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Note

Perspectives pour le prix du carbone en Europe

Pour faire face à ses ambitions climatiques, l’Union européenne a décidé de renforcer son marché de quotas d’émissions (SEQE). Ce faisant, elle a également accru les risques qui lui sont associés (fuites de carbone, manque de visibilité sur le prix du quota, enjeux d’acceptabilité sociale). Les dispositions qu’elle a prises jusqu’ici pour endiguer ces risques sont incomplètes et insuffisantes, mettant en danger l’atteinte de la neutralité carbone au mitan du siècle. Pierre Jérémie présente, dans un rapport inédit pour Terra Nova, 15 propositions pour y parvenir.

Publié le 

Synthèse des propositions

Proposition 1

Dès 2026

Inclure la totalité des 63 secteurs à risque de fuite de carbone dans le Mécanisme d’Ajustement Carbone aux Frontières (MACF) en renversant la charge de la preuve : plutôt que de prouver qu’ils doivent être inclus, n’exclure que ceux pour lesquels il serait démontré que cela n’a pas d’apport positif.

Proposition 2

Dès 2026

Assurer une concurrence loyale en prenant en compte les émissions indirectes de l’électricité dans le MACF, à condition de mettre en place une méthodologie robuste, qui repose soit sur le bouquet énergétique du pays exportateur, soit sur la démonstration d’un approvisionnement bas-carbone à condition de marché.

Proposition 3

Dès 2026

Assurer une concurrence loyale en prenant en compte les émissions indirectes de la production de chaleur industrielle dans le MACF.

Proposition 4

Entre 2026 et 2030

Protéger les filières industrielles aux chaînes de valeur les plus complexes par le MACF en créant pour elles un cadre ad hoc, notamment dans le raffinage et la chimie organique

Proposition 5

Entre 2026 et 2030

Intégrer dans le système de quotas et le MACF les industries extractives afin de mieux inciter à la performance climatique le secteur minier et pétrolier chez les partenaires commerciaux de l’UE.

Proposition 6

Entre 2026 et 2030

Préparer une bascule du système de quotas d’émissions d’une logique de secteurs assujettis vers une logique de produits soumis, en vue d’un rapprochement avec le système de quotas bâtiments/transport dans un système unique de tarification du carbone à partir de 2030.

Proposition 7

À partir de 2026

Construire un cadre de réévaluation et d’élargissement périodique du MACF vers l’aval des chaînes de valeur, tout en le complétant par un remboursement pour les produits exportés.

Proposition 8

À partir de 2026

Mobiliser prioritairement les moyens de l’Innovation Fund ETS pour les secteurs les plus exposés à la fin des quotas gratuits, notamment afin de décarboner en profondeur les secteurs soumis au MACF (Acier, Aluminium, Ciment, Engrais Azotés, Electricité, Hydrogène)

Proposition 9

À partir de 2026

Protéger l’agriculture européenne des effets de la tarification carbone sur sa compétitivité internationale en remboursant aux cultivateurs le surcoût correspondant dans leurs consommations de fertilisants.

Proposition 10

À partir de 2030

Faire évoluer le système de quotas bâtiments/transport, puis le système de quotas dans son ensemble, vers une logique d’émissions nettes, permettant d’abonder à partir des recettes d’enchères un Fonds Puits de Carbone, qui rémunèrerait les opérations de développement du puits de carbone.

Proposition 11

À l’horizon 2040

Intégrer les émissions agricoles dans la tarification du carbone, en assujettissant à quotas la mise en marché des produits agricoles émetteurs, en les plaçant sous MACF, en intégrant les émissions intrinsèques à l’activité agricole dans le calcul des paiements aux frontières et en dédiant la totalité des ressources des enchères de quotas correspondantes à un Fonds pour l’Innovation Agricole qui financerait des opérations de réduction des émissions agricoles.

Proposition 12

Dès 2025–2026

Achever l’adoption de la Directive Taxation de l’Énergie, afin d’assurer, partout dans l’UE, des taux de taxation plus bas pour les énergies les moins carbonées.

Proposition 13

Dès 2025–2026

Faire évoluer le Fonds Social pour le Climat vers une redistribution directe des recettes du système de quotas Bâtiments/Transport (SEQE 2) aux citoyens de l’UE, sous forme d’un versement universel, par un paiement direct sous forme monétaire ou sous forme d’une déduction en pied de facture d’électricité

Proposition 14

Dès 2025–2026

Porter le débat sur l’intégration de l’objectif climatique dans un double mandat climatique et de stabilité des prix pour le Système Européen de Banques Centrales, ou d’un objectif de stabilité du prix du quota dans le mandat général de stabilité des prix.

Proposition 15

Dès 2025–2026

Confier la gouvernance et le pilotage dynamique de la Réserve de Stabilité du Marché de quotas d’émissions à la BCE ou à défaut à une autorité indépendante.

Introduction : la tarification du carbone, principes et conditions
de validité

« En effet, dans le cadre des transactions commerciales, des prix de marché sont formés pour tous les biens et services employés, et peuvent servir de base au calcul économique. En l’absence de liberté des transactions sur le marché, il ne peut se former de prix ; sans formation de prix, il ne peut exister de calcul économique. »

Ludwig von Mises, Economic Calculation in the Socialist Commonwealth, 1920.

« La tarification du carbone est une mesure indispensable »

Les travaux menés au sein du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) ont montré, rapport après rapport, l’enjeu existentiel que représente le changement climatique, et l’impératif d’une action rapide pour en limiter l’ampleur et les effets. La synthèse du sixième rapport d’évaluation du GIEC, publiée le 20 mars 2023, affirme ainsi sans ambiguïté la nature du risque : « Climate change is a threat to human well-being and planetary health (very high confidence). There is a rapidly closing window of opportunity to secure a liveable and sustainable future for all (very high confidence) »[1]. Ce rapport souligne ainsi que les émissions de gaz à effet de serre (GES) dues aux activités humaines ont réchauffé le climat à un rythme sans précédent : la température de la surface du globe s’est élevée de +1,1 °C par rapport à la période pré-industrielle. Il affirme encore que « All global modelled pathways that limit warming to 1.5°C (>50%) with no or limited overshoot, and those that limit warming to 2°C (>67%), involve rapid and deep and, in most cases, immediate greenhouse gas emissions reductions in all sectors this decade. Global net zero CO2 emissions are reached for these pathway categories, in the early 2050s and around the early 2070s, respectively. (high confidence) »[2].

Au plan économique, l’effort d’atténuation à réaliser est sans précédent en termes d’ampleur et de moyens à mobiliser, même si l’humanité a déjà connu des transformations comparables en termes de vitesse de déploiement[3]. Pour appuyer cette affirmation inscrite dans la synthèse du sixième rapport, le cas de la France est éclairant : aux termes du rapport Pisani-Mahfouz rendu en mai 2023, « l’ensemble des investissements supplémentaires tous secteurs confondus s’élèverait ainsi à environ 66 milliards par an à l’horizon 2030, soit 2,3 points de PIB, par rapport à un scénario sans les mesures de transition évaluées. »[4]. Des travaux plus récents[5] évaluent l’effort brut additionnel – avant retraitement de la baisse des investissements fossiles – à 110 milliards d’euros (Mds€) par an, qui s’ajoutent à environ une centaine de milliards d’euros d’investissement bruts en 2021, avant accentuation de l’effort. L’évaluation de cet effort n’inclut en outre que les mesures chiffrables dans l’exercice du rapport, c’est-à-dire hors transports maritimes, aériens et puits de carbone[6], et laisse de côté l’effort d’investissement dans l’industrialisation des briques principales de la transition. Un tel effort d’investissement peut se comparer, dans l’histoire économique de l’Occident, au déploiement des infrastructures de la première révolution industrielle au XIXe siècle[7].

Son ampleur implique de concentrer les moyens là où ils auront les effets les plus rapides et les plus profonds. Ainsi, la réalisation de ces réductions d’émissions au meilleur coût socio-économique implique de se doter d’outils permettant de rassembler l’ensemble de l’information disponible sur leurs caractéristiques (volume, coûts, délai de réalisation) pour les comparer ensuite et sélectionner celles qui sont les plus pertinentes. Le système de prix en économie capitaliste a montré qu’il est l’outil de découverte d’information et de sélection le plus efficient que nous connaissions pour organiser l’allocation optimale des ressources et répondre aux besoins exprimés par la collectivité des agents économiques. La lutte contre le changement climatique ne fait pas exception : si nous ne pouvons faire l’économie de l’efficience, vu l’ampleur de la tâche à accomplir, si nous devons trouver les moyens de faire prendre en compte les impacts des émissions fossiles dans l’ensemble des choix économiques de toutes les parties prenantes, alors nous ne pouvons nous passer d’un système de prix du carbone. Comme l’exprime le rapport Tirole-Blanchard, « la tarification du carbone est une mesure indispensable[8] : si un prix du carbone est appliqué de manière uniforme à tous les agents économiques, et fixé à un niveau cohérent avec l’objectif total d’émissions, il aligne la myriade d’intérêts privés vers ce but collectif. S’il est combiné à d’autres politiques pour répondre à d’autres sources d’inefficacités, il atteint son objectif au meilleur coût collectif. »[9].

Certes, la puissance publique peut réduire les émissions par des interventions réglementaires directes, en interdisant certaines activités particulièrement émettrices, en imposant des normes d’émissions sur certaines autres, etc. La synthèse du sixième rapport du GIEC affirme qu’une telle action peut améliorer les résultats des mesures de réduction des émissions, de manière adaptable selon les circonstances nationales[10]. Si cette approche est efficace pour cueillir les low hanging fruits de la transition, c’est-à-dire des baisses d’émissions sans regret et de coût très faible, il convient toutefois d’être prudents sur l’idée que la réglementation, c’est-à-dire une sélection politique par la puissance publique, des efforts à mener, sans les rapporter nécessairement à une intercomparaison de leurs coûts socio-économiques, permette de répondre de manière efficace à l’enjeu du changement climatique. Rien, dans le cas général, ne permettra à la puissance publique de révéler aussi bien les préférences subjectives des agents et de les comparer selon une même règle objective que le système de prix. Rien ne permettra de garantir qu’une norme sur un secteur donné d’un pays donné n’aura pas des répercussions dans d’autres secteurs qui lui seraient économiquement interdépendants et qui viendraient soit dégrader en tout ou partie les effets recherchés en termes de baisses d’émissions, soit poser des problèmes mal anticipés d’acceptabilité politique. Aucun régulateur centralisé ne disposera jamais d’une information parfaite sur l’ensemble des effets des mesures qu’il institue, aucune étude d’impact ne sera jamais assez approfondie. À l’inverse, sous certaines conditions, un système de prix du carbone peut apporter des garanties d’allocation efficiente de l’effort, et peut révéler et mobiliser l’ensemble des informations disponibles sur l’ensemble des comportements des agents participant à l’effort et échangeant à cette fin ressources et informations.

Bien entendu, il faut se garder de tout absolutisme : l’autorité publique est heureusement fondée à intervenir dans de nombreux champs où son action aura par ailleurs des effets positifs en termes d’émissions de GES. L’action pour une meilleure circularité des processus productifs et pour la prévention et la valorisation matière des déchets, l’action pour la qualité de l’air dans les zones urbaines, ou encore les politiques publiques d’amélioration des logements et de lutte contre l’insalubrité ont très souvent des co-bénéfices climatiques. Elles répondent à d’autres objectifs de politique publique qui dépassent le champ de cette analyse, souvent pour traiter d’autres externalités négatives sur d’autres biens communs que le climat. De fait, il serait à la fois réducteur et un peu absurde de ramener l’analyse de la pertinence de toute action publique à la seule question du coût de la tonne abattue. Toutefois une mécanique de tarification du carbone permet, dans ces interventions publiques, de pouvoir agir sans se préoccuper d’intégrer une réflexion ad hoc sur ces co-bénéfices climat souvent difficiles à quantifier : ceux-ci seront traités par les effets de la tarification du carbone dans le système de prix.

Faire émerger un prix du carbone

Construire un système de prix du carbone, c’est-à-dire un prix auquel l’économie consent à payer l’évitement d’une tonne d’émissions de GES, implique de créer un cadre dans lequel une demande de baisses d’émissions vient rencontrer une offre de baisses d’émissions. Pour que cette rencontre ait lieu, il faut que la puissance publique intervienne, d’une part pour créer la demande de baisses d’émissions, et d’autre part pour sécuriser l’émergence et le bon fonctionnement d’un marché efficient où offre et demande se rencontrent. Dans tous les cas, une intervention publique est bien nécessaire, car, sans elle, les agents économiques n’ont aucune incitation à réduire leurs émissions ou plus généralement à tenir compte de l’enjeu climatique – qui n’est matérialisé spontanément nulle part dans le système de prix en économie de marché. Il faut donc imposer une forme d’obligation.

Deux approches existent : soit une obligation de réduire ses émissions d’un certain quantum, soit une obligation de payer au moins un certain prix pour les émissions réalisées. Dans les deux cas, les agents économiques vont mettre en concurrence les différentes approches permettant de réduire les émissions, et réaliser les baisses d’émissions les plus compétitives, sous des hypothèses classiques d’efficience économique.

La première approche repose sur des systèmes de quotas d’émissions. Elle consiste pour la puissance publique à fixer pour chaque période un certain budget carbone, c’est-à-dire un volume total d’émissions de GES (en équivalent dioxyde de carbone ou CO2) pouvant être émis par les agents économiques assujettis, par exemple en réduisant d’une certaine proportion le volume d’émissions de la période précédente. On assigne alors à chaque agent économique assujetti au mécanisme un certain volume de quotas d’émissions, de sorte que la somme des quotas alloués soit égale au budget carbone total de la période. En fin de période, on observe les émissions réalisées par chacun des acteurs : chacun doit présenter un nombre de quotas égal aux émissions réalisées, et paie sinon une pénalité proportionnelle aux émissions réalisées au-delà des quotas dont il dispose. Le montant de cette pénalité libératoire est fixé administrativement et doit en théorie correspondre à la valeur tutélaire du carbone, c’est-à-dire une représentation de la destruction de long terme de surplus collectif par unité d’émission. Au cours de la période, les agents économiques assujettis vont donc s’échanger des quotas pour essayer d’assurer la couverture de leurs émissions. Ils seront prêts à payer pour acheter un quota tant que cela n’est pas moins économique que d’adapter leur activité pour réduire leurs émissions d’une unité. Le prix du quota formé dans ces échanges représente ainsi le coût pour la collectivité du respect du mandat de baisse d’émission qu’elle s’est assignée. Cette approche permet d’apporter la meilleure garantie sur le volume de baisses d’émissions réalisées, mais apporte moins de contrôle ex ante sur le coût auquel elles sont réalisées, si ce n’est que celui-ci est plafonné par le montant de la pénalité libératoire choisie.

La seconde approche repose sur une taxation des émissions : pour chaque période, on fixe un taux de taxation des émissions de GES. Chaque agent économique assujetti doit payer en fin de période une taxe dont le montant est fixé comme le produit de ce taux par ses émissions constatées. Dans cette approche, on rend pertinent économiquement tout effort de baisse d’émissions qui coûte moins que le taux de la taxe, et on dispose donc d’un meilleur contrôle sur le coût auquel les baisses d’émissions sont réalisées. En revanche, on dispose d’un contrôle moindre sur le volume de baisses d’émissions effectivement réalisées par rapport au contrefactuel. De même que le système de quotas peut être assorti d’une pénalité libératoire qui assure un effort minimum, dans un système fiscal, il est possible d’allouer une partie des recettes de la taxe au financement public de compensations réduisant les émissions au niveau désiré, s’il s’avérait ex post que le taux de la taxe était fixé à un niveau trop bas, conduisant à un effort insuffisant de réduction des émissions.

Sur un plan purement économique, sous des hypothèses de disponibilité complète de l’information de manière transparente pour tous les agents, d’anticipations parfaites, de prévisibilité totale des paramétrages futurs par la puissance publique de l’une ou l’autre approche, de rationalité des agents et de concurrence parfaite sur le marché du quota, les deux approches sont équivalentes. Cette équivalence est encore plus claire lorsqu’on assortit le système de taxation du carbone d’une franchise, c’est-à-dire un niveau donné d’émissions par les agents qui n’est pas taxé, qui conduit à des incitations homogènes[11].

Sans ces hypothèses, on peut arguer que le processus de formation de prix du quota, qui part des préférences subjectives de chacun des agents pour construire un prix en le faisant émerger des échanges de biens et de services entre eux, révèle davantage d’information qu’il ne peut en être connu d’un régulateur centralisé qui s’efforce de fixer le taux de la taxe au « juste » niveau pour assurer le niveau d’effort pour le climat le plus pertinent socio-économiquement. L’approche reposant sur un système de quotas ajoute une contrainte et un degré de liberté additionnels au problème d’optimisation général qu’est l’échange économique, et vient ainsi intégrer l’enjeu climatique dans « l’ordre engendré par l’ajustement mutuel de nombreuses économies individuelles sur un marché »[12], de manière plus efficiente qu’une approche par taxation des émissions qui assigne un prix administré à ce nouveau degré de liberté. Par surcroît, le mécanisme de quotas comporte comme dispositif de sécurité le niveau de la pénalité libératoire qui est également plus facile à anticiper pour les acteurs économiques et à internaliser dans leurs préférences, tandis que son analogue dans un système de taxation, qui est un « terme de bouclage » finançant sur les recettes de la taxe les éventuels efforts non réalisés en cas de paramétrage inadéquat de la taxe, présente davantage de difficultés de gouvernance – il peut être tentant de le flécher sectoriellement ou en tout cas de distordre l’effort vers tel ou tel secteur répondant mieux à des contraintes politiques exogènes – et davantage d’incertitudes dans son anticipation par les acteurs économiques.

On peut en outre observer qu’au strict périmètre des paramètres qui doivent être fixés administrativement, l’incertitude que présentent l’un et l’autre mécanisme n’est pas la même. Faut-il prendre plutôt le risque de laisser un peu trop d’émissions être réalisées, en contrôlant mieux le niveau maximal d’effort de réduction consenti par la collectivité, ou prendre davantage de risque sur cet effort, pour une garantie plus forte sur le volume d’émissions ? Sans entrer dans des considérations morales[13], au plan économique il s’agit in fine de comparer les dommages réalisés par un incrément d’émissions, et le coût que représente un effort incrémental de réduction d’émissions. On sait depuis Weitzman[14] que lorsque la fonction de dommages marginaux est suffisamment pentue, des mécanismes de quotas sont préférables, propriété qui demeure vraie que le dommage environnemental soit proportionnel au flux d’émissions ou au stock d’émissions réalisé historiquement[15]. Comme le montre le sixième rapport du GIEC précité, la fonction de dommage marginal devient quasi-verticale à un certain niveau d’émissions.

En dépit de ces considérations, la principale différence entre ces deux approches est de l’ordre du politique et de leur gouvernance : dans de nombreux systèmes politiques, du fait de traditions constitutionnelles remontant au XVIIIe siècle, l’institution et le paramétrage de systèmes fiscaux implique un contrôle plus fort par le législateur, ce qui n’est pas le cas de systèmes de quotas échangeables : en droit européen, instituer une taxe implique a priori l’unanimité au sein du Conseil, tandis qu’instituer un système de quotas peut s’inscrire dans une procédure de législation à la majorité qualifiée ; en droit français, instituer une taxe, fixer son assiette et son taux, relèvent du domaine de la loi, et par tradition légistique plutôt de la loi de finances, tandis qu’un système de quotas suppose une intervention législative plus limitée, au plan des principes généraux de conception, laissant davantage de latitude et de flexibilité au domaine du règlement, et donc à l’action de l’exécutif. C’est principalement cette différence qui a conduit l’UE à privilégier un système de quotas.

Les défis de la tarification du carbone

Le défi des fuites de carbone

Les difficultés les plus importantes que rencontre un système de quotas d’émissions ne résident pas dans la fixation absolue de ses paramètres, à savoir le volume de quotas alloués à chacune des périodes et le niveau de la pénalité libératoire, mais dans l’organisation de son fonctionnement et de sa gouvernance pour assurer la plus grande prévisibilité possible pour les participants, sa couverture aussi complète que possible des agents économiques, et le caractère concurrentiel et efficient du marché de quotas.

En premier lieu, il est important de s’assurer que le système de quotas couvre de manière aussi complète que possible l’ensemble des agents économiques émettant des GES. Si cette couverture n’est pas complète, et s’il existe des situations où certains agents économiques sont soumis à quotas et d’autres non alors même qu’ils sont en concurrence – au sens où leurs produits sont suffisamment substituables du point de vue de la demande pour être un seul et même marché pertinent du point de vue de l’analyse concurrentielle –, alors la demande pesant sur ceux qui sont soumis à quotas sera réduite et déplacée vers ceux qui n’y sont pas soumis : si la substituabilité entre les deux catégories est parfaite, le déplacement de demande est parfait, et les émissions sont purement et simplement transférées hors du périmètre de l’économie soumise à quotas, sans être réduites pour autant. On désigne ce phénomène sous le nom de fuites de carbone (carbon leakage), tout simplement car les émissions de GES « fuient » hors du champ du système de quotas.

En pratique, un système de quotas ne peut être imposé par une gouvernance mondiale, ce qui conduit les systèmes de quotas à être construits à l’échelle au mieux de marchés uniques (UE), ou à une échelle nationale voire infranationale. Les biens et services étant quant à eux échangeables au-delà de ces périmètres, il existe de ce fait un premier risque de fuites de carbone, si des productions assujetties à quotas d’une zone géographique donnée sont substituables par des productions non assujetties ailleurs et importées dans cette zone. Du fait des coûts de transport et des éventuels autres coûts d’échange (droits de douane, etc.), il n’existe pas de substituabilité parfaite, ce qui conduit donc à maintenir une certaine action pour le climat, mais il reste qu’en économie ouverte, les fuites de carbone sont une réalité problématique, à laquelle des solutions doivent être trouvées.

Les mêmes fuites de carbone existent également au sein d’une économie ayant mis en place une tarification du carbone si celle-ci ne couvre pas la totalité des agents économiques. En effet, si certains secteurs de l’économie sont soumis à quotas, et d’autres non, les mêmes effets de déplacement de la demande vers les secteurs non soumis peuvent se former, de manière indirecte. Si une économie soumet à tarification du carbone le secteur industriel mais pas celui des transports de marchandises, des choix d’organisation industrielle ayant un recours intense à des transports de marchandises très émetteurs pour leur logistique sont favorisés par rapport à des choix plus concentrés et intégrés géographiquement, à émissions constantes des activités industrielles considérées, ce qui « déplace » des émissions vers le secteur des transports. Considérons pour cela un exemple simple : un bien intermédiaire B, disponible dans une ville A doit être transformé en un bien B1 pour être proposé à la consommation. Deux usines existent pour faire cette opération : celle de la ville A1 la réalise à un coût unitaire de 15 €, en émettant une tonne de carbone par unité, et celle de la ville A2 la réalise à un coût unitaire de 20 €, en émettant 0,5 tonne de carbone par unité. Supposons encore que toute la demande pour le bien B1 se situe dans la ville A1 . Si l’on ne prend pas en compte les émissions ou les coûts du secteur des transports, il est plus pertinent en termes d’émissions de GES de produire dans la ville A2 : dès que le prix du carbone dans le secteur industriel dépasse 10 € par tonne, c’est également le choix qui est le plus économique. Si l’on tient compte du secteur des transports, imaginons par exemple que transporter une unité entre les deux villes A1  et A2  (aller simple) coûte 1 €, et émet 0,5 tonne. On voit que, dans ce cas, le choix consistant à faire transformer B dans la ville A2 , qui émet en tout 1,5 tonne, est en réalité plus émetteur que de tout réaliser dans la ville A1 , ce qui n’en émet qu’une. Sans prendre en compte les émissions du secteur des transports, mais seulement ses coûts, c’est à partir de 14 € la tonne qu’il est économique de produire dans la ville A2 . Pourtant, si l’on tient compte des émissions du secteur des transports, on ne devrait jamais faire cela. Ainsi, la non prise en compte des émissions du secteur transport a conduit à une « fuite » d’émissions du secteur industriel vers le secteur des transports.

De même, si une économie ne soumet pas à tarification du carbone le secteur agricole et le secteur UTCATF[16], mais y assujettit le secteur industriel, la substitution de combustibles fossiles par de la biomasse est pertinente dès que l’écart de prix entre biomasse et combustible fossile devient inférieur au prix du quota rapporté aux émissions unitaires du combustible fossile, ce indépendamment des émissions induites ou évitées par la production de la biomasse, quelles que soient les émissions du secteur agricole (carburants agricoles, émissions liées aux engrais ou pratiques agricoles améliorant le stock carbone du sol, etc.) ou liées à l’usage des sols (évolution du puits de carbone). Pour prendre un exemple, imaginons qu’une tonne de charbon, qui coûte 100 €/t, émettant une tonne équivalent carbone (téqCO2) puisse être remplacée par une tonne de biomasse, qui coûte 200 €/t, dont la combustion n’est pas assujettie à quotas : il est intéressant de passer à la biomasse dès que le prix du carbone dépasse 100 €/t. Si cette biomasse a été produite de manière durable, et a en réalité stocké 0,5 tonne de carbone dans le sol en plus du stockage dans la biomasse en elle-même, sa production est sous-rémunérée de 50 €/t. Si cette biomasse a été produite de manière non durable, en réduisant le stock de carbone dans le sol de 0,5 tonne, on a déplacé la moitié des émissions du procédé industriel vers le secteur usage des sols, hors système de quotas. Dit de manière plus frustre, on a converti une partie des émissions industrielles en dégradation des écosystèmes et en déforestation. Ceci conduit soit à déplacer des émissions industrielles vers le secteur agricole et UTCATF si la biomasse marginale est produite avec une émission nette positive, soit à rémunérer insuffisamment cette substitution si la biomasse marginale est produite avec une émission nette négative.

En pratique, il n’existe pas de manière simple de soumettre à système de quotas l’ensemble d’une économie : participer à un tel système a un coût d’entrée et des coûts d’interface, du fait des analyses et productions documentaires permettant d’établir les émissions annuelles des acteurs assujettis, des certifications par des tiers de ces évaluations, des coûts d’accès aux marchés du quota, etc. Ceci rend difficile d’envisager la participation d’acteurs de petite taille, et a conduit la plupart des systèmes de quotas à s’attacher en priorité à des secteurs relativement granulaires, concentrés sur quelques acteurs importants pour lesquels les émissions sont d’ampleur suffisante pour justifier la mise en place de cette infrastructure de marché : industrie lourde, puis transport aérien ou maritime.

En théorie, on peut noter que ce problème de transferts intersectoriels admet une réponse simple qui serait d’instituer, pour les secteurs non soumis à quotas, une taxe carbone. De telles approches duales ont un retour d’expérience assez défavorable, comme le relève le rapport Blanchard-Tirole : « la tarification du carbone sous sa forme duale (marché SEQE et taxe carbone pour les secteurs non couverts par le SEQE) n’a pas su convaincre la population, comme en atteste le mouvement des Gilets jaunes. Sa complexité et son manque de transparence en ont fait, aux yeux du public, une énième taxe sans réel intérêt écologique. […] L’écart important observé entre le prix des quotas et le futur montant de la taxe carbone, ainsi que les nombreuses dérogations sectorielles à cette taxe, ont poussé les Français à dénoncer un système inéquitable. »[17]

On peut toutefois essayer de répondre aux derniers points, en imaginant un système sans dérogations, et dont le taux de la taxe carbone serait calibré sur le prix du quota observé sur le marché au cours de la période de taxation. Néanmoins, cette réponse théorique se heurte à deux difficultés pratiques : d’une part l’acceptabilité politique de telles taxes, et d’autre part la difficulté à quantifier les émissions pour les secteurs non soumis à quotas : au premier ordre celles-ci se déduisent de la consommation de produits fossiles, mais cela omet les effets pouvant être très importants – en positif comme en négatif – des changements d’usage des sols et plus généralement de l’altération du stock de carbone. Elle se heurte en outre à une difficulté théorique : rien ne garantit que le coût du respect du budget carbone formé par le système de quotas sur les parties de l’économie qui y sont soumises soit le même que celui des secteurs non assujettis, et donc le risque est de faire peser un effort disproportionné sur certains secteurs par rapport à d’autres. A titre d’exemple, considérons une économie dotée de deux secteurs : un secteur industriel soumis à quotas, qui émet 100 MtéqCO2/an, et un secteur résidentiel non soumis à quotas, qui émet 200 MtéqCO2/an. Supposons que le système de quotas soit paramétré pour faire réaliser une baisse de 5 MtéqCO2/an sur le secteur industriel (5%), ce qu’il réalise à un prix du quota de 30 €/t, par exemple en faisant remplacer du charbon par du gaz dans la production d’électricité, ce pour quoi il existe un gisement de 20 MtéqCO2/an de baisse, les baisses d’émissions suivantes étant accessibles à 80 €/t. Si l’on applique une taxe carbone à 30€/t sur le secteur résidentiel, mais qu’en pratique, il n’existe qu’un gisement de 5 MtéqCO2/an de baisses d’émissions sur ce secteur accessibles à 20 €/t (par exemple suppression de chaudières fioul), le reste n’étant accessible qu’à partir de 50 €/t, on ne parviendra qu’à une baisse de 10 MtéqCO2/an des émissions sur l’ensemble de l’économie. Par contraste, un système de quotas optimal sur l’ensemble de l’économie visant 5% de baisse des émissions réaliserait 15 MtéqCO2/an de baisse, en faisant porter 5 MtéqCO2/an sur le secteur résidentiel par suppression des chaudières fioul, puis 10 MtéqCO2/an sur le secteur industriel par substitution gaz/charbon.

Répondre à ce défi des fuites de carbone, tant géographiques qu’intersectorielles, implique donc de concevoir les mécanismes de quotas dans une dynamique d’extension graduelle à l’ensemble de l’économie, sinon du système de quota en lui-même, du moins du système d’incitations et de partage d’information entre les agents qu’il parvient à produire.

Le défi de la lisibilité et de la prévisibilité des incitations

Un second défi d’un système de quotas est celui de la lisibilité et de la prévisibilité des incitations dans la durée. Les choix des agents économiques, notamment lorsqu’il s’agit de réductions d’émissions de GES, s’inscrivent dans une temporalité : pour réduire les émissions, il faut dans la plupart des cas réaliser des investissements dont la rentabilité dépendra non seulement du prix du quota lors de leur réalisation mais également des prix du quota observés dans le futur, sur l’ensemble de leur durée de vie. On pourrait arguer qu’un système de taxation apporte un bon niveau de garantie sur le prix du carbone futur, mais l’expérience française a montré que la capacité du politique à imposer une taxation du carbone de manière juridiquement stable[18] ou à maintenir au fil des projets de loi de finances successifs une cohérence de la taxation du carbone face aux contraintes politiques comme budgétaires était au mieux perfectible[19]. À l’inverse, si les systèmes de quotas ont en pratique présenté une relative robustesse dans la fixation de ses paramètres face aux contraintes politiques comme en termes de sécurité juridique globale du dispositif, la question demeure de leur capacité à répondre à des chocs économiques non anticipés.

En effet, si en cours de période, un choc économique exogène vient réduire brutalement l’activité des secteurs assujettis à quotas, et pour la même raison leurs émissions de GES, la demande de quotas se réduit brutalement, sans que l’offre n’ait été modifiée : le prix du quota baisse fortement. Certes les émissions ont effectivement baissé, donc l’objectif est atteint sur la période considérée, mais cela pose un double problème si l’on se place dans un cadre intertemporel. En premier lieu, des investissements réalisés antérieurement dans la baisse d’émissions peuvent voir leur rentabilité remise en cause, et ne pas pouvoir être maintenus, conduisant à réaugmenter les émissions ultérieurement. En second lieu, il faut s’assurer que ces quotas « excédentaires » soient retirés du système, afin d’éviter qu’ils bloquent durablement le prix du quota à un niveau très bas, et de s’assurer que lorsque interviendra la reprise économique après le choc exogène, celle-ci retrouve une incitation carbone sans attendre d’avoir retrouvé le niveau d’émissions précédant le choc.

L’existence d’un marché organisé du quota carbone permet d’assurer l’émergence en même temps d’un marché de produits dérivés, et notamment de contrats à terme sur le quota, qui permettent aux agents économiques qui y sont soumis de se couvrir vis-à-vis de risques à la hausse ou à la baisse du prix du quota à différents horizons futurs. Pour des raisons qui ont trait à la profondeur et à la liquidité du marché de quotas, à la temporalité des périodes successives du quota, à l’existence dans le cadre juridique et régulatoire des systèmes de quotas de dates butoir déclenchant le réexamen par la puissance publique des paramètres du système, le seul jeu des marchés ne peut à gouvernance constante faire émerger les signaux de prix de long terme du quota qui répondent à ce besoin de lisibilité et de prévisibilité.

Le défi de l’acceptabilité politique et sociale

Enfin, toute entreprise de tarification du carbone rencontre un défi d’acceptabilité politique et sociale. Si comme le relève le rapport Blanchard-Tirole, « il existe parmi les économistes un fort consensus sur le fait qu’un prix uniforme du carbone est nécessaire pour permettre une transition écologique efficace et juste »[20], et si l’opinion publique reconnaît maintenant sans ambiguïté l’importance d’agir pour le changement climatique (82% des sondés expriment leur inquiétude à l’égard du changement climatique, selon un sondage IFOP réalisé en juin 2023[21]), la tarification du carbone va nécessairement rencontrer un défi d’acceptabilité politique et sociale : dans la même étude, 74% des sondés adhèrent à l’affirmation selon laquelle dans la lutte contre le réchauffement climatique, l’Etat demande trop d’efforts aux citoyens les plus pauvres et pas assez aux plus riches.

L’expérience des politiques publiques françaises depuis 2017 a montré que des approches de tarification directe du carbone, qui font porter directement sur les factures des ménages ou d’agents économiques hors système de quotas un coût du carbone dans une approche fiscale, étaient profondément impopulaires. Cette impopularité a été confirmée dans les travaux de la Convention Citoyenne pour le Climat, qui a choisi de ne pas rouvrir à court terme la question de la taxation du carbone. A l’inverse, on peut noter que « les mesures dont le coût reste invisible pour la population [telles que les mécanismes de quotas] sont plus populaires, ou ne font du moins pas l’objet d’une contestation ouverte. Pourtant, elles sont par nature aussi punitives, voire davantage, qu’un prix du carbone »[22]. Mais il est permis de s’interroger : les systèmes de quotas s’accompagnent-ils réellement d’une meilleure acceptabilité sociale, ou bien simplement attisent-ils un mécontentement général vis-à-vis des effets économiques de la tarification du carbone qui ne parvient pas à se concentrer sur une mesure de politique publique particulière, du fait que le lien est trop indirect pour être identifié par les citoyens ?

Le rapport Blanchard-Tirole relève plusieurs enjeux d’acceptabilité politique et sociale. Il relève que celle-ci doit tenir compte de la tragédie des horizons : il est plus difficile de consentir des efforts si leurs bénéfices ne se réalisent qu’à des horizons temporels lointains. Elle doit tenir compte également de la tragédie des biens communs, qui renvoie à la question des fuites de carbone géographiques : sans répondre à cette question, il paraît difficile de construire une acceptabilité politique de la tarification du carbone dans un espace géographique donné, si les activités économiques y sont en concurrence avec des activités étrangères qui ne réalisent pas le même effort pour le climat. Nous l’avons vu, répondre à ces deux défis est de toute façon nécessaire pour qu’un système de quotas soit efficient.

L’acceptabilité sociale de la tarification du carbone se heurte ensuite à un décalage entre les coûts estimés par les agents économiques, en particulier les ménages, des différentes mesures de lutte contre le changement climatique, et leurs coûts réels, ainsi qu’entre les efforts dont ils ont intériorisés la nécessité et qu’ils sont prêts à supporter, et les efforts qui doivent réellement être consentis. Aux termes du rapport, « les politiques des trois dernières décennies portent une responsabilité dans cette perception biaisée d’une transition énergétique heureuse, créatrice de millions d’emplois et de réduction de la facture d’électricité. »[23] En outre et surtout, elle se confronte à des considérations d’équité et de justice sociale, dès lors que certains seront amenés à supporter des efforts plus importants que d’autres, et que les ménages modestes consacrent une part plus importante de leur revenu pour se chauffer et se déplacer, et donc seront particulièrement affectés par la tarification du carbone, sauf à mettre en œuvre un accompagnement spécifique.

Bien entendu, le système de prix en économie ouverte et avec un marché efficient et concurrentiel révèle un partage de l’effort qui est la meilleure expression des préférences subjectives, au regard des informations apportées dans le système économique par les agents. Il apporte ainsi, en théorie, un résultat au problème d’optimisation qui représente le maximum relatif de « justice sociale ». Chacun des citoyens est libre d’avoir sa réponse relative à ce qui est « socialement juste », mais le système de prix exprime ce qui est le « moins injuste » pour la collectivité dès lors qu’il fonctionne de manière efficace, sans qu’il soit jamais possible de définir dans l’absolu le « socialement juste ». Pour autant, rien ne garantit l’identité de ce que le système de prix révèle comme résultat « socialement juste » des préférences des agents, avec ce que le système politique matérialise, à travers le suffrage et l’opinion publique, comme les attentes de la société en matière de justice sociale. Rien n’oblige à ce que l’idée que chaque électeur se fait de la justice sociale dans l’isoloir soit cohérent avec ce que chaque agent économique exprime dans le système de prix. Sans se doter d’instruments qui rapprochent le résultat du système de prix des attentes politiques des citoyens, on prête le flanc à une remise en cause du système de prix en lui-même, et de tout ce que son efficience apporte au bien commun. La puissance publique peut à cet égard être fondée à intervenir pour assurer une forme politique d’équité redistributive, tant qu’elle s’efforce de préserver le fonctionnement du système de prix.

Cette question d’équité redistributive vaut à l’échelle des agents économiques et des ménages – pour lesquels une attention particulière doit être portée aux situations de « trappe » pour des ménages ne disposant pas de la trésorerie nécessaire ou de la faculté technique de pouvoir passer à des modes de consommation moins émetteurs – mais également à l’échelle territoriale. La transition énergétique et l’imposition d’une tarification du carbone verront en effet certains territoires perdre ce qui était historiquement le cœur de leur activité économique, tels que les territoires houillers, tandis que d’autres verront émerger une rente nouvelle, par exemple des territoires capables de produire durablement – malgré les effets du changement climatique – de l’énergie renouvelable sous forme de biomasse ou d’hydroélectricité, dans des conditions compétitives.

Si répondre au défi des fuites de carbone et répondre au défi de la lisibilité et de la prévisibilité intertemporelle des incitations permet, dans une bonne mesure, de répondre aux deux derniers enjeux identifiés dans le rapport, il paraît difficile de faire l’impasse sur les enjeux redistributifs et d’équité politique que comporte la tarification du carbone. Ceux-ci se jouent à la fois à l’échelle des agents économiques individuels, et particulièrement des ménages, à l’échelle des territoires les plus affectés par les transformations économiques liées au prix du carbone, et à l’échelle des secteurs économiques.

Sans répondre à ces enjeux d’acceptabilité politique et sociale, auxquels participent, nous l’avons vu, le besoin de lisibilité et de prévisibilité des incitations et le besoin de résorber les fuites de carbone, eux-mêmes nécessaires à l’efficacité du mécanisme, la mise en œuvre durable d’une tarification du carbone, indispensable au succès de l’action climatique, sera impossible. C’est donc à ce triple défi qu’est confronté tout effort de tarification du carbone, et c’est à ce triple défi qu’il appartient de répondre.

Le système de prix du carbone en Europe

« Ce sont là les monuments de vrais souverains, qui étaient les pères de leur peuple, les testateurs d’une postérité qu’ils accueillaient comme la leur. Ce sont là les grands sépulcres édifiés par ambition, mais par l’ambition d’une insatiable bienveillance qui, non contente de régner en dispensant le bonheur de leurs sujets l’instant fugace que durent les vies humaines, s’était efforcée, par toutes les aptitudes et les capacités d’un esprit vivace, d’étendre l’empire de sa générosité au-delà des limites de la nature, et de se perpétuer de générations en générations, en gardiens, protecteurs, et nourriciers de l’humanité. ».

Edmund Burke, The Nabob of Arcot’s Debts

Principe de fonctionnement du Système européen de quotas d’émissions (SEQE)

L’UE, et antérieurement la Communauté économique européenne, est partie à la convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques. C’est dans ce cadre que s’inscrivent ses engagements climatiques communs : depuis l’approbation le 25 avril 2002, au nom de la Communauté européenne, du protocole de Kyoto à la convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques et l’exécution conjointe des engagements qui en découlent, la Communauté et ses États membres se sont été engagés à des efforts de réduction de leurs émissions anthropiques agrégées de GES – sur la période 2008–2012 à hauteur de 8% par rapport au niveau de 1990.

Le Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE) affirme explicitement à l’article 191(1) la place dévolue à la lutte contre le changement climatique dans la politique environnementale de l’UE, et place l’action en la matière sous le régime de la procédure législative ordinaire, à la majorité qualifiée : antérieurement, le Traité sur l’Union Européenne issu de Maastricht reconnaissait déjà la faculté de l’UE à intervenir pour « faire face aux problèmes régionaux ou planétaires de l’environnement », là encore selon la voie ordinaire.

C’est dans ce cadre que s’inscrit la directive du 13 octobre 2003 établissant un système d’échange de quotas d’émission de GES, capitalisant sur plus de dix ans de travail et notamment sur les données issues du mécanisme de surveillance des émissions prévu par la décision 93/389/CEE du Conseil du 24 juin 1993, mécanisme qui permettait déjà de disposer d’un premier cadre de comptabilisation et de traçabilité documentaire indispensable pour envisager la mise en place d’un système de quotas. Celui-ci répond strictement aux principes de conception généraux évoqués dans le chapitre précédent : on alloue des quotas d’émission aux acteurs économiques qui sont assujettis de telle sorte que la somme des quotas alloués représente le « budget carbone » d’émissions pouvant être réalisées au cours de la période, on laisse les acteurs économiques s’échanger les quotas, et en fin de période, on vérifie pour chaque acteur que les émissions effectivement réalisées sont couvertes par les quotas dont il dispose. Pour ceux qui s’écartent de l’équilibre attendu, l’écart fait alors l’objet d’une amende proportionnelle dont le montant est fixé ex ante et qui est non libératoire.

Lors de son lancement au 1er janvier 2005, le système européen d’échange de quotas d’émission (SEQE) constituait le plus grand système d’échange de quotas au monde. Le SEQE a été graduellement mis en place en plusieurs phases, et doit à cet égard être envisagé comme un processus continu d’amélioration en vue d’un système de quotas aussi englobant que possible et dans lequel les distorsions sont progressivement réduites jusqu’à être éliminées.

Dans la Phase I (2005–2007, directive 2003/87/CE), qui avait vocation à servir de test-pilote du dispositif, seuls étaient concernés le secteur de la production électrique et des installations de combustion dépassant 20MW, ainsi que quelques secteurs d’industrie lourde très émetteurs (sidérurgie, cokerie, raffinage, transformation de minerais, ciment, verre, céramiques, papier et carton). Les quotas étaient alloués pour l’essentiel de manière gratuite aux participants, dans le cadre d’un plan national d’allocation défini par les États membres avec un contrôle par la Commission selon des critères fixés dans la directive, portant principalement sur la cohérence des cibles fixées par l’État membre avec ses objectifs du Protocole de Kyoto, en tenant compte des émissions du secteur soumis au SEQE en regard des émissions des autres secteurs de son économie. La pénalité était sur cette période établie à 40 €/t (article 16).

La Phase II (2008–2012, directives 2008/101/CE et 2009/29/CE), qui coïncidait avec la période d’engagement au titre du Protocole de Kyoto, a significativement élargi le dispositif, à la fois au plan géographique, en associant au mécanisme les États de l’EEE (Norvège, Islande, Liechtenstein), en élargissant très significativement la liste des secteurs couverts, aussi bien au sein des activités industrielles qu’en ajoutant le transport aérien pour les vols intraeuropéens, et en élargissant à davantage de GES. Elle est également venue assurer un contrôle plus strict des plans nationaux d’allocation, imposant notamment une part minimale d’allocation en enchères des quotas, complémentairement aux allocations gratuites, et permettre, en cohérence avec le cadre de Kyoto, d’intégrer en pratique dans le SEQE les crédits issus du Clean Development Mechanism et des Joint Initiatives, en particulier des projets de compensation réalisés hors-UE. La pénalité a été sur cette période portée à 100 €/t (article 16), indexée sur l’indice des prix à la consommation.

La Phase III (2013–2020) est venue principalement prévoir une allocation de quotas à l’échelle européenne et non plus nationale, avec une quantité de quotas délivrée pour l’ensemble de l’UE calibrée selon un facteur linéaire de baisse de 1.74% par rapport au total de quotas délivré dans les plans nationaux en moyenne sur la Phase II (article 9), et en faisant de l’allocation des quotas par enchères de manière ouverte, transparente, harmonisée et non discriminatoire (article 10(4)) la règle générale – avec certains quotas gratuits pour les États membres nouveaux entrants (article 10ter), et pour les secteurs les plus exposés à la concurrence internationale (article 10quater). La pénalité est demeurée fixée à 100 €/t constants (article 16) sur cette période.

Depuis 2015 et l’Accord de Paris[24], l’UE est engagée à établir, communiquer et actualiser les contributions successives déterminées au niveau national qu’elle prévoit de réaliser, sur une base quinquennale. Elle est également tenue de prendre des mesures internes pour l’atténuation en vue de réaliser les objectifs desdites contributions. Ceci conduit l’UE à réviser régulièrement les instruments de politique publique qu’elle institue à son niveau, ainsi que les objectifs établis par les États membres, afin d’assurer l’adéquation entre ses mesures internes et la contribution déterminée au niveau européen. L’UE s’est dans cette perspective dotée d’un cadre de gouvernance interne, issu du règlement 2018/1999, par lequel les objectifs européens sont mis en rapport avec les contributions et plans d’actions de chaque État-membre, appelés Plans Nationaux Intégrés Énergie Climat, dans un processus itératif.

La Phase IV (2021–2030, directive 2018/410) s’est ouverte avec pour principales évolutions une accentuation du facteur linéaire de baisse, à 2.2%, traduisant une accentuation de l’action climatique de l’UE : le budget carbone, c’est-à-dire le volume total de quotas en circulation, baisse plus vite qu’au cours de la phase précédente, en cohérence avec une cible de baisse d’émissions de 43% par rapport à 2005 sur le secteur soumis au système de quotas. Pour l’année 2021, 1.571,58 Mt de quotas étaient ainsi en circulation, avec une réduction annuelle de 43 Mt. 57% des quotas sont obligatoirement mis aux enchères : si les différents régimes d’allocation gratuite conduisent à excéder 43% des quotas, un facteur de correction uniforme transsectoriel est appliqué pour réduire autant que nécessaire les allocations de quotas gratuits[25], avec un tampon de 3% dans le volume de quotas mis en enchères pour éviter le recours à cette faculté ou l’atténuer. La pénalité est demeurée fixée à 100 €/t constants (article 16) sur cette période. Entre la Phase III et la Phase IV, outre cette évolution paramétrique, les principales modifications ont porté sur les instruments prévus par le mécanisme pour les territoires les plus affectés, pour les secteurs les plus exposés à la concurrence internationale et aux fuites de carbone, et pour améliorer la lisibilité et la prévisibilité du signal prix.

L’UE s’est à partir de la Phase 3 dotée d’une plateforme d’échange commune[26] où le quota d’émission, respectivement pour le secteur des installations fixes, c’est-à-dire pour l’industrie et pour l’aviation, peut être échangé, aussi bien au spot que sous forme de produits à terme, et qui assure les enchères allouant les quotas, complétant l’ensemble de l’infrastructure technique du marché (registre des émissions et des quotas, certification et audit, contrôle administratif du respect des obligations au titre du SEQE).

En synthèse, au 1er janvier 2021 (début de la Phase IV), le SEQE était un mécanisme de quotas assurant l’émergence d’un prix du carbone, agrégeant l’ensemble des contributions à l’effet de serre des principaux GES émis par les activités humaines en équivalence-carbone, à l’échelle de 30 Etats[27] représentant 453 millions d’habitants, un PIB de 16.300 milliards de dollars, 3.27 GtéqCO2/an d’émissions de GES, et 1,449 Gt de quotas en circulation pour l’année 2021, ce qui en fait de loin le plus important mécanisme de tarification carbone au monde. Son développement continu, visant à assurer une exposition de plus en plus efficiente à une tarification carbone de mieux en mieux formée pour reflêter la réalité du coût de l’effort d’atteinte des baisses d’émissions de l’UE, a sans surprise rencontré le triple défi que nous évoquions plus haut. Parvenir à préserver son efficience malgré les fuites de carbone géographiques comme sectorielles, parvenir à assurer un prix du carbone lisible et anticipable pour les acteurs économiques, qui résiste aux fluctuations conjoncturelles de l’activité économique, et réponde au défi de son acceptabilité sociale à mesure qu’il s’élargit à davantage de secteurs et commence à porter des effets politiquement perceptibles sur le pouvoir d’achat et l’activité économique européenne, est devenu un défi de plus en plus prégnant pour le système européen.

Évolutions apportées dans Fit for 55 – Révision de la directive SEQE

Dans sa communication du 11 décembre 2019 intitulée « Le pacte vert pour l’Europe », la Commission a affirmé une stratégie de croissance et de développement économique qui repose sur une économie moderne, efficace dans l’utilisation des ressources et compétitive, caractérisée par un objectif : l’absence d’émission nette de GES au plus tard en 2050. C’est à l’aune de cet objectif de neutralité climatique en 2050 que la Commission a réévalué l’objectif européen de réduction des émissions de GES de l’UE à l’horizon 2030 sur la base d’une étude d’impact approfondie et des retours des États membres dans le cadre du processus prévu par le règlement 2018/1999. Cette analyse a conduit la Commission à établir la nécessité de réduire les émissions de GES et de renforcer les absorptions d’ici à 2030, de sorte que les émissions nettes de GES, c’est-à-dire les émissions après déduction des absorptions, soient réduites d’au moins 55% d’ici à 2030 par rapport aux niveaux de 1990, dans tous les secteurs de l’économie et dans l’ensemble de l’UE, soit un rehaussement très substantiel de l’ambition commune de réduction des émissions.

Ce processus a conduit au règlement 2021/1119 du 30 juin 2021[28], dit Loi Européenne pour le Climat, qui inscrit dans une disposition législative commune d’application directe l’objectif européen de neutralité climatique (art. 2), ainsi que le nouvel objectif contraignant de l’UE en matière de climat pour 2030 (art. 4(1)). Ce même texte établit un processus de gouvernance pour définir l’objectif 2040, sur proposition de la Commission dans un délai de six mois suivant le premier bilan mondial visé à l’article 14 de l’Accord de Paris (soit en 2025–2026) (art. 4(3)).

Cette accentuation de l’ambition commune européenne, dans le cadre du Pacte Vert, au cœur du mandat de la première Commission von der Leyen (2019–2024) et réaffirmée dans chaque discours sur l’État de l’Union, a conduit à un travail sans précédent de révision de l’ensemble des textes européens en matière énergie-climat. Comme le rappelle la Loi Européenne pour le Climat, l’UE a mis en place un cadre réglementaire pour atteindre l’objectif de réduction des émissions de GES à l’horizon 2030 convenu en 2014, avant l’entrée en vigueur de l’Accord de Paris, dans lequel le SEQE joue un rôle central, en tant que « pierre angulaire de la politique climatique de l’Union et […] instrument majeur dont l’Union dispose pour réduire les émissions de gaz à effet de serre de manière efficace en termes de coûts »[29]. Dans cette perspective, un ensemble de sept textes, deux directives, trois règlements, et deux décisions est venu modifier très substantiellement le mécanisme européen de quotas d’émissions pour en accroître l’ambition tout en apportant des réponses au triple défi évoqué plus haut (prévention des fuites de carbone, lisibilité des signaux économiques et acceptabilité sociale) que comporte tout système de tarification carbone.

La révision du SEQE dans le cadre de Fit for 55 : augmenter l’ambition et répondre aux trois défis

Les textes modifiés dans le cadre de Fit for 55, sur lesquels nous reviendrons tout au long du présent chapitre, sont les suivants :

  • Directive 2023/959 : Mise à jour générale de la directive 2003/87 relative au Système Européen d’Échange de Quotas d’Émission et augmentation de son ambition générale, intégration du secteur maritime dans le cadre du SEQE Aviation, création du SEQE 2 pour les secteurs du Bâtiment et des Transports Terrestres ;
  • Décision 2023/852 : Mise à jour de la décision 2015/1814 relative à la Réserve de Stabilité du Marché ;
  • Règlement 2023/956 : Institution d’un Mécanisme d’Ajustement Carbone aux Frontières (MACF) ;
  • Règlement 2023/955 : Institution d’un Fonds Social pour le Climat ;
  • Règlement 2023/957 : Intégration du secteur maritime dans le système d’échange de quotas d’émission de l’UE et la surveillance, la déclaration et la vérification des émissions d’autres GES et des émissions d’autres types de navires ;
  • Directive (EU) 2023/958 : Mise à jour du cadre relatif au SEQE Aviation ;
  • Décision 2023/136 : Dispositions d’articulation entre le SEQE Aviation et une future entrée en vigueur de CORSIA[30].

L’accentuation paramétrique du mécanisme : réaligner les paramètres du mécanisme sur l’effort climatique de l’UE

Relever l’ambition climatique de l’UE pour viser une baisse de 55% en 2030 par rapport à la référence 1990 implique en premier lieu de réviser en profondeur les choix paramétriques pour le SEQE : la Commission a estimé que la réalisation de l’objectif de réduction des émissions de l’UE à l’horizon 2030 nécessitera une diminution des émissions des secteurs couverts par le SEQE de l’UE de 62% par rapport aux niveaux de 2005.

La directive 2023/959 du 10 mai 2023[31] est ainsi venue renforcer le facteur de réduction linéaire, c’est-à-dire le taux de décroissance du volume de quotas mis en circulation, et donc d’émissions admises annuellement dans le système. Dans ce cadre, la quantité de quotas pour l’UE baissera chaque année après 2024 incluse de 5.10%, puis à compter de 2028 selon une baisse linéaire sur la base des émissions moyennes déclarées au titre du présent chapitre pour les années 2024 à 2026 suivant un facteur linéaire de 5,38%. Le texte prévoit en outre la faculté d’ajuster ce facteur linéaire pour les années 2028 et suivantes en cas d’écart significatif par rapport aux anticipations sur les secteurs ayant vocation à intégrer le SEQE à cet horizon (voir infra).

Pour autant, plus on accentue l’effort du mécanisme, plus les défis des fuites de carbone, du fonctionnement prévisible et anticipable du système de prix du carbone, et d’acceptabilité sociale deviennent clés.

Le défi des fuites de carbone géographiques : le Mécanisme d’Ajustement Carbone Aux Frontières (MACF)

Nous l’avons vu, le premier défi d’un mécanisme de quotas d’émissions institué sur une zone géographique donnée est celui de la concurrence entre les activités soumises à ce système, et leurs concurrents internationaux non assujettis à un système de tarification du carbone. Cette différence de traitement peut conduire à déplacer vers l’extérieur une partie de l’activité émettrice, et donc des émissions. Ce phénomène appelé fuites de carbone conduit donc à une perte d’efficacité du mécanisme, ainsi qu’à une perte d’activités économiques au sein de la zone qui le met en œuvre.

Le SEQE n’y fait pas exception. Ce risque a été identifié dès les premières phases sur les activités industrielles. Ainsi, par exemple, si l’industrie sidérurgique européenne est soumise à quotas d’émission sans mesure de compensation, en retenant un facteur d’émission de 1.89 téqCO2 par tonne d’acier, un prix du carbone tel que celui actuellement observé, de l’ordre de 60 €/t, coûte 113 € par tonne d’acier, à comparer avec un cours de l’acier au LME de l’ordre de 550–560 € par tonne, soit bien plus que la marge opérationnelle du secteur et les coûts de transport de cette tonne d’acier entre différents continents. Ceci implique qu’en l’absence de toute mesure pour répondre à cette problématique, une large part de l’activité de ce secteur serait graduellement transférée hors UE, avec une légère destruction de demande liée à l’augmentation des coûts logistiques pour apporter la matière dans l’UE.

Le même raisonnement peut être suivi dans le secteur aérien, même en ne couvrant que les vols intra-européens. En effet, les passagers du vol Paris-Francfort sont pour une partie des passagers qui ont commencé leur trajet à Paris et l’achèvent à Francfort, mais pour une autre partie des passagers venus – par exemple – des États-Unis par un vol transatlantique arrivant à Paris, qui y prennent une correspondance pour Francfort. En l’absence de toute tarification du carbone, une compagnie aérienne peut être en mesure d’offrir avec une correspondance à Paris un vol plus compétitif qu’un vol direct entre les États-Unis et Francfort, par exemple en concentrant sur le hub de Paris son activité de maintenance avec des économies d’échelle, en optimisant les programmes de vol du personnel navigant, ou en optimisant ainsi le remplissage des deux parties du vol. En présence d’une tarification du carbone sur les seuls vols intra-européens, le vol États-Unis – Francfort avec correspondance à Paris paie le carbone sur la partie Paris-Francfort du trajet, tandis que les vols directs qui lui font concurrence ne paient pas le carbone. Là encore, une forme de traitement de cette fuite de carbone est nécessaire si l’on veut éviter de déplacer de l’activité hors UE sans modifier significativement les émissions globales[32].

Fuites de carbone géographiques directes et allocation de quotas gratuits

Pour répondre à cette problématique, l’outil central dans le cadre du SEQE a été, au long des Phases I à III, l’allocation de quotas gratuits aux secteurs en concurrence internationale, prévue à l’art. 10bis de la directive 2003/87. Cette approche consiste, pour ces secteurs, à allouer aux acteurs économiques européens assujettis au système de quotas des quotas gratuits, afin de compenser au plus juste l’écart de compétitivité avec les activités extra-européennes substituables. En théorie, en allouant les quotas gratuits à un niveau qui représente les activités les plus performantes de l’UE, c’est-à-dire celles émettant le moins de GES par unité d’activité au sein du secteur, on s’assure que pour celles-ci l’effet du SEQE soit neutralisé, et que pour celles qui sont moins performantes, les émissions de GES soient un enjeu de compétitivité aussi bien face à leurs concurrents européens qu’extra-européens. Ainsi, sur le secteur de l’acier évoqué plus haut, si l’on estime que les entreprises européennes les plus performantes émettent 1.6 téqCO2 par tonne d’acier, on peut allouer à toutes les entreprises européennes du secteur sidérurgique 1.6 quota gratuit. Les plus performantes voient cette allocation couvrir exactement leur besoin. Le sidérurgiste « moyen » doit toujours acquérir 0,29 quota par tonne d’acier pour couvrir ses émissions : le mécanisme l’incite donc à rejoindre les acteurs les plus performants, qu’ils soient en Europe ou en dehors de l’UE.

La difficulté repose dans cette allocation « au plus juste », sur la base de benchmarks. Une allocation excessive de quotas gratuits peut conduire à des distorsions du prix du quota, de nature déflationniste, en réduisant la demande de quotas et en augmentant artificiellement l’offre. Pour les entreprises les plus performantes de l’UE, elle peut conduire à une rente de situation, dans des secteurs où leurs concurrents extra-européens portent un regard vigilant sur la conformité du cadre européen d’action climatique au regard des règles de l’OMC. À l’inverse, pour les moins performantes, elle peut conduire à une incitation insuffisante à réduire les émissions. Enfin, une allocation insuffisante de quotas gratuits peut conduire à une dégradation tendancielle de la compétitivité des secteurs assujettis, y compris pour les acteurs les plus performants, et à maintenir partiellement des fuites de carbone.

En second lieu, en « rebasant » le coût acquitté au titre du système de quotas au niveau des émissions des acteurs les plus performants, cette approche affaiblit le signal de prix prévu par ce système et a donc une incidence sur l’incitation à investir dans une réduction supplémentaire des émissions de GES : notre sidérurgiste européen « moyen » est exposé à 0,29 quota par tonne d’acier, au lieu des 1.89 téqCO2 qu’il émet par tonne d’acier. Ceci conduit à sous-pondérer la valeur qu’a pour le surplus collectif un investissement dans la réduction de ses émissions, et en particulier neutralise en bonne mesure l’incitation pour les acteurs les plus performants.

Suivant cette approche, la directive 2003/87 telle qu’elle résulte des modifications engagées en vue de la Phase III prévoit l’allocation de quotas gratuits pour le secteur des installations stationnaires hors production électrique (art. 10 ter), pour l’aviation (art. 3 quater), et pour la production énergétique dans les seuls États membres dont le PIB par habitant aux prix du marché (en euros) était en 2013 inférieur à 60% de la moyenne de l’UE aux fins de la modernisation, de la diversification et de la transformation durable du secteur de l’énergie (art. 10 quater)[33][34].

Dans le cas des installations industrielles, la méthode pour la Phase III était fixée dans la décision 2011/278[35] : celle-ci repose sur des benchmarks par secteur pour chacun des 52 secteurs d’activité industrielle soumis au SEQE, ainsi que deux approches « par défaut » reposant sur les émissions de la production de chaleur et sur les facteurs d’émission des combustibles, pour les cas n’entrant pas de manière simple dans un des 52 secteurs. Dans chacun de ces 54 benchmarks, un travail approfondi d’enquête a permis de déterminer les émissions spécifiques des 10% les plus performants[36] parmi l’ensemble des installations situées dans l’UE et l’EEE. Les États membres étaient alors chargés de réaliser une première évaluation (national implementation measures) du volume de quotas gratuits par installation, que la Commission contrôlait avant notification des volumes pour l’ensemble des années de la Phase III aux acteurs assujettis. Comme le volume de quotas ainsi déterminé excédait le maximum autorisé dans la directive pour une allocation à titre gratuits (cf supra), les volumes ont été abattus d’un facteur de correction uniforme transsectoriel, croissant selon les années (de 11% en 2013 à 22% en 2020) à mesure que le volume total de quotas se réduisait, pour assurer qu’un volume suffisant de quotas était alloué selon des enchères, en tout état de cause.

En Phase IV, le cadre d’allocation des quotas gratuits a été durci dans le règlement délégué 2019/331[37]. La liste des secteurs exposés à risque de fuites de carbone au sens du SEQE a été significativement revue et resserrée par la décision déléguée 2019/708[38] : pour les secteurs toujours jugés exposés à risque de fuite de carbone, le principe d’une allocation de quotas gratuits sur la base de benchmarks a été alors maintenu sur la Phase IV, tandis que pour les secteurs moins exposés, cette allocation s’éteindra en biseau de 30% en 2026 à 0 en 2030. Afin de se rapprocher au maximum de l’état des technologies pour les secteurs encore éligibles, les benchmarks seront révisés à deux reprises, sur la base des données des années 2016 et 2017 pour l’allocation de quotas gratuits sur 2021–2025, puis sur la base des données des années 2021 et 2022 pour la période 2026–2030[39]. Dans le même objectif de tenir compte au mieux du progrès technologique, la Commission doit en outre déterminer un taux de baisse annuel du benchmark, en comparant les chiffres de la Phase IV de ceux de la Phase III, pour assurer une évolution tendancielle à la baisse, lissée d’année en année, des volumes de quotas octroyés : cette baisse ne peut sur la période 2021–2025 être plus rapide que 1.6% par an ni plus lente que 0.2% par an, et sur la période 2026–2030 elle ne peut être plus rapide que 2.5% par an ni plus lente que 0.3% par an[40]. Sur la période 2021–2025, le facteur de correction uniforme transsectoriel n’est pas actif, et la décision d’exécution de la Commission 2021/927 a fixé ce facteur à 1.

Fuites de carbone géographiques indirectes

Depuis la fin de l’allocation de quotas gratuits pour le secteur électrique en Phase III, le prix auquel l’électricité s’échange sur le marché intérieur européen tient compte du coût d’achat des quotas d’émission par les centrales électriques thermiques. Ceci renchérit le prix de l’électricité sur les différentes zones de formation du prix de l’UE : pour les industries les plus consommatrices d’électricité situées au sein de l’UE, ceci crée un écart de compétitivité avec leurs concurrents extra-européens. De même que les fuites de carbone directes, ceci peut conduire à déplacer de l’activité hors UE, où ce surcroît d’activité augmentera la demande d’électricité et induira potentiellement davantage d’émissions des centrales thermiques locales. Il existe ainsi un risque de fuites de carbone indirectes, lié au cas spécifique de l’approvisionnement électrique pour les secteurs les plus électrointensifs, c’est-à-dire pour lesquels la consommation électrique par unité de valeur ajoutée est la plus forte, et les plus exposés à la concurrence internationale. Ce risque de fuite de carbone indirecte est identifié spécifiquement dans la directive 2003/87 telle qu’elle résulte des modifications réalisées en vue de la Phase III[41] (art. 10 bis(6)) et la solution que les colégislateurs proposent d’y apporter repose sur des compensations financières versées par les États membres aux acteurs économiques affectés, financées par les recettes tirées de la mise aux enchères des quotas. Ces compensations reçoivent usuellement le nom de compensation des coûts indirects, ou compensation carbone : leur mise en œuvre n’est pas une obligation pour les États membres mais une faculté, très étroitement encadrée par la Commission au titre des aides d’État. En pratique, la plupart des États membres ayant des industriels éligibles ont institué un tel mécanisme, dont la France.

Là encore, le calcul de la compensation financière doit s’appuyer sur des référentiels fixés administrativement et une règle de calcul homogène à l’échelle de l’UE, compte tenu du statut d’aide d’État (au sens du Traité) de ces compensations, et de leur caractère potentiellement distortif du marché intérieur, qui justifie un encadrement fort au niveau européen. Celui-ci est inscrit dans les lignes directrices concernant certaines aides d’État dans le contexte du système d’échange de quotas d’émission de GES après 2021 (2020/C 317/04) : là encore, une liste de secteurs exposés à risque de fuites de carbone indirectes est établie, puis des valeurs de référence issues de benchmarks doivent être fixées administrativement, d’une part pour définir des référentiels d’efficacité pour la consommation d’électricité pour chacun de ces secteurs, et d’autre part pour définir ce que les lignes directrices appellent incorrectement des « facteurs d’émission de CO2 applicables », mais qui désignent en réalité l’élasticité du prix de l’électricité – selon une référence de marché représentative des conditions auxquelles les consommateurs concernés s’approvisionnent – au prix du quota. En effet, il s’agit pour représenter adéquatement le risque de fuites de carbone indirectes d’évaluer de combien le prix du quota déplace les conditions d’approvisionnement en électricité des consommateurs, ce que ne traduit pas un simple facteur d’émission : les règles de formation du prix de l’électricité (selon la centrale marginale) peuvent en effet conduire des systèmes électriques très décarbonés mais bien interconnectés à des voisins plus carbonés à demeurer très sensibles à l’effet du SEQE sur leur prix de l’électricité. C’est notamment le cas de la France qui a obtenu après d’intenses débats un traitement spécifique sur ce mécanisme.

Indépendamment de la question de l’évolution de cet instrument dans le contexte de la montée en puissance du MACF, la mise à jour des règles applicables en 2025, échéance des lignes directrices actuelles, méritera une attention particulière pour assurer une représentation au plus juste de l’effet du prix du quota sur les conditions d’approvisionnement des consommateurs industriels en électricité, et une définition au plus juste des secteurs exposés à ce risque de fuites de carbone indirect sur l’électricité. A cet égard, le traitement spécifique obtenu par la France dans les précédentes lignes directrices, reposant sur un calcul explicite de l’élasticité du prix de l’électricité au prix du carbone, ne devrait pas être un régime dérogatoire, mais la règle générale, et la solution de facilité qu’est le recours à un facteur d’émission, devenir une solution réservée à des cas spécifiques (petits Etats membres, marché spot illiquide car découpé en plusieurs zones, etc.). Dans la même logique, ce calcul pourrait être à l’avenir non pas adossé à une vision rétrospective de ce qu’a été la dépendance des prix de l’électricité aux prix du quota, qui ne tient pas pleinement compte des évolutions des conditions d’approvisionnement dans des systèmes électriques en changement très rapide, mais adossé à une vision anticipatrice, reposant sur une modélisation de l’évolution à venir des systèmes électriques et de la formation du prix. Enfin, les secteurs éligibles gagneraient à être appréciés dans une lecture préventive des critères applicables qui s’efforcerait d’identifier ceux susceptibles d’être exposés à des fuites de carbone (sur la base de leurs structures de coûts), plutôt que ceux effectivement exposés (sur la base de l’intensité des échanges).

Dépasser les quotas gratuits : le Mécanisme d’Ajustement Carbone aux Frontières (MACF)

L’allocation de quotas gratuits est une approche robuste et efficace pour atténuer le risque de fuites de carbone mais qui présente, comme nous l’avons vu, certains effets problématiques sur la formation du prix du quota, en pouvant conduire à des excédents de quotas en circulation qui maintiennent durablement le prix à un niveau bas. Elle suppose également un travail régulier d’évaluation des benchmarks et un ajustement fin des différents paramètres, et pose des difficultés particulières pour définir le juste niveau d’allocations de quotas gratuits pour les nouveaux entrants – qui font l’objet d’un traitement à part dans les décisions d’exécution et d’un volant de quotas allouables issus de la Phase III et de la Réserve de Stabilité. Enfin, elle présente l’inconvénient de ne pas faire peser in toto le coût de l’émission de GES sur le producteur, et de ne pas induire d’incitations pour les partenaires commerciaux de l’UE à mettre eux aussi en place des politiques de lutte contre le changement climatique : c’est l’UE qui s’adapte à ceux qui n’agissent pas pour le climat, plutôt que l’inverse.

Afin de dépasser ces difficultés, plusieurs États membres, dont la France, appelaient de longue date[42] à instituer un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) : un tel mécanisme consiste à imposer aux importateurs de produits au sein du marché intérieur européen de payer lors de l’entrée dans l’UE le prix du carbone émis lors de la production de ces produits, au prix acquitté par les producteurs concurrents établis au sein de l’UE, net des éventuels tarifs du carbone déjà existants dans leurs pays de production. Les analyses du rapport Blanchard-Tirole plaident en faveur de l’institution d’un tel mécanisme : « des mécanismes d’ajustement carbone aux frontières indexés sur le prix du carbone du SEQE-UE devraient être mis en place progressivement afin d’uniformiser les conditions de concurrence, de supprimer les fuites de carbone, d’éliminer la distribution de quotas gratuits, de diffuser l’ambition européenne en matière de tarification du carbone à l’étranger et d’inciter d’autres pays à revoir leur ambition à la hausse »[43]. Le principe d’un tel mécanisme, dont la mise en œuvre a été inscrite dans le programme du Pacte Vert et constitue un des éléments structurants de la réforme du SEQE dans le cadre de Fit for 55.

En tant qu’une des principales parties au GATT en volume absolu d’échanges internationaux, et compte tenu de la vive sensibilité de la compatibilité au cadre OMC d’un tel Mécanisme d’Ajustement Carbone aux Frontières (MACF)[44], la conception de ce mécanisme par l’UE s’est inscrite de manière stricte dans le respect étroit des dispositions du GATT, et en particulier l’article I (Traitement général de la nation la plus favorisée), l’article III (Traitement national en matière d’impositions et de réglementation intérieures) et l’article XX (Exceptions générales). Ceci implique que le MACF soit strictement et uniquement rapportable à l’objectif de conservation des ressources naturelles épuisables, si de telles mesures sont appliquées conjointement avec des restrictions à la production ou à la consommation nationales inscrit à l’article XX(g), et donc à une finalité exclusive de réduction des émissions mondiales de GES. Ceci implique également que le MACF soit non discriminatoire, et donc qu’il soit conçu pour assurer une stricte égalité de traitement entre productions domestiques et importées, en veillant à ce que le tarif du carbone acquitté par les productions importées soit identique à celui des mêmes productions si elles étaient réalisées dans l’UE (article III), et en veillant à ce que toute faculté accordée aux productions intra-européennes soit également ouverte aux productions importées (article I(1)).

Les principes de conception du MACF institué dans ce cadre par le règlement 2023/956 du 10 mai 2023 visent à compléter le SEQE en appliquant un ensemble équivalent de règles aux importations sur le territoire douanier de l’UE d’un sous ensemble de marchandises, au nombre de 6 : ciment, électricité, engrais azotés, fonte, fer et acier[45], aluminium[46], et hydrogène[47]. Pour ces marchandises, l’importation au sein du territoire douanier de l’UE est conditionnée à l’obtention par l’importateur d’une autorisation à exercer le statut de déclarant MACF (art. 5). Pour chaque année de fonctionnement du MACF, les importateurs (déclarants MACF) doivent renseigner dans le registre du MACF la quantité totale de produits soumis au MACF importés au cours de l’année écoulée, les émissions intrinsèques totales de ces marchandises, et le nombre de certificats MACF à restituer, en tenant compte du prix du carbone déjà payé dans le pays d’origine des marchandises (art. 6). Le calcul des émissions intrinsèques fait l’objet d’une vérification par un tiers de confiance accrédité (art. 8), de même que la détermination du prix du carbone déjà payé dans le pays d’origine des marchandises (art. 9). S’ils ne parviennent pas à restituer un volume de certificats correspondant au niveau d’obligation résultant du MACF, les émissions intrinsèques non couvertes font l’objet, comme dans le SEQE, d’une pénalité proportionnelle, fixée au même montant que celle du SEQE (art. 26(1)).

Les certificats MACF sont quant à eux des quotas émis sur une plateforme centrale mise en place et gérée par la Commission (art. 20), où ils sont cédés aux déclarants autorisés à un prix calculé comme la moyenne des prix de clôture des quotas du SEQE sur la plateforme d’enchères (art. 21) : ils peuvent ensuite être échangés entre déclarants, mais afin d’éviter des arbitrages entre certificats MACF et quotas, ils doivent être constitués par les déclarants à un rythme qui suive au premier ordre le rythme d’importation des marchandises (au moins 80% des émissions réalisées à date au terme de chacun des trimestres) (art. 22). Les éventuels certificats excédentaires restants à un déclarant MACF en fin de période sont rachetés par la Commission, au prix payé par le déclarant MACF autorisé pour ce certificat au moment de l’achat, dans la limite d’un tiers du total des certificats acquis au cours de l’année écoulée. L’ensemble de ces dispositions sont ainsi construites pour éviter tout arbitrage et assurer qu’en pratique le prix du certificat MACF pour les déclarants soit aussi proche que possible du prix que paieraient dans le SEQE les producteurs concurrents établis au sein de l’UE. Le choix de recourir à un système de certificats parallèles, plutôt qu’à un achat direct de quotas par les déclarants MACF, vise à éviter des distorsions du marché des quotas SEQE du fait du MACF : en effet, si les déclarants achetaient directement des quotas, il faudrait tenir compte des flux importés dans la détermination du volume total de quotas mis en circulation, ce qui supposerait un niveau très fort de confiance méthodologique dans le calcul des émissions intrinsèques comme des flux d’importation futurs auxquels ils s’appliquent. Par ailleurs, ceci ferait peser le risque additionnel de fluctuations de la demande de quotas liées aux fluctuations du commerce international dans les produits soumis au MACF, rendant encore plus difficile d’assurer une forme de lisibilité et de prévisibilité des évolutions du cours du quota SEQE (cf infra). Cela permet en outre d’apporter une démonstration rigoureuse de l’exacte égalité de traitement entre productions domestiques et productions importées quant au prix acquitté pour les émissions intrinsèques : les conditions d’accès aux quotas pour les productions domestiques sont exactement réplicables en prix par les conditions d’accès aux certificats MACF pour les productions importées. Ceci assure un premier élément essentiel de compatibilité du dispositif avec les règles de l’OMC.

La détermination des émissions intrinsèques pour les différents secteurs s’opère dans le cas général sur la base des émissions réelles, c’est-à-dire sur la base de l’addition des émissions directes résultant du processus de production, et des émissions indirectes résultant de la production d’électricité consommée dans le processus de production (donc l’ensemble des émissions en Scope 2), rapportées à la quantité de marchandises produites au cours de la période de déclaration dans l’installation : cette approche se transpose ensuite au cas de biens complexes en additionnant les contributions de l’ensemble des parties. Lorsque les émissions réelles ne peuvent pas être déterminées de manière adéquate par le déclarant MACF autorisé, des valeurs par défaut sont utilisées : celles-ci sont fixées par la Commission par voie d’actes d’exécution, sur la base d’un quantile des installations les moins performantes de l’UE pour ces marchandises. On assure ainsi l’intégrité environnementale du mécanisme, en incitant les acteurs à démontrer leurs émissions réelles, sauf à se voir assimiler aux moins performants de l’UE.

Un soin particulier est accordé dans le texte à coller au plus près aux émissions réelles, compte tenu de l’intense sensibilité au plan du droit OMC d’une exacte égalité de traitement entre produits importés et produits intra-européens vis à vis du mécanisme. Ainsi, la prise en compte des émissions indirectes n’est pas prévue en l’état actuel du mécanisme pour l’acier, l’aluminium et l’hydrogène, compte tenu de l’importance de ces émissions dans la structure de coûts de ces produits, et de la difficulté à les attribuer de manière aussi robuste que pour les émissions directes. Le texte permet en outre à un pays tiers ou un groupe de pays tiers de démontrer à la Commission, sur la base de données fiables, que le facteur d’émission moyen du mix électrique ou le facteur d’émission de GES des sources de fixation des prix dans le pays tiers ou le groupe de pays tiers est inférieur à la valeur par défaut pour les émissions indirectes et de demander de plein droit la révision de ces paramètres. Il permet enfin à un déclarant de se prévaloir d’un niveau d’émissions intrinsèques réelles pour les émissions indirectes, liées à l’électricité, lorsque l’installation dans laquelle la marchandise importée est produite est reliée par un « lien technique direct » à une source de production d’électricité, ou si l’exploitant de ladite installation a conclu un accord d’achat d’électricité avec un producteur d’électricité pour les volumes correspondants.

Au plan chronologique, la mise en œuvre du MACF repose tout d’abord, depuis le 1er octobre 2023 et jusqu’au 1er janvier 2026, sur une première phase de transition, durant laquelle les déclarants seront tenus simplement à leurs obligations déclaratives d’évaluation des émissions intrinsèques, sans imposer d’acquisition de certificats MACF, afin de permettre aux participants de se familiariser avec ce cadre et les méthodologies de la Commission, et symétriquement de permettre à la Commission et aux vérificateurs tiers d’agréger de la donnée pour fiabiliser leurs méthodologies en vue de la phase de fonctionnement plein du dispositif. Au terme de cette phase, de 2026 à 2034, le MACF entrera en vigueur sur les secteurs couverts. Durant cette période, les quotas gratuits seront progressivement supprimés pour les secteurs éligibles, en se voyant appliquer un coefficient convergeant progressivement vers 0 selon la trajectoire suivante : 97,5% en 2026, 95% en 2027, 90% en 2028, 77,5% en 2029, 51,5% en 2030, 39% en 2031, 26,5% en 2032, 14% en 2033, et 0% après 2034. Symétriquement, l’obligation reposant sur les déclarants MACF sera augmentée graduellement à due concurrence, de telle sorte que le MACF compense exactement la partie des quotas gratuits supprimée pour chaque année, ni plus, ni moins, et donc d’éviter une double compensation qui serait incompatible avec les règles de l’OMC. A l’extinction en biseau des quotas gratuits sur 10 ans viendra répondre la montée en puissance du MACF sur les secteurs couverts.

Afin d’évaluer et d’adapter dynamiquement le mécanisme, la directive 2023/959 prévoit un examen au terme de la période transitoire puis régulièrement (considérant 47 et 1 bis de l’article 10 bis) des impacts sur les secteurs couverts, ainsi que des lignes directrices ETS précitées au regard du bilan de fonctionnement du MACF (article 30(2)) : de même, le règlement MACF 2023/959 prévoit avant la fin de la période de transition en 2026 une évaluation des possibilités d’élargissement à davantage de secteurs couverts, aux émissions indirectes pour les secteurs pour lesquels elles ne sont pas prises en compte (acier, aluminium et hydrogène), aux émissions intrinsèques du transport de marchandises, et éventuellement à des précurseurs des secteurs couverts[48], puis des rapports d’évaluation du dispositif en 2028 et tous les deux ans après cela.

Ainsi, le MACF apporte en théorie de très bonnes garanties d’assurer une stricte égalité de traitement entre producteurs établis dans l’UE et leurs concurrents extra-européens, si l’évaluation des émissions intrinsèques fonctionne de manière robuste, ce qui est une condition non-triviale. Nous le verrons dans le chapitre suivant, si ce mécanisme est un progrès indéniable par rapport aux quotas gratuits au regard des objectifs poursuivis, à savoir d’inciter les partenaires commerciaux de l’UE à instituer leurs propres outils de tarification carbone, de traiter de manière moins distortive les fuites de carbone que ne le font les quotas gratuits, et d’appliquer in toto le coût du carbone aux productions domestiques comme importées, il n’est pas sans présenter des défis majeurs dans sa mise en œuvre, qui ne doit à aucun moment s’interrompre au point où l’a laissé le règlement 2023/956.

Le défi des fuites de carbone intersectorielles : l’élargissement aux secteurs bâtiment et transport

Comme nous l’avons vu plus haut, même indépendamment de toute considération de fuites de carbone vers l’extérieur de l’UE, le traitement différencié de certains secteurs de l’économie selon qu’ils sont ou non assujettis à une tarification du carbone conduit également à des distorsions qui, dans certains cas, peuvent être au détriment de l’action climatique. Assurer une tarification homogène du carbone dans l’ensemble des secteurs de l’économie permet seule de limiter ces effets. L’intégration de secteurs nouveaux, au-delà des installations stationnaires industrielles et du transport aérien, pose toutefois une question de granularité, au regard des coûts de transaction et des coûts d’accès au mécanisme que représentent, dans son fonctionnement actuel, les frais d’accès au registre des émissions ou de vérification par un tiers certifié, pour les acteurs assujettis. À raison de frais administratifs pouvant atteindre quelques centaines à quelques milliers d’euros annuel, au prix du carbone actuel, des acteurs émettant moins de quelques centaines de tonnes par an y consacreraient une part prédominante de leurs dépenses liées au mécanisme de tarification, au-delà de toute considération d’acceptabilité de la charge administrative.

L’extension à davantage de secteurs, en particulier bâtiments et transport, a été une partie importante du débat européen dès la Phase I du SEQE. L’article 30 de la directive 2003/87 prévoyait un rapport sur l’opportunité d’élargir le SEQE, rendu par la Commission le 13 nov. 2006 et intitulé Building a global carbon market, qui, s’il reconnaît cet enjeu de faisabilité administrative d’un élargissement à des secteurs d’émissions diffuses[49], pose pour la première fois la question, réabordée ensuite dans les travaux du groupe de travail sur le European Climate Change Program. Dans la continuité du rapport du 14 novembre 2012, qui affirmait que « the coverage of the EU ETS could therefore be expanded to other energy related CO2 emissions in sectors currently outside the EU ETS by for instance including fuel consumption in other sectors » comme une des pistes de travail pour traiter les difficultés posées par l’excédent de quotas lié aux quotas gratuits (cf infra), l’étude d’impact de la communication de la Commission A policy framework for climate and energy in the period from 2020 to 2030, publiée le 22 janvier 2014, explore plus avant cette question et les modalités permettant de surmonter la question des coûts organisationnels et de la charge administrative.

L’approche esquissée[50] réside dans un assujettissement à l’amont, en faisant des metteurs en marché de combustibles fossiles pour les transports et le bâtiment des acteurs économiques soumis à obligation de quotas d’émissions, tout en soulignant la nécessité d’articuler une telle mesure avec des mesures réglementaires (normes d’efficacité énergétique des bâtiments, normes d’émissions des véhicules, etc.) afin d’améliorer l’élasticité prix de la consommation dans les secteurs bâtiment et transport et de maintenir un prix du carbone supportable pour les acteurs de ces secteurs, en particulier les ménages[51]. Cette approche pratique s’envisage de manière plus immédiate pour les secteurs bâtiment et transport puisque la totalité des émissions y sont attribuables à la combustion d’intrants fossiles, là où d’autres types d’émissions de procédé existent dans l’industrie par exemple, et représentent une part non négligeable de l’impact climatique. Elle suppose toutefois de se départir de la logique « pollueur payeur » directe sur le fondement de laquelle le SEQE trouve son principe dans le Traité, puisque les consommateurs, qui sont in fine ceux qui émettent réellement les GES dans l’atmosphère, ne percevront l’effet du mécanisme qu’indirectement, à travers sa répercussion dans le prix des carburants et des combustibles – qui sera toutefois quasi totale, compte tenu des conditions de concurrence quasi parfaites entre acteurs de la chaîne de distribution. L’étude d’impact mentionne que d’autres systèmes de quotas (Californie, Australie) ont envisagé ce type d’approches pour les mêmes secteurs, et laisse ouvertes plusieurs options pratiques (assujettissement au niveau du fournisseur au consommateur final, au niveau de l’entrepôt fiscal, ou au niveau du point de redevabilité des accises énergétiques), notant que les différences pratiques d’organisation entre États membres supposent en tout état de cause un examen plus approfondi avant une mise en œuvre.

Les colégislateurs du paquet Fit for 55 ont intégré cette dernière piste dans la directive 2023/959, créant un chapitre IV bis nouveau au sein de 2003/87, qui institue précisément un tel mécanisme, souvent désigné comme « ETS BRT » ou « SEQE 2 » (European Trading Scheme for Buildings and Road Transportation). Le mécanisme fonctionne comme suit : la mise à la consommation de carburants[52] utilisés pour la combustion dans les secteurs du bâtiment, du transport routier et d’autres secteurs[53], à l’exclusion des carburants mis à la consommation dans le secteur couvert par le SEQE classique, est soumise à une autorisation préalable qui impose l’enregistrement dans un registre des volumes mis en consommation et des quotas dont dispose l’entité réglementée. Le texte définit l’entité réglementée assurant la mise à la consommation des carburants comme étant par défaut l’entrepositaire si la matière passe par un entrepôt fiscal (permettant de s’appuyer sur la chaîne de contrôle fiscale et douanière), et sinon le redevable des droits d’accises ou in fine la personne désignée par l’État membre (art.3(ae)). Comme le relève l’étude d’impact de 2023/959[54], à l’échelle de l’UE, cette approche représente environ 11400 acteurs économiques soumis au dispositif (7000 entrepôts fiscaux pour les produits pétroliers, 1400 redevables d’accise pour le gaz naturel et 3000 pour le charbon).

A chaque période, les assujettis doivent acquérir des quotas à due concurrence des émissions de GES qui résulteront de l’utilisation des carburants qu’ils mettent en marché. En fin de période, les émissions induites qui ne sont pas couvertes par des quotas font l’objet d’une pénalité proportionnelle, comme dans le SEQE classique, avec une pénalité de même montant et un calendrier identique à celui du SEQE. Les quotas de ce mécanisme sont intégralement alloués dans des enchères régulières menées par la Commission[55], selon un volume graduellement décroissant, afin de refléter le budget d’émissions sur chaque période pour les secteurs couverts par ce mécanisme : une valeur de référence est fixée pour l’année 2024, puis affectée d’un coefficient de baisse linéaire de 5,10% (art. 30 quater) jusqu’en 2027, puis de 5,38 % à partir de 2028, reflétant un calibrage du dispositif pour atteindre, sur les secteurs couverts, des baisses d’émission de 42% en 2030 par rapport à la référence 2005.

L’entrée en vigueur du dispositif est prévue au 1er janvier 2027, avec la possibilité de la reporter à 2028 si des prix exceptionnellement élevés des intrants fossiles sont observés en 2026 (art. 30 nonies).

La mise en œuvre du dispositif pose plusieurs questions pratiques. En premier lieu, le mécanisme fait le choix d’un système de quotas distinct, entièrement étanche vis-à-vis du SEQE, sans fongibilité entre les deux différents quotas. Chacun des systèmes va donc produire un prix du carbone différent, qui reflétera respectivement le coût d’atteinte de chacune des cibles de baisse d’émissions du secteur des installations stationnaires, du secteur de l’aviation et du secteur bâtiment/transports terrestres. Si le prix de l’ETS2 est plus élevé que le prix du SEQE, cela implique qu’un système où serait mis en place un système de quotas unique conduirait à un transfert du secteur industriel vers les secteurs résidentiels/transport : la bascule à un système unique ferait augmenter le prix du quota acquitté par les industriels, et baisser celui acquitté par les consommateurs des secteurs bâtiment et transport. A l’inverse, si le prix de l’ETS2 est plus faible que le prix du SEQE – ce qui est plutôt le résultat attendu par les modélisations des études d’impact –, le mécanisme conduirait à un transfert des secteurs bâtiment et transport vers l’industrie. Les consultations préalables menées par la Commission ont expressément abordé ce point, suggérant