Débat

Imposer les successions, une mesure de justice sociale ?

Imposer les successions, une mesure de justice sociale ?

Les inégalités de patrimoine pèsent de plus en plus lourd dans les destins sociaux. Mais comment corriger cette tendance ? Faut-il intervenir au moment de la transmission des patrimoines, c’est-à-dire lors des successions ? Et, si oui, comment procéder ?

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Publié le 28 décembre 2021
Par Gilbert Cette, Elie Cohen

Faut-il taxer davantage les successions?

Une récente note du CAE revient sur la question de la fiscalité des successions. Une réforme de cette fiscalité y est présentée comme souhaitable, pour corriger l’augmentation dans le temps du patrimoine exprimé en pourcentage du revenu national et la concentration croissante de ce patrimoine. Une fiscalité plus progressive de l’héritage renforcerait ainsi l’égalité des chances entre individus, les inégalités de richesse héritée, liées au hasard des naissances, paraissant particulièrement injustes. Pour autant, toute réforme en ce domaine se heurte à une difficulté majeure : la taxation de l’héritage est mal comprise et perçue, les enquêtes en ce domaine témoignant d’une certaine schizophrénie.

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Publié le 9 février 2022

Successions : ne regardez pas là-haut !

Une note du Conseil d’analyse économique a récemment relancé le débat politique sur l’imposition des successions. En proposant de repenser en profondeur la taxation de l’héritage, elle rappelle l’importance de la transmission des patrimoines dans la construction contemporaine des inégalités. Cette note a suscité une série de réponses et de critiques dont les arguments méritent d’être examinés et discutés.

Elie Cohen et Gilbert Cette ont vivement attaqué dans un billet publié sur le site de Telos les analyses et recommandations d’un rapport du Conseil d’analyse économique (CAE) consacré aux inégalités de patrimoine et aux droits de succession, « Repenser l’héritage ». Leur critique repose au fond sur trois types d’arguments : 1) le phénomène n’existe pas ; 2) le phénomène n’est pas si grave ; 3) il faut regarder ailleurs pour trouver des solutions au phénomène. Mis bout à bout, ces arguments forment un peu une rhétorique « inégalités-sceptique ». Mais revenons d’abord sur le constat dressé par le CAE, qui était jusqu’ici largement partagé par les économistes, de Piketty à l’OCDE en passant par le rapport Blanchard-Tirole. Notons au passage qu’il est rare que Tirole et Piketty se retrouvent du même côté d’une critique venue du centre.

Quel est le diagnostic jusqu’ici consensuel ? Celui-ci a été vulgarisé dans le Capital au XXIe siècle de Piketty. Ce livre fait d’abord le constat d’un retour du patrimoine : le total des patrimoines qui équivalait à trois années de revenus en 1970, équivaut aujourd’hui à six années de revenus. Le poids du patrimoine a ainsi doublé. Or, le patrimoine est très concentré, bien plus que les revenus : le décile supérieur détient 60% du patrimoine. Par conséquent, et même si le patrimoine est moins concentré qu’au début du 20e siècle (sa concentration a baissé entre 1914 et 1970), le patrimoine a un impact inégalitaire grandissant, notamment via les successions.

À la suite de Piketty, la note du CAE souligne que le flux successoral représente 15% du revenu national aujourd’hui (contre 5% en 1950). La fortune héritée représente 60% du patrimoine total contre 35% en moyenne au début des années 1970. Comme le remarquait Le Capital, pour s’enrichir, mieux vaut épouser une personne héritière, ce qui pose un problème manifeste si l’on souhaite une société en mouvement. La note du CAE prend la question de l’égalité des chances au sérieux et propose une augmentation des droits de succession via la suppression des exonérations et une imposition progressive de l’ensemble des donations et successions reçues tout au long de la vie par un individu (de même que l’OCDE et le rapport Blanchard-Tirole). Je proposerai une autre alternative.

Gilbert Cette et Elie Cohen critiquent le diagnostic et les réponses de la note du CAE, avec des arguments qui apportent plus de confusion que de clarté. Mais jugeons-en sur pièce.

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Arrive en premier le point ‘relativisons le phénomène’ : « La prise en compte tout à fait justifiée de ce patrimoine implicite atténuerait pour le moins le constat d’une augmentation des inégalités de patrimoine. » Il s’agit de critiquer (et redéfinir) le concept de patrimoine utilisé dans la note, mais aussi assez communément par les économistes, juristes, fiscalistes, et administrations fiscales : « ce concept ne prend pas en compte des formes de patrimoines implicites de grande ampleur. Par exemple, les droits à la retraite correspondent à un transfert annuel de 14% du PIB. » Dans un billet intitulé « Faut-il taxer davantage les successions ? », cet argument est tout de même étonnant car les droits à la retraite ne sont pas transmissibles aux enfants, et ceci contrairement à un capital mobilier ou immobilier, que l’on agrège communément sous le terme ‘patrimoine’ lorsqu’il s’agit de discuter fiscalité. Ceci est d’ailleurs également vrai du « capital humain » qui n’est pas transmissible sans coût : vous ne pouvez pas transmettre votre diplôme de Polytechnique (et les compétences acquises) directement et sans coût à vos enfants. Au mieux, cela prend des années d’éducation, au pire vous n’aurez transmis que votre névrose. Personne n’a jamais taxé ou ne taxera jamais le capital humain ou les retraites futures actualisées, d’autant plus qu’un individu ne percevra pas nécessairement ces retraites, notamment en cas de décès prématuré. D’un point de vue social, les retraites sont aussi généralement considérées comme un salaire différé, et, d’un point de vue économique, rentrent dans le coût du travail, via les cotisations.

