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Chronique

Le monde enchanté des banques centrales – L’analyse de Jean Pisani-Ferry

Les principales banques centrales acceptent désormais d’intégrer parmi leurs responsabilités des objectifs comme la réduction des inégalités ou le combat contre le changement climatique. Plutôt que de s’en tenir à leur mission traditionnelle, elles prennent davantage en compte les préférences collectives. Audace bienvenue, mais il serait préférable d’amender explicitement leur mandat plutôt que de laisser des responsables non-élus décider seuls comment leurs missions doivent évoluer. La chronique de l’économiste Jean Pisani-Ferry pour Terra Nova, qui analyse chaque mois les grands enjeux de l’actualité européenne et internationale.

Publié le 

Il y a vingt ans, les banquiers centraux se vantaient d’être conservateurs et bornés. Ils faisaient vertu d’être obnubilés par l’inflation plutôt que par le bien-être collectif et s’acharnaient à être obsessionnellement répétitifs. Comme l’a résumé en 2000 celui qui allait bientôt devenir le gouverneur de la Banque d’Angleterre (BOE), leur ambition était d’être ennuyeux[1].

La crise financière de 2008 a brutalement mis fin à cette ambition et les grands argentiers se sont employés à mettre au point de nouveaux instruments pour éteindre les incendies et prévenir les nouvelles menaces. Beaucoup, néanmoins, continuaient de nourrir l’espoir secret d’un retour au bon vieux temps du conservatisme précautionneux (avec, en plus de la stabilité des prix, l’objectif de stabilité financière).

Mais les récentes annonces de la Réserve fédérale américaine et de la Banque centrale européenne suggèrent qu’il n’y aura pas de retour en arrière. Les banquiers centraux entendent désormais assumer la responsabilité d’objectifs dont ils se gardaient soigneusement hier : la lutte contre les inégalités et l’action climatique.

Commençons par les inégalités. S’il y avait une ligne rouge pour fixer le partage des responsabilités entre décideurs élus et non-élus, c’était bien pour dire que les choix distributifs relèvent exclusivement des premiers. Pourtant, la Fed vient d’annoncer qu’elle s’intéresserait désormais aux « déficits » de l’emploi par rapport à son niveau maximum, au lieu de s’intéresser comme précédemment aux « écarts »[2]. Selon son président, Jerome Powell, la principale raison de ce changement est la prise de conscience de ce qu’un marché du travail tendu profite aux communautés à faibles revenus et aux minorités ethniques [3]. Quand le taux de chômage global est très faible, les personnes en marge du marché du travail bénéficient d’un accès nettement meilleur à l’emploi, ainsi que de salaires plus élevés.

On sait depuis longtemps qu’une économie fonctionnant en régime de haute pression profite aux moins qualifiés et aux minorités. La Fed a d’ailleurs la particularité d’avoir reçu du Congrès un double mandat, qui consiste à viser à la fois la stabilité des prix et le plein emploi. Ce qui est nouveau, c’est qu’au lieu de définir sa mission en termes purement macroéconomiques, elle affiche désormais sa volonté de participer à un effort collectif de lutte contre la pauvreté.

La raison de ce changement, explique Powell, est que l’institution s’est mise à l’écoute des citoyens, et que cela l’a convaincue de l’hétérogénéité du marché du travail américain et des avantages qu’il y aurait à tester les limites à la baisse du chômage [4]. C’est nouveau, car dans le monde d’hier, la Fed était fière de se tenir à l’écart des choix politiques et de ne pas écouter les citoyens.

La BCE n’a pas achevé sa revue stratégique[5]. Mais il est peu probable qu’elle en tire les mêmes conclusions. Alors que la Fed peut considérer une inflation plus élevée dans le Colorado comme la contrepartie acceptable d’un marché du travail tendu dans le Mississippi, la BCE ne peut pas agir de la même manière. Les pays européens ont un appétit limité pour une telle solidarité. Au lieu de cela, ce que les banquiers centraux européens envisagent de plus en plus ouvertement, c’est un soutien à l’action climatique.

La BCE n’entre pas en territoire inconnu. Dans un discours marquant prononcé en 2015[6], Mark Carney, alors gouverneur de la Banque d’Angleterre, avait souligné les risques découlant, pour la stabilité financière, du changement climatique et la responsabilité qui en résulte pour les régulateurs. Cette réflexion a fait du risque climatique un objet d’attention pour les autorités de surveillance du système financier.

