Le grand paradoxe – ou pourquoi le règne du cash est loin de s’achever


Si les médias annoncent fréquemment la disparition imminente des espèces, la circulation de monnaie fiduciaire (les pièces et les billets) n’a jamais été aussi importante. En dépit de l’essor des paiements numériques, l’argent liquide n’a pas dit son dernier mot.
1) Le volume d’espèces en circulation ne cesse d’augmenter
Mesurée par la valeur des pièces et des billets en circulation ou par le rapport entre cette valeur et le PIB, la demande d’espèces ne cesse d’augmenter au niveau mondial, à quelques exceptions près (Chine, Suède…).Les espèces en circulation connaissent ainsi depuis vingt ans une hausse continue de 6 à 8% par an, pour l’euro et le dollar américain. Depuis l’introduction de la monnaie européenne en 2002, la valeur des euros en circulation a été multipliée par six. La part des espèces en circulation dans le PIB de la zone Euro a, quant à elle, doublé entre 2006 et 2019, passant de 5,1% à 11,1%.En dépitdes craintesliées à la pandémie de COVID-19 et à la transmission du virus par les espèces, largement infondées, la circulation d’argent liquide a connu une forte augmentation en 2020: +10% pour l’euro et + 15% pour le dollar. Cette dynamique estvraisemblablement liée à un phénomène dethésaurisation. Contrairement aux idées reçues, la crise sanitaire a suscitéune véritable « ruée vers le cash ». D’un point de vue macroéconomique, la demande d’argent liquide est liée positivement à la croissance économique, et négativement aux taux d’intérêt. En période de crise, l’incertitude renforce le rôle des espèces comme réserve de valeur. La monnaie fiduciaire est encore largement utilisée et demandée, pour ses différents usages. Sa circulation continue d’augmenter en raison de la conjoncture macroéconomique (longue période de croissance, taux d’intérêts bas), d’une inquiétude systémique liée aux crises économiques et des attraits persistants du cash comme moyen de paiement.
2) Les espèces continuent de jouer un rôle important comme moyen de paiement
L’usage transactionnel des espèces tend cependant à reculer, les alternatives àl’argent liquide représentant une part croissante des paiements. Les particuliers détiennent de plus en plus de cartes de paiements et la valeur des paiements par carte a doublé depuis 2000 au niveau mondial. Avec la baisse des montants minima d’acceptation, le paiement sans contact entre en concurrence directe avec les espèces.Malgré ce repli, l’argent liquide reste le moyen de paiement le plus utilisé dans la zone Euro, selon la BCE. En 2019, les espèces représentaient 73% des paiements effectués dans la zone Euro (contre 24% pour les cartes) et 59% des paiements en France (contre 35% pour les cartes). L’argent liquide reste préféré pour les transactions de faible valeur.Le repli de l’usage transactionnel de l’argent liquide s’est accéléré durant lacrise sanitaire. Selon un sondage réalisé en 2020 par la BCE, 40% des personnes interrogées déclarent qu’elles utilisent moins les espèces pour leurs achats du quotidien. Des études similaires effectuées aux États-Unis ou Canada donnent des résultats comparables. Globalement, on voit apparaître deux tendances opposées: moindre recours aux espèces pour les paiements du quotidien et plus forte appétence pour le cash comme réserve de valeur. L’épidémie de COVID-19 a accéléré la transition vers le paiement numérique, sans pour autant sonner la fin des espèces comme moyen de paiement.
3) Un changement de paradigme : de la mort du cash à la défense des espèces
La Suède, première nation ayant annoncé l’avènement d’une société sans cash, a changé de politique en 2018 et commencé à défendre l’usage des espèces. Cette évolution a été saluée par la BCE et la Commission Européenne, qui ont affirmé leur volonté de garantir l’accès aux espèces et leur acceptabilité. Pour la BCE, les espèces doivent rester « largement disponibles et accessibles ». Ce changement de paradigme élève les espèces au statut de bien public. Les arguments en faveur de l’argent liquide sont nombreux: Il est d’abord un moyen de paiement gratuit, universel et facile à utiliser. Les billets et les pièces, seule monnaie ayant cours légal, sont dotés d’un pouvoir libératoire immédiat qui leur est propre. Les espèces sont un moyen de paiement inclusifpour ceux qui n’ont pas de compte bancaire (30 millions de personnes en Europe) ou ceux qui ne maitrisent pas les outils numériques (20% de la population française). L’argent liquide est le moyen de paiement le plus résilient, son usage ne dépendant pas d’une infrastructure spécifique, contrairement aux modes de paiement digitaux, vulnérables aux pannes ou aux catastrophes naturelles. L’argent liquide préserve la liberté de choixentre les modes de paiement, garante de la confiance dans la monnaie. Il protège les données personnelles, utilisées par les opérateurs de paiement numériques à des fins publicitaires. Si les espèces sont souvent dénoncées comme facilitant les activités criminelles, elles ne sont pas le seul moyen de paiement à pouvoir être détourné pour des motifs frauduleux. Les citoyens restent très majoritairement attachés aux espèces pour des raisons rationnelles, mais aussi pour des raisons psychologiques et symboliques. La monnaie ne constitue pas seulement un moyen de paiement, mais aussi une institution économique qui crée du sens et signale l’appartenance à une communauté.
4) Vers une monnaie digitale de banque centrale ?
Les instituts d’émission pourraient émettre une monnaie digitale de banque centrale (MDBC), qui serait d’un usage similaire à la monnaie digitale commerciale que nous connaissons déjà. Ce cash numériquedevrait toutefois présenter les mêmes atouts que l’argent liquide, ce qui rend les conditions de son existence exigeantes. Une monnaie digitale de banque centrale pourrait également entraîner une désintermédiation du système bancaire. Les travaux des banques centrales sont encore au stade expérimental et exploratoire. Il est peu probable que des monnaies digitales de banque centrale destinées au grand public voient le jour à brève échéance.
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Il est indéniable que la crise sanitaire accélère la transition vers les paiements digitaux. Mais la pandémie de coronavirus n’a pas précipité la fin du cash et a entraîné au contraire une accélération de la demande d’espèces. C’est le grand paradoxe de cette crise, qui éloigne une part des consommateurs du paiement en espèces, mais renforce l’attrait du cash. Le règne du cash est loin de s’achever : on ne se débarrasse pas aussi facilement d’un bien public !