux négatifs. La déflation de bilan maintient le taux naturel à un niveau très bas par les interactions macroéconomiques décrites sur le graphique 3. Plus le désendettement est retardé, plus la demande est faible et plus l’épargne se dirige vers les actifs sûrs ; ce qui en déprime leur taux de rendement. Ces conditions de demande accroissent le chômage et bloquent la progression des revenus d’activité. Elles provoquent donc le glissement vers le bas du taux d’inflation. La banque centrale ayant son taux nominal bloqué au minimum, toute baisse de l’inflation élève le taux d’intérêt réel de marché. Celui-ci demeure au dessus du taux naturel. L’équilibre épargne investissement ne peut se fixer au niveau d’activité permettant un reflux du chômage.

La régulation macroéconomique est perturbée parce que le schéma standard qui détermine le niveau de l’output et le taux d’inflation dans le référentiel de la courbe d’offre à pente croissante et la courbe de demande à pente décroissante en fonction du taux d’inflation est renversé. Parce que la baisse de l’inflation ne peut pas être répercutée par la banque centrale en diminution du taux d’intérêt directeur, elle fait monter le taux d’intérêt réel, mais aussi la valeur réelle des dettes. La demande d’investissement est réduite parce que le coût du financement externe est accru. La consommation n’est pas stimulée par ce que le renchérissement réel de la dette contrecarre l’effet de la baisse des prix sur la consommation. La courbe de demande globale a donc une pente croissante en fonction du taux d’inflation, au lieu d’être décroissante. De son côté la courbe d’offre est très plate parce que la production ne réagit que faiblement, si elle fait, au taux d’inflation, dès lors que le taux naturel reste très bas (graphique 4).

Dans ce référentiel, une politique d’offre, que la mode actuelle en France appelle structurelle et qui consiste à s’efforcer de réduire le coût du travail et donc de déplacer la courbe d’offre vers le bas (OA1 → OA2), diminue l’output au lieu de l’augmenter.

Il s’ensuit que les politiques pertinentes sont structurelles en ce sens qu’elles doivent avant tout rétablir un schéma macroéconomique standard : une courbe de demande à pente négative, une courbe d’offre plus pentue. Pour retrouver ce schéma il faut redresser suffisamment l’inflation d’un côté, cibler des politiques de croissance capables de relever la rentabilité du capital de l’autre, de manière à rétablir un taux d’intérêt de marché durablement inférieur au taux naturel. Avec un écart ainsi inversé, le rattrapage du retard d’investissement productif est possible. Comme une vague puissante d’investissement déplace d’abord la courbe de demande vers la droite, puis accroit la productivité en incorporant les techniques de production les plus performantes, l’effet de croissance recherché devient possible.

Mais il suffit dénoncer ces conditions pour comprendre que les politiques recherchées impliquent cohérence entre différents leviers d’action. Il faut donc une collaboration étroite entre la politique monétaire et les politiques qui sont de la responsabilité des gouvernements, et en zone euro entre les gouvernements.

Graphique 4. Le schéma macroéconomique à la barrière de taux 0

Les politiques vertueuses sont bien différentes de celles qui sont menées actuellement

Comme on l’a montré dans la première section, seule la BCE a bougé. Elle est allée au bout de la logique de baisse du taux nominal. Elle cherche donc à accroître la taille de son bilan. Il n’est pas sûr que l’achat de titres privés puisse être d’une ampleur suffisante lorsque la très faible inflation est ancrée dans le système des prix. Si, en effet, le taux naturel est négatif, il faut que la hausse des prix soit au moins égale à l’opposé du taux naturel pour établir un taux de marché inférieur au taux naturel en partant d’une situation où le taux nominal est nul. Il est possible que la politique d’achat de titres doive être massive pour augmenter suffisamment la taille du bilan de la banque centrale; ce qui ne peut se faire sans acquérir des titres publics. Il faudrait alors briser le tabou constitutif du traité de Maastricht ; ce qui implique une réforme institutionnelle pour compléter l’euro.

Pour relever les anticipations d’inflation qui sont en train de fléchir, il est possible, mais la banque centrale sera réticente, de modifier temporairement la cible d’inflation pour signaler que l’on cherche à récupérer le retard cumulé de hausse de prix par rapport au niveau que l’on aurait eu si la norme d’inflation avait été suivie depuis le début de la crise. Pour mettre en pratique cet objectif, il faudrait utiliser une cible temporaire de niveau de prix ou une cible de PIB nominal.

Les gouvernements doivent aussi prendre leur part. A court terme ce qui est crucial c’est d’augmenter les salaires de manière différenciée, c’est-dire d’abord dans les pays où les finances publiques laissent des marges de manœuvre sans compromettre les objectifs de soutenabilité de la dette publique à moyen terme. La politique fiscale de soutien doit injecter du pouvoir d’achat aux catégories de revenus à haute propension à consommer.

Concernant les politiques de croissance pour relever le taux naturel, la priorité est d’inverser le déclin de longue durée de l’investissement public en Europe. Il s’agit d’investissements programmés au niveau européen mais décentralisables pour donner une impulsion d’entraînement à l’investissement privé et pour élever la productivité des facteurs de production. Trois types de priorités pourraient se dégager : les infrastructures de réseaux à externalités positives, les investissements bas carbone tournés vers l’efficacité énergétique, les investissements dans la formation/éducation sur toute la vie accompagnant l’automatisation des processus de production pour accroître systématiquement les qualifications.

Ces politiques de croissance ne peuvent démarrer que si est établie une intermédiation financière capable de surmonter la double défaillance des banques et des marchés dans le financement d’investissements de longue durée, portant des risques extra financiers importants. Deux pivots sont nécessaires à cette intermédiation financière. L’un est la banque centrale qui peut s’impliquer directement dans le financement des investissements bas carbone, outre son implication indirecte par l’achat d’ABS [6] . Le second est un Fonds Public Européen d’investissement, c’est-à-dire un intermédiaire financier capable de coordonner des investisseurs responsables pour le financement de long terme [7] .

  1. Un swap de devises est un prêt croisé par lequel chaque banque centrale échange sa monnaie contre celle de sa consœur pour une durée prédéfinie, à un taux de change et des taux d’intérêt mutuellement agréés. En situation de stress sur le marché de gros de la liquidité internationale normalement géré par les grandes banques commerciales internationales, ces swaps permettent aux banques centrales d’alimenter en liquidités les établissements bancaires qui dépendent de leurs juridictions mais qui recherchent du cash dans une autre devise. Un système de swaps croisés entre les banques centrales émettrices des monnaies convertibles est en quelque sorte équivalent à un prêteur en dernier ressort international.

  2. L’ambivalence de la monnaie est le concept crucial qui permet de comprendre à la fois la diversité des systèmes monétaires par l’agencement des règles par lesquelles la monnaie est organisée pour surmonter les contradictions qui découlent de ces deux faces de la monnaie et les crises monétaires qui sont des épisodes où les contradictions submergent les règles instituées et conduisent à la nécessité d’une refondation de l’ordre monétaire. Sur cette question voir M. Aglietta et A. Orlean, « La monnaie entre violence et confiance », Odile Jacob, 2002.

  3. Borio C. (2012), The financial cycle and macroeconomics: what have we learnt?, BIS Working Papers, n° 395, December

  4. Source : O.Jordà, M.Schularick and A.Taylor, « Sovereign Versus Banks: Credit, Crises and Consequences, NBER Working Paper, n° 19506, October 2013.

  5. Secular stagnation : facts, causes and cures, C.Teulings and R.Baldwin eds., CEPR Press, 2014

  6. M.Aglietta, J.C.Hourcade, C.Jaeger and B.Perrissin Fabert, “Financing transition in an adverse context: climate finance beyond carbon finance”, International Environmental Agreement (IAE), special issue, à paraître

  7. N.Valla, T.Brand et S.Doisy, « A new architecture for public investment in Europe », Cepii Policy brief, n°4, July 2014

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