À part jeter le trouble, pourquoi alors parler des retraites dans un billet sur les successions ? Si l’on compare avec des pays à capitalisation, il est difficile de ne pas tenir compte des retraites par répartition pour expliquer les décisions d’épargne. Mais il ne faut pas confondre une variable dans un modèle macroéconomique et un concept fiscal. L’épargne et le patrimoine peuvent servir un motif d’assurance, de même que les retraites. Toutefois, si ce motif était important, il y aurait un phénomène de désépargne en fin de vie que l’on n’observe pas en France : le taux d’épargne des ménages retraités était supérieur en 2003 de celui de l’ensemble des ménages, 19 % en moyenne pour les ménages retraités contre 17,3 % pour l’ensemble des ménages (COR). Ceci explique d’ailleurs l’importance de l’héritage : si le patrimoine s’expliquait par un phénomène de cycle de vie – on épargne à l’âge actif pour désépargner à la retraite –, on ne mourrait pas milliardaire à 95 ans.

En réalité, le patrimoine répond à d’autres motifs : pur désir d’accumulation (ou absence de désir de consommation : on épargne parce que son revenu est supérieur à ses besoins) ; lissage intergénérationnel de la consommation (assurance pour ses enfants) ; bien dynastique. Ces motifs sont légitimes mais posent la question de leur taxation différenciée : doit-on taxer différemment un héritage s’il est accidentel ou voulu ? Doit-on favoriser les logiques dynastiques afin de tenir compte des préférences d’individus maximisant leur utilité et celle de leurs enfants ou les imposer sous l’argument de l’externalité négative en termes d’inégalité des chances ? Cette question, complexe, peut en réalité être contournée (voir plus bas). De plus, si les retraites futures constituent un patrimoine, c’est aussi vrai d’un poste de haut fonctionnaire ou d’administrateur dans une grande entreprise, d’un diplôme de Polytechnique et pourquoi pas d’amis bien placés : si tout est patrimoine, rien n’est patrimoine. Quel est l’argument d’ailleurs ? Si on ne peut pas taxer les retraites futures actualisées (qui ne sont pas connues puisque le fisc ne connaît pas la date de décès des contribuables), on ne devrait pas taxer les actions cotées, ni leur transmission ? Certes le patrimoine mobilier et immobilier ne constitue pas l’ensemble du capital, au sens large, d’un individu, mais c’est ce qui est valorisable en euros et transférable, ce qui explique que ce soit l’objet d’une discussion sur les droits de successions. Il est légitime d’élargir la focale, mais pas jusqu’à voir tout flou.

Arrive ensuite le point ‘relativisons la gravité du phénomène’ : « sauf à considérer d’un point de vue idéologique que l’extrême richesse est toxique pour une société – mais il faut alors le démontrer, soit économiquement en expliquant pourquoi une forme d’inefficacité économique résulte d’une extrême inégalité, soit politiquement en établissant que l’extrême inégalité mesurée par le top 1% mine une société démocratique ». Il est vrai que les auteurs de la note du CAE ou Piketty n’ont pas consacré de livres entiers sur la question de « Pourquoi réduire les inégalités patrimoniales ? », partant du principe que l’égalité des chances et le mérite sont des valeurs partagées, et que d’un point de vue économique, ce point a été couvert par d’autres. On peut notamment citer Le prix de l’inégalité de Stiglitz, les travaux de Cagé sur les médias et le financement des partis politiques, et Le Capitalisme d’héritiers de Philippon. Ce dernier est particulièrement important dans le cas présent (et cité dans la note) car la transmission des entreprises familiales est un des principaux obstacles aux droits de succession. Or, les pouvoirs publics ne devraient probablement pas favoriser ce type de transmission, non seulement pour des questions d’égalité des chances (y compris entre frères et sœurs) mais aussi du point de vue de l’efficacité économique (en termes de développement des entreprises). Il serait souvent préférable que ces entreprises soient cédées à un ou plusieurs salariés qu’au fils aîné.

Arrive enfin le point ‘regardez ailleurs’ : « Dans le domaine de l’inégalité des chances, l’économiste peut s’interroger sur la faillite de notre système éducatif  ». Selon la règle de Mundell, il faut affecter à chaque objectif l’instrument disposant d’un avantage comparatif relativement aux autres. C’est un argument tout à fait légitime mais dont il ne faut pas abuser, par exemple en renvoyant systématiquement les problèmes sur l’école. De plus, on ne peut se décharger d’un problème, en évoquant d’autres solutions, qu’en renvoyant vers des mesures précises et conséquentes, ayant un avantage comparatif manifeste ou démontré, y compris en termes d’acceptabilité politique. Or, l’école est confrontée au même problème (en pire) que les successions : individuellement, et même souvent collectivement, chacun veut éviter le déclassement social à ses enfants et ne soutient l’égalité des chances que très théoriquement ou pour les autres. Certes l’école française est très inégalitaire en termes d’impact de l’origine sociale mais la mobilité sociale est insatisfaisante dans tous les pays et elle est très corrélée aux inégalités économiques : redistribution socio-fiscale et mobilité intergénérationnelle en termes d’éducation sont donc en partie complémentaires et le système éducatif peut légitimement se plaindre de l’impact subi des inégalités économiques : le professeur peut s’interroger sur la faillite de notre système économique et social (à laquelle les économistes ne sont pas tout à fait étrangers). N’ayant pas de compétences à parler du statut de la fonction publique dans un débat sur les droits de succession, je n’en parlerai pas autrement que pour souligner que le rapport avec l’inégalités des transmissions ne me paraît pas manifeste à première vue. Sans vouloir créer un impôt par problème, il n’est pas aberrant de discuter droits de succession si l’objectif est de freiner la transmission inégalitaire des patrimoines. Toutefois, si la règle de Mundell semble pointer vers les droits de succession en termes d’avantage comparatif, il existe des alternatives qui pourraient contourner l’impopularité de cet impôt.

Que faire ? Proposer une alternative crédible au système actuel, précise, cohérente avec le diagnostic et les objectifs poursuivis, ainsi que les contraintes économiques. C’est ce que fait la note du CAE. J’en propose une autre qui, il me semble, peut être également cohérente avec la contrainte d’acceptabilité politique. En effet, les Français apparaissent très majoritairement (80%) en accord avec l’idée que des personnes qui ont travaillé dur et épargné toute leur vie puissent transmettre leur patrimoine à leurs enfants. Ils sont également d’accord (70%) si ce patrimoine a été hérité (Rapport Blanchard-Tirole, 2021). Ils sont, pour faire simple, majoritairement d’accord avec une vision dynastique de la famille : il y a continuité entre parents, enfants, petits-enfants. Ceci explique aussi que, jusqu’ici, la transmission en ligne indirecte est bien plus taxée que la transmission en ligne directe. Les Français sont attachés à la question de l’égalité des chances mais sans toucher aux successions (ni à la liberté scolaire). Il est peut-être possible d’atteindre les objectifs poursuivis, en termes de déconcentration du patrimoine et des héritages, sous ces contraintes, notamment en taxant le revenu et non les transmissions.

Déjà, soulignons qu’il peut être équivalent à moyen-terme de taxer la transmission des patrimoines, la détention de patrimoine ou les revenus du patrimoine (ainsi que les hauts revenus du travail) : tous ces éléments freinent l’accumulation et la concentration du patrimoine. Si les droits de succession ne sont pas populaires, l’ISF l’était et l’est toujours mais rapportait 5 Mds en 2017 contre 15,3 Mds pour les droits de succession en 2020 : une raison pour laquelle les droits de succession continuent d’exister est leur poids, qui, au vu du consensus politique au centre et à droite, risque de diminuer dans un avenir proche. Ensuite, aujourd’hui, tous les revenus du patrimoine ne sont pas taxés. Notamment, de nombreuses plus-values échappent à l’impôt (résidence principale, résidences non principales selon durée de détention, exonération partielle des assurances-vie…). Aussi, les plus-values sont effacées lors des transmissions (quels que soient les droits payés) : à la revente, les héritiers peuvent utiliser le prix de transmission pour calculer la plus-value. En supprimant les droits de succession, beaucoup de pays ont supprimé cet avantage : les plus-values sont calculées sur le prix d’acquisition originel. Les Canadiens sont même allés plus loin : l’imposition sur les plus-values latentes (hors résidence principale) est due lors des transmissions. Les actifs sont supposés vendus immédiatement avec le décès à leur valeur de marché, puis 50% des plus-values entrent dans l’assiette de l’impôt sur le revenu (comme pour les plus-values réalisées). Ce n’est que lorsque l’impôt sur le revenu a été payé par la succession que les actifs peuvent être transmis aux héritiers. En adaptant au droit français, les héritiers paieraient l’impôt par exemple sur 100% des plus-values réelles. L’impôt pourrait être reporté sur les résidences occupées, et les entreprises familiales, avec paiement annuel d’intérêts. L’idée est de bâtir un consentement fiscal sur moins d’impôt (en nombre) mais avec de meilleures justifications, et ainsi moins de besoin de niches.

Pour asseoir la progressivité, le revenu est une base à la fois équitable, facile à mesurer et liquide : un impôt sur le revenu ne nécessite pas de vendre un bien pour payer l’impôt car le revenu peut couvrir l’impôt s’il n’est pas confiscatoire. Dans un livre récent, Trannoy et Wasmer proposent de taxer la terre (le foncier) massivement. Le foncier est abstrait, sa valeur n’est pas mesurée directement et une taxe massive sur le foncier aurait pour effet d’obliger certains propriétaires à vendre (un des objectifs recherchés, mais très impopulaire et qui peut poser problème du point de vue de la constitution). L’ISF a les mêmes limites. La taxe foncière telle qu’elle fonctionne aujourd’hui pose le problème de la réévaluation. Des droits de succession conséquents pourraient forcer les héritiers à vendre. La taxation des plus-values réalisées ne pose aucun de ces problèmes. Cependant, elle introduit un biais à la détention : si l’impôt est élevé, certains risquent de l’éviter en évitant de vendre. Pour éviter ce problème, il faut que l’impôt soit neutre vis-à-vis de la durée de détention, en s’appuyant sur les plus-values réelles, tenant compte de l’inflation. La taxation des plus-values latentes lors des successions limite également l’horizon de détention. Enfin, une telle mesure nécessite une certaine stabilité fiscale pour que les citoyens anticipent que les plus-values resteront imposables dans le futur. Au-delà du « en même temps », il faudrait donc construire des consensus trans-partisans, ce qui ne semble possible que dans une démocratie réellement parlementaire. Social et démocratie se tiennent.

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Publié le 8 février 2022

Mettons fin à l’« effacement » des plus-values au moment de la transmission !

Une mesure de justice, sans impact sur la localisation des talents, d’un rendement potentiel estimé grossièrement à environ 2 milliards d’euros et dont le seul effet serait de mettre fin à une situation où les plus fortunés ne paient jamais l’impôt sur les plus-values sur une grande part de leur patrimoine.

1. L’impôt sur l’héritage, un débat biaisé

Nous avions contribué en janvier 2019 à la rédaction de la note Terra Nova qui proposait diverses mesures d’assiette pour augmenter d’environ 25 % le rendement de l’impôt sur les successions, soit un montant compensant l’intégralité du coût de la transformation de l’ISF en impôt sur la fortune immobilière (IFI) qui a marqué, pas forcément pour le meilleur, le début du quinquennat d’Emmanuel Macron.

Car même si l’ISF était un impôt imparfait qui ne manquait pas d’entraîner certains effets pervers, le coût politique de sa suppression s’est ajouté à son coût budgétaire. Les Français ne l’ont jamais véritablement acceptée : interrogés l’an dernier sur le financement du plan de relance, ils étaient ainsi 70 % à plaider pour son rétablissement. Même à droite, cette idée est partagée par 51 % des électeurs de François Fillon.

Les électeurs n’avaient d’ailleurs pas voté pour un tel projet : le candidat Emmanuel Macron s’était engagé à lever plus efficacement l’impôt sur le capital, et non à l’alléger massivement. Le programme présidentiel indiquait ainsi que la réforme de la fiscalité du capital se ferait « à coût nul » pour les finances publiques – l’élargissement de l’assiette et la hausse des prélèvements sociaux liés à la mise en place du prélèvement forfaitaire unique (PFU) devant permettre de « compenser la perte de recettes due au remplacement de l’ISF par l’IFI ». La dernière évaluation réalisée par les services de l’Insee indique pourtant que son coût atteindrait 2,9 milliards d’euros.

Nous sommes heureux de constater qu’à l’occasion du débat présidentiel revienne, après un long effacement, la question du mérite et de la rente, de la légitimité des grandes fortunes héritées et des conséquences politiques et sociales de la remontée des inégalités patrimoniales. Ce débat est animé principalement dans deux cercles qui ne se recoupent pas toujours : les économistes, qu’ils soient d’ailleurs d’inspiration socialiste ou libérale, comme le montre le récent rapport du CAE ; et des femmes et des hommes politiques, plutôt à gauche mais pas toujours, qui réfléchissent à maintenir la cohésion d’une société dont la valeur principale doit rester le mérite, et où le champ des inégalités acceptables ne peut donc pas être livré, pour l’essentiel, aux hasards de la naissance.

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Nous ne reprendrons pas les chiffres et les termes de notre plaidoyer d’il y a deux ans, sinon pour rappeler que ce qui nous inquiétait n’a fait qu’empirer depuis la pandémie. Le patrimoine privé des Français s’accroît et se concentre : il représente désormais près de six années de revenu national (contre un peu plus de trois en 1980) et est détenu à 23 % par le premier centile (contre 17 % en 1980). Plusieurs évolutions récentes contribuent à rendre notre société toujours plus balzacienne : les politiques monétaires accommodantes, en réduisant pour de bonnes raisons les taux d’intérêt, accroissent la valeur des rentes acquises, et l’impossibilité pour l’épargne nouvelle de les rattraper ; les mesures de « congélation » de l’économie prises, toujours pour de bonnes raisons, pour faire face au Covid, offrent aux héritiers d’entreprises une assez large protection contre la faillite, qui était jusqu’à peu la seule sanction de leur incompétence ; nous héritons de plus en plus tard, souvent la cinquantaine ou la soixantaine passée, et l’on peut douter du dynamisme d’une économie où une part croissante de la fortune se transmet en vase clos entre retraités.

En même temps, force est de constater que l’impôt sur les successions n’est pas très populaire. D’après France Stratégie, l’aversion à la taxation des successions rassemble 87 % des Français et même ceux estimant avoir peu de chances de bénéficier d’une transmission y sont majoritairement hostiles ! On sait pourtant qu’ils surestiment le poids de cet impôt et ne sont pas conscients que l’immense majorité d’entre eux (75 % en ligne directe) en est exonérée, ni que les veuves et les veufs ne le paient pas. Sous le couvert, au demeurant peut-être défendable, de réduire l’imposition des « petites » successions et de favoriser le transfert anticipé des patrimoines au profit de détenteurs plus jeunes (c’est-à-dire aux enfants et petits-enfants des deux déciles les plus aisés), la majorité des propositions politiques soumises par les candidats à la présidentielle propose sans surprise d’augmenter les abattements ou de faciliter les donations, ce qui aura pour effet principal d’offrir de nouveaux outils à la planification patrimoniale et fiscale des détenteurs des plus hauts patrimoines. Tout cela est bien connu, a été mille fois démontré et risque d’être le seul résultat de ce retour de la question de l’héritage au cœur de la campagne.

Le débat se trouve donc dans une impasse : les Français ne veulent pas entendre parler d’une hausse des droits de succession pour réaliser leur objectif de mettre à contribution les plus grandes fortunes ; et les mesures qu’on leur propose pour alléger les « petites » successions serviront d’abord à réduire l’impôt des plus riches.

Pour sortir de cette impasse, nous souhaitons détailler une proposition, mentionnée trop rapidement dans notre note de 2019, qui pourrait constituer une « troisième voie ». Précisons que cette mesure, qui vise principalement les plus hauts patrimoines, n’est incompatible ni avec une réduction des niches fiscales en matière successorale, ni avec le rétablissement d’un impôt sur la fortune rénové taxant à un taux bas une assiette large.

2. L’effacement des plus-values latentes, une curieuse exception française au bénéfice des plus fortunés

On dit souvent que l’impôt sur les successions est plus élevé en France que dans le reste de l’Europe, ce qui est exact ; mais on ne dit pas que dans les pays qui ont un impôt sur les successions moins élevé ou inexistant, les héritiers paient au moins l’impôt sur les plus-values du patrimoine du défunt.

Ainsi, la France est un des rares pays de l’OCDE (avec les États-Unis) où la dette fiscale liée aux plus-values d’un patrimoine est effacée au moment où ce dernier se transmet.

Cela résulte de la combinaison de deux règles fiscales.

La première, que l’on retrouve dans la quasi-totalité des pays de l’OCDE, diffère le paiement de l’impôt sur les plus-values au moment où le contribuable vend ses actifs. Lorsqu’une action prend de la valeur, la plus-value est ainsi considérée comme « latente » tant que son détenteur ne l’a pas cédée et n’est donc pas imposée. C’est uniquement lors de la revente de l’action que la plus-value est considérée comme « réalisée » et soumise au prélèvement forfaitaire unique (30 %).

Ce décalage entre la constitution de la plus-value et le paiement de l’impôt constitue en soi un avantage important : économiquement, cela revient, pour le Trésor public, à accorder aux contribuables concernés un prêt sans intérêt d’un montant égal à la dette fiscale reportée, dont ils peuvent tirer un rendement supplémentaire.

Mais ce n’est que lorsque ce mécanisme se combine à une seconde règle, beaucoup moins répandue, qu’il peut permettre à la plus-value latente d’échapper définitivement à l’imposition des revenus du capital.

La France fait ainsi partie des rares pays dans lesquels la transmission par donation ou succession des actifs entraîne l’« effacement » de la plus-value latente. Notre droit fiscal prévoit que le paiement des droits de mutation a pour effet de « remettre les compteurs à zéro » : lorsque les héritiers ou les donataires vendent des actifs qui leur ont été transmis, le prix d’achat retenu pour le calcul de la plus-value correspond à leur prix au moment de la transmission, et non à leur prix d’acquisition par le donateur ou le défunt. Aucun impôt sur le revenu n’est donc payé sur la partie de la plus-value correspondant à la différence entre le prix d’acquisition historique et le prix évalué au moment de la transmission. La dette fiscale est ainsi « effacée » par la transmission.

Exemple d’« effacement » de la plus-value au décès

En 2003, un investisseur a acheté 1 000 actions l’Oréal au prix de 50 euros l’unité, soit un investissement de 50 000 euros. En 2022, il décède. Le prix de l’action est alors de 400 euros. La plus-value s’élève donc à 1 000x(400–50) = 350 000 euros. Comme il n’a pas cédé ses titres, la plus‑value est considérée comme latente et n’a donc jamais été imposée en tant que revenu au prélèvement forfaitaire unique.

Supposons que son héritier décide un an plus tard de revendre les titres, dont la valeur unitaire serait montée, depuis le décès, de 400 à 420 euros. La plus-value imposable au prélèvement forfaitaire unique correspond uniquement à la différence entre le prix de vente (420×1000 = 420 000 euros) et le prix des actions évalué au moment de la succession (400×1000 = 400 000 euros), soit 20 000 euros.

Le décès a ainsi permis d’« effacer » la fraction de la plus-value correspondant à la différence entre le prix lors de la transmission (400*1000 = 400 000 euros) et le prix d’acquisition historique (50×1000 = 50 000 euros), soit 350 000 euros.

Sur 370 000 euros de plus-value totale, seuls 20 000 euros auront donc été soumis au prélèvement forfaitaire unique.

L’impôt sur les transmissions a certes été payé mais il ne s’ajoute pas, ce qui serait l’esprit de la loi et la compréhension du public, à l’impôt « normal » sur les revenus du capital. Il s’y substitue à moindre coût, pour ceux qui ont suffisamment d’épargne pour différer jusqu’à la transmission la réalisation de la plus-value.

Les plus-values non réalisées bénéficient ainsi en France d’un taux d’imposition effectif extrêmement favorable comparativement aux revenus du travail et aux dividendes, ces derniers étant d’abord taxés en tant que revenu (au barème progressif de l’impôt sur le revenu ou au prélèvement forfaitaire unique) puis, s’ils ont été épargnés, lors de leur transmission.

Il en va différemment chez la plupart de nos voisins (Allemagne, Suède…), qui s’assurent que la « dette fiscale » est bien acquittée :selon les pays, soit la plus-value latente est taxée en tant que revenu lors de la transmission (et l’impôt acquitté peut être déduit de l’assiette des droits de mutation), soit les titres entrent dans le patrimoine des héritiers et donataires à leur prix d’acquisition historique – charge à ces derniers de payer à la revente des titres l’impôt sur la plus-value réalisée depuis l’origine.

En pratique, cette spécificité française se révèle très favorable aux patrimoines les plus élevés.

Certes, tous les patrimoines peuvent certes être gérés de façon à transformer les revenus du capital (intérêts, dividendes, plus-values) en plus-values latentes, afin de reporter la charge fiscale. Il suffit pour cela :

  • de porter sur le long terme des titres vifs, ou des participations d’entreprise ;
  • d’investir depuis un compte-titres classique sur des placements collectifs (Sicav, fonds communs de placement), qui permettent de reporter la taxation des revenus du capital au moment de la cession du véhicule ;
  • d’investir depuis des enveloppes capitalisantes (assurance-vie, plan d’épargne en actions, etc.), qui permettent de gérer son épargne (perception de dividendes, ventes suivies de rachats, etc.) en franchise d’impôt tant qu’aucun retrait ou rachat en espèces n’est effectué ;
  • de détenir des participations dans des entreprises à travers une holding, ce qui permet là aussi de désinvestir et réinvestir sans frottement fiscal, l’imposition n’étant déclenchée que par la cession des titres de la holding ou le versement de dividendes par cette dernière.
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Mais seuls les petits patrimoines ont besoin de vendre ou de liquider des fractions importantes de leur épargne pour assurer leur train de vie, réaliser un achat immobilier ou faire face aux aléas de la vie (divorces, etc.). Pour ces derniers, la nécessité de percevoir des liquidités les contraint à générer régulièrement un revenu imposable.

À l’inverse, les ménages les plus fortunés peuvent se permettre de différer indéfiniment la taxation d’une part substantielle des revenus tirés de leur patrimoine, dont ils n’ont pas besoin pour vivre. Aux États-Unis, le revenu imposable des plus fortunés correspondrait ainsi à la moitié seulement de leur revenu économique. En France, le « palmarès secret des artistes du bouclier fiscal  » publié par le Canard enchaîné a confirmé que les plus hauts patrimoines arrivent également à s’organiser de façon à ne générer que très peu de revenus taxables.

Il ne sert à rien de s’en lamenter : si des systèmes alternatifs consistant à taxer l’ensemble des plus-values dès leur constitution ont été imaginés pour faire obstacle à ces stratégies d’optimisation, ils posent de nombreuses difficultés pratiques et ne sont pas transposables en France. En effet, le Conseil Constitutionnel a estimé qu’intégrer dans le revenu imposable du contribuable des sommes « qui ne correspondent pas à des bénéfices ou revenus que le contribuable a réalisés ou dont il a disposé » au cours de l’année est contraire à la Constitution.

Mais que ce différé d’imposition débouche sur une exonération définitive en cas de donation ou de décès n’est ni justifiable, ni irrémédiable.

Cela conduit à ce que les plus riches ne paient jamais l’impôt sur le revenu du capital sur une partie importante de leur patrimoine.

L’ampleur du phénomène a pu être quantifiée aux États-Unis, où le décès (mais pas la donation) permet également d’« effacer » la plus-value : pour les ménages américains les plus fortunés, près de la moitié (44 %) du patrimoine transmis au décès est ainsi composé de plus-values latentes, qui ne sont donc jamais imposées en tant que revenu. Le coût pour le contribuable américain de cet « effacement » de la plus-value latente au décès est par exemple estimé à 39 milliards de dollars au titre de l’année 2019. Sa suppression pour les contribuables les plus fortunés a été proposée par Barack Obama en 2015 et figurait également dans le programme présidentiel de Joe Biden.

De façon surprenante, cette « niche fiscale » n’a en revanche jamais fait l’objet en France d’aucune proposition de réforme, ni même de chiffrage.

Tel est l’objet de la troisième partie de la présente note.

3. Mettre fin à l’« effacement » des plus-values pour les plus grosses transmissions pourrait générer 2 milliards d’euros de recettes à terme, sans pénaliser la croissance

3.1. La réforme proposée

Alors que la mise en place du prélèvement forfaitaire unique a ramené l’imposition des revenus du capital financier à un niveau très raisonnable (30 % en principe), il ne serait pas illégitime de s’assurer que tout le monde s’en acquitte.

La fin de l’effacement des plus-values latentes lors de la transmission devrait donc être envisagée,au moinspour les hauts patrimoines.

3.1.1 Une réforme solide juridiquement

Après avoir un temps semblé exclure une telle perspective, la jurisprudence constitutionnelle a récemment ouvert des marges de manœuvre au législateur.

Alors que le Conseil constitutionnel avait censuré des dispositions visant à faire obstacle aux stratégies de donation-cession au motif qu’elles faisaient « peser sur les donataires de valeurs mobilières une imposition supplémentaire qui est sans lien avec leur situation mais est liée à l’enrichissement du donateur antérieur au transfert de propriété́ des valeurs mobilières  », il a récemment admis la possibilité pour le législateur de transférer la charge d’imposition du donateur au donataire en cas de report d’imposition, dès lors notamment que « lorsqu’il accepte la donation, le donataire a une connaissance exacte du montant et des modalités de l’imposition des plus-values placées en report qui grève les titres qu’il reçoit  ».

On ne peut que se féliciter de cette décision : il aurait été difficilement compréhensible que la transposition en France de règles fiscales présentes dans la grande majorité des pays soit considérée comme contraire à l’article 13 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

Par parallélisme, notre proposition consiste donc à assimiler fiscalement la transmission à titre gratuit à une cession mais à octroyer automatiquement un report d’imposition pour le paiement de l’imposition sur la plus-value constatée, sous réserve que l’héritier ou le donataire prenne l’engagement d’acquitter l’impôt lors de la revente effective des actifs.

Ce report d’imposition s’analyserait dès lors comme une dette fiscale grevant la donation ou la succession.

Un tel transfert de la charge fiscale ne serait pas inédit en droit français : il existe déjà pour les plus-values professionnelles en cas de cession à titre gratuit d’une entreprise individuelle, sous condition de poursuite de l’activité.

Il pourrait être intéressant de différer l’entrée en vigueur de la réforme d’un ou deux ans après son annonce afin d’inciter les contribuables à donner (et payer les droits de donation) avant le changement de législation, ce qui aurait un effet bénéfique sur les finances publiques (anticipation de ressources futures) et pour la circulation des actifs (vers les jeunes générations).

3.1.2 Une réforme acceptable politiquement

Politiquement, une telle réforme devrait échapper à l’impopularité de l’imposition sur les successions.

En effet, aucun impôt supplémentaire ne serait acquitté lors de la donation ou du décès : c’est uniquement lors de la revente que l’héritier ou le donataire serait désormais imposé sur la totalité de la plus-value, et non plus sur la seule fraction de la plus-value constituée postérieurement à la transmission. L’effet utile du dispositif est donc uniquement de mettre fin à l’« effacement » de la plus-value latente lors de la transmission à titre gratuit, ce qui donnerait d’autant moins matière à controverse que la plupart des héritiers ignorent l’existence de cette spécificité du droit français.

Précisons que si l’assiette change, le taux d’imposition applicable à chaque catégorie de revenu n’est pas modifié dans le cadre de la réforme proposée (ex : prélèvement forfaitaire unique pour les plus-values mobilières, régime des plus‑values immobilières pour les résidences secondaires, etc.).

Afin d’éviter que le contribuable ne paie « de l’impôt sur l’impôt », le montant à acquitter au titre de la taxation de la plus-value pourrait être réduit à hauteur des droits de mutation à titre gratuit payés lors du décès ou de la donation sur l’imposition différée.

En outre, une franchise gagnerait à être mise en place afin d’épargner les petits patrimoines et de concentrer l’impact de la mesure sur le périmètre des anciens assujettis à l’ISF, renforçant ainsi son acceptabilité politique.

​​​​​​​3.1.3 Une réforme indolore économiquement

Économiquement, cette taxation devrait avoir des effets négligeables sur la croissance, analogues à ceux mis en évidence dans la littérature économique pour l’imposition des successions.

En effet, les ménages ne modifient pas substantiellement leur effort de travail ou leur niveau d’épargne en réponse à une hausse d’impôt touchant leurs héritiers.

En outre, si l’on peut imaginer un entrepreneur s’exiler afin de réduire immédiatement son ISF à un âge où l’on est encore mobile et actif, les expatriations liées à des formes d’imposition touchant les héritiers sont moins fréquentes, dès lors qu’elles impliquent, à un âge beaucoup plus avancé et en prévision d’un évènement dont ne connaît pas l’échéance, de déménager à la fois le foyer fortuné et les héritiers.

Observons enfin que la mesure ne pénaliserait en rien les reprises d’entreprises familiales par les héritiers. Les entreprises sous pactes Dutreil resteraient très largement exonérées d’impôt sur les successions et ce n’est qu’au moment où certains héritiers vendraient leur part dans l’affaire, pour en tirer un capital en espèces, qu’ils deviendraient redevables de l’impôt sur les plus-values. La mesure pourrait même encourager la stabilité du capital familial, les héritiers non actifs dans l’entreprise pouvant préférer recevoir un dividende plutôt que de payer l’impôt afin de placer leur épargne ailleurs.​​​​​​​

3.2. Un rendement de l’ordre de 2 milliards d’euros en régime de croisière ?

Comme nous l’avons indiqué, l’administration française n’a, semble-t-il, jamais procédé à une évaluation du coût, pour les finances publiques, de l’effacement des plus-values latentes en cas de transmission.

Nous proposons donc, afin d’engager le débat, de calculer des ordres de grandeur « à la serpe » par extrapolation.

Un premier ordre de grandeur peut être obtenu à partir des études réalisées aux États-Unis sur le coût de l’effacement des plus-values latentes au décès.

L’estimation précitée de référence du Joint Committee on Taxation du Congrès américain s’élève à 39 milliards de dollars au titre de l’année 2019, soit près de 0,2 % du PIB américain. Une estimation plus ancienne réalisée par le Trésor américain fait toutefois état d’un coût deux fois plus élevé.

En retenant l’estimation la plus prudente et en neutralisant la différence de taille entre les deux économies, le chiffre comparable pour la France serait d’environ 4,5 milliards d’euros.

Il n’est bien entendu pas possible de transposer directement cette estimation, dès lors notamment que la réforme que nous proposons ne concernerait que les plus hauts patrimoines, que les taux de taxation diffèrent fortement entre les deux pays et que la France efface aussi les plus-values latentes en cas de donation.

Il est toutefois possible de réaliser une estimation plus directe sur des données françaises, en faisant l’hypothèse que le paramétrage de la réforme aurait pour effet de limiter la population touchée aux anciens contribuables à l’ISF, qui représentaient 0,9 % des foyers fiscaux en 2017.

La base annuelle taxable pour les seules successions peut être estimée à environ 15 milliards d’euros à partir des hypothèses suivantes :

  • le patrimoine net du premier centile des patrimoines est estimé en France à environ 2 500 milliards d’euros ;
  • le taux de mortalité annuel des contribuables à l’ISF était d’environ 2 % ;
  • la part des plus-values latentes dans le patrimoine des ménages américains comparables, hors résidence principale, est d’environ 30 %.

La question du taux moyen à appliquer est plus complexe encore, dès lors notamment qu’il faut tenir compte du fait que les prélèvements sociaux ont déjà été payés pour les gains tirés de l’assurance vie et des plans d’épargne en actions et que les plus‑values immobilières bénéficient d’abattements en fonction de la durée de détention. Nous retenons ici une hypothèse de 20 %, significativement inférieure au taux du prélèvement forfaitaire unique, compris entre 30 et 34 %. 

Puisque cet impôt latent devrait pouvoir être réduit des droits de mutation antérieurement acquittés sur la dette fiscale (à un taux marginal prudent que l’on estime à 30 %), on aboutirait à un rendement annuel situé autour de 2 milliards d’euros.

Il s’agit en tout état de cause d’un rendement de « croisière », car l’impôt ne sera acquitté qu’à la revente par les héritiers et les donataires. En sens inverse, le rendement des premières années pourrait être accru par l’incitation aux donations qui existera entre l’annonce de la réforme et son application.

Naturellement, cette première évaluation très grossière ne vise qu’à engager un débat politique, dont le préalable technique serait d’ailleurs que l’administration, comme aux États-Unis, calcule le cout de cette « niche fiscale » que constitue la purge des plus-values latentes à l’occasion des transmissions.

Elle suggère néanmoins que cette mesure de justice indolore économiquement pourrait offrir un rendement non négligeable pour financer de nouveaux besoins sociaux sans mettre une nouvelle fois à contribution les actifs.

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Publié le 14 février 2022

Parlons sérieusement des inégalités

Les inégalités de patrimoine pèsent de plus en plus lourd dans les destins sociaux. Mais comment corriger cette tendance ? Faut-il intervenir au moment de la transmission des patrimoines, c’est-à-dire lors des successions ? Et, si oui, comment procéder ? Suite du débat ouvert avec les contributions de Guillaume Allègre, « Successions : ne regardez pas là-haut » et de Guillaume Hannezo et Fipaddict, « Mettons fin à l’« effacement » des plus-values au moment de la transmission ! »

Suite du débat ouvert avec les contributions de Guillaume Allègre, « Successions : ne regardez pas là-haut » et de Guillaume Hannezo et Fipaddict, « Mettons fin à l’« effacement » des plus-values au moment de la transmission !  »

Dans une note pour « La Grande Conversation » publiée le 9 février sur Terra Nova, Guillaume Allègre reprend le débat ouvert par le CAE sur les droits de succession, consacrant une grande partie de son argumentation à discuter un billet que nous avons publié sur Telos à ce sujet, avant d’avancer sa propre proposition.

Mais l’envie d’en découdre semble l’emporter sur celle d’enrichir la réflexion, et notre collègue transforme vite ce qui devrait être un débat entre pairs en une joute politique. Avec toutes les ficelles du genre : d’abord discréditer l’adversaire, en rabattant nos arguments sur une « rhétorique » d’inspiration « inégalités-sceptique » ; ensuite, s’envelopper du manteau de chercheurs plus augustes comme Blanchard, Tirole ou Piketty ; enfin, feindre de participer au débat en avançant une proposition malheureusement peu documentée.

Tout ceci ne mériterait guère qu’on s’y arrête si Terra Nova n’avait ouvert ses colonnes à cet auteur. Poursuivons donc le débat.

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Le billet de Guillaume Allègre critique notre papier sur trois points.

Tout d’abord, Guillaume Allègre critique la prise en compte que nous préconisons du patrimoine implicite des droits à retraite dans les analyses sur les inégalités de patrimoines. Certes, ce patrimoine implicite n’est pas transmissible, mais il assure un revenu et sans ce droit, les comportements de consommation et d’épargne des actifs seraient très différents de ce qu’ils sont. Une littérature abondante s’intéresse maintenant à l’analyse des inégalités de patrimoine prenant en compte ce patrimoine implicite non transmissible correspondant aux droits à pension. Nous laissons Guillaume Allègre découvrir cette littérature déjà bien fournie mais il nous semble utile de signaler pour illustration les résultats de deux analyses récentes. Celle de Jacobs et al. (2021) de la FED Boston montrent que l’augmentation des inégalités de patrimoine aux Etats-Unis sur les dernières décennies est nettement plus faible lorsque l’on prend en compte ce patrimoine implicite. Ces résultats, que l’on retrouve dans d’autres évaluations, s’expliquent par le fait que le patrimoine implicite des droits à retraite bénéficie aux salariés et non aux bénéficiaires de revenus du capital, et qu’il a considérablement augmenté sur les dernières décennies avec la montée en puissance des systèmes de retraite. Mais en ce domaine comme dans d’autres, il n’y a pas pire aveugle que celui qui ne veut pas voir…

Ensuite, concernant la correction des inégalités via la fiscalité, ici sur l’héritage, quatre points sont évoqués dans notre précédent papier, et ignorés par Guillaume Allègre.

Premièrement, le diagnostic sur les inégalités de patrimoine doit être aussi précis que possible. C’est l’aspect qui vient d’être évoqué, et qui suggère que l’on ne peut en rester aux patrimoines financier et immobilier. Dans notre critique de la note du CAE, nous faisons référence à des évaluations différentes de celles de l’Ecole Piketty.

Deuxièmement, il faut prendre en compte la fiscalité du patrimoine dans sa globalité. Et en ce domaine, la France apparait singulière aussi par une fiscalité annuelle du patrimoine qui n’existe pas dans la quasi-totalité des autres pays avancés, sous la forme actuelle de l’impôt sur la fortune immobilière (IFI). La taxation du patrimoine sous toutes ses formes doit donc être prise en compte dans le débat sur les successions.

Troisièmement, l’objectif d’une fiscalité du patrimoine au moment de la transmission vise à réduire les inégalités longitudinales. Il est utile ici d’éviter le syndrome du village gaulois pour voir comment font les pays dans lesquels ces inégalités sont plus faibles qu’en France, alors que la fiscalité du patrimoine et de l’héritage y est aussi plus faible. Faut il rappeler à nouveau que la Suède social-démocrate ne taxe pas les successions mais a un coefficient de Gini plus faible que le notre et connaît une mobilité sociale plus marquée.

Quatrièmement, quelle est la cible visée ? Ce n’est évidemment pas que la fiscalité fasse disparaitre toutes les inégalités de patrimoine transmis. Mais alors le réflexe pavlovien de toujours plus de taxation pour toujours moins d’inégalité doit s’efforcer de définir l’objectif visé, et pour cela la fonction de bien-être social à maximiser. S’agit-il d’éradiquer les niches fiscales comme le Pacte Dutreil ? Mais on bute alors sur l’impératif contradictoire de préserver  le capital des PME lors d’une transmission. S’agit-il de mettre un terme au privilège fiscal de l’Assurance Vie ? Mais il faut alors expliquer pourquoi les réformes déjà menées à bien seraient insuffisantes. Bref, dès qu’on spécifie la cible on doit renoncer aux commodités de l’incantation…

Enfin, si l’on s’intéresse réellement aux inégalités transmises, force est de constater que la plus alarmante et donc celle qui devrait apparaître prioritaire en France relève du capital social. La France fait partie des pays avancés dans lesquels les écarts de résultats des élèves aux tests de type PISA s’expliquent le plus par le statut social des parents. Et où la corrélation du revenu et de la position sociale des parents avec ceux des enfants est la plus élevée. Cette terrible performance, qui témoigne d’une faillite de notre système éducatif, est une source d’inégalités de classes révoltantes en termes de mobilité sociale. L’Éducation nationale, et donc l’Etat et les politiques publiques, apparaissent moins efficaces que dans les autres pays avancés pour réduire ces inégalités transmises. Mais comme nous l’écrivions dans notre billet, la réforme de notre système éducatif qui doit alors être envisagée serait d’une autre ambition que le simple relèvement d’un impôt dans le pays avancé qui taxe déjà le plus.

Guillaume Allègre ne manie pas que la critique, sa passion fiscale trouve à se manifester dans le traitement des plus-values latentes, injustement non taxées lors des successions.

Là aussi l’argument est étrange. De deux choses l’une.

Ou la succession est taxée, après les abattements légaux, et dans ce cas la plus-value latente l’est mécaniquement puisque c’est la valeur vénale du bien ou du portefeuille qui est taxée. Un exemple permet de comprendre : imaginons un portefeuille d’actions acquis à 150 000 euros et qui, au moment de la transmission, est évalué à 300 000 euros, la plus-value latente est de 150 000 euros, la taxation de la succession se fera sur la base de la valeur vénale de 300 000 euros, c’est-à-dire plus-value latente comprise. La plus-value latente se trouve bien taxée au moment de la succession !

Ou la succession échappe à la taxation car elle bénéficie des seuils d’exonération et dans ce cas la plus-value latente échappe à une taxation spécifique, ce qui rompt l’égalité avec la taxation à 30% des plus-values constatées au moment d’une cession ordinaire mais alors c’est la volonté du législateur exonérant les petites successions qui est confirmée. Là aussi, prenons un exemple : imaginons une succession de 100 000 euros constituée par un portefeuille d’actions acquis à 50 000 euros et comportant donc une plus-value latente de 50 000 euros. Avec l’abattement actuel de 100 000 euros, cette succession n’est pas taxée et donc la plus-value latente ne l’est pas davantage. On peut vouloir corriger cette anomalie et faire de l’ingénierie fiscale mais on doit alors en prouver les mérites spécifiques en France, pays qui, faut-il le rappeler, est le co-leader des 37 pays de l’OCDE pour le ratio impôts sur le patrimoine / PIB (4% en 2019).

Dans ce domaine des inégalités, on ne peut avoir les réflexes conditionnés qui étaient ceux des années 1970 ou 1980. C’est cet arrêt passéiste sur image qui aboutit à la déconsidération électorale de certaines voix politiques autrefois plus écoutées. L’analyse des inégalités et les réflexions sur les politiques souhaitables et adaptées en ce domaine méritent d’être rénovées.