Mais les banquiers centraux de la zone euro vont aujourd’hui plus loin. La présidente de la BCE, Christine Lagarde, a déclaré qu’elle avait l’intention « d’explorer toutes les pistes possibles pour lutter contre le changement climatique »[7], tandis que sa collègue Isabel Schnabel a évoqué l’exclusion des obligations brunes des opérations de politique monétaire[8]. Quant au gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, il a suggéré d’appliquer aux actifs acceptés en garantie une décote en fonction de leur intensité carbone[9].

Favoriser les actifs verts impliquerait de s’écarter de la neutralité (achats proportionnels à la structure du marché) qui est gage d’efficacité de la politique monétaire. Cela reviendrait également à franchir une autre ligne rouge en faisant de la BCE le maître d’œuvre d’une politique pour laquelle elle n’a pas d’autre mandat que la clause générale selon laquelle, sous réserve du maintien de la stabilité des prix, la banque centrale soutient les politiques de l’UE.

Pour les orthodoxes, c’est un anathème. John Cochrane, de la Hoover Institution (qui n’est pas climato-sceptique), accuse la BCE d’élargir sa mission de sa propre initiative[10]. Le président de la Bundesbank, Jens Weidman, est notoirement peu enthousiaste. Et la Fed elle-même est beaucoup plus prudente que son homologue européenne en matière d’action climatique[11].

Ce n’est pas un hasard si la Fed et la BCE s’aventurent toutes deux sur de nouveaux terrains. L’inflation ayant disparu, au moins temporairement, aucune des deux institutions ne veut se muer en grand prêtre d’une divinité disparue. Leurs mouvements quasi-parallèles sont révélateurs des changements tectoniques qui affectent actuellement les sociétés civiles, et illustrent le désir des institutions indépendantes de rester à l’écoute des préférences sociales afin de préserver leur légitimité.

Mais ces évolutions comportent des risques. La Fed est actuellement prise en étau entre son engagement à tester les limites basses du chômage et le risque conscient pris par l’administration Biden d’une stimulation économique trop importante. Elle s’est peut-être liée les mains au mauvais moment.

Quant à la BCE, la justification de la stabilité financière pour verdir ses politiques n’est que partiellement convaincante. Les bulles vertes représentent elles aussi une menace. Et il peut être risqué, du point de vue de la stabilité financière, d’accorder des crédits aux entreprises qui investissent dans les technologies décarbonées en supposant que les gouvernements fixeront le prix du carbone à un niveau assez élevé pour que ces investissements soient rentables à l’avenir. Les gouvernements ne tiennent pas toujours leurs promesses.

Cela ne veut pas dire que les banques centrales ne doivent rien faire. Les inégalités et l’urgence climatique sont des défis immenses que ces institutions ne peuvent pas ignorer[12]. Mais il serait préférable de modifier explicitement leurs mandats plutôt que de laisser les responsables de la politique monétaire décider seuls de l’évolution de leur tâche.

Ceci s’applique particulièrement à la BCE, dont le mandat de stabilité de prix est, aux termes des traités européens, extrêmement étroit (la Fed, en s’attaquant aux inégalités, reste à n’en pas douter plus proche de son mandat). Les traités de l’UE sont si difficiles à modifier que la BCE a raison d’explorer et d’expérimenter. Mais la décision quant aux objectifs que l’institution doit servir devrait en fin de compte être prise par ceux qui l’ont établie, à savoir les Etats membres.

[1] https://www.bankofengland.co.uk/-/media/boe/files/speech/2000/balancing-the-economic-see-saw

[2] https://www.federalreserve.gov/monetarypolicy/files/FOMC_LongerRunGoals.pdf

[3] https://www.federalreserve.gov/newsevents/speech/powell20200827a.htm

[4] https://www.federalreserve.gov/publications/files/fedlistens-report-20200612.pdf

[5] https://www.ecb.europa.eu/home/search/review/html/index.en.html

[6] https://www.bis.org/review/r151009a.pdf

[7] https://www.ft.com/content/f776ea60–2b84–4b72–9765–2c084bff6e32

[8] https://www.ecb.europa.eu/press/key/date/2020/html/ecb.sp200928_1~268b0b672f.en.html

[9] https://www.banque-france.fr/en/intervention/role-central-banks-greening-economy

[10] https://www.hoover.org/research/central-banks-and-climate-case-mission-creep

[11] https://www.federalreserve.gov/newsevents/speech/brainard20210218a.htm

[12] https://www.project-syndicate.org/commentary/central-banks-have-tools-for-climate-change-and-inequality-by-barry-eichengreen-2021–02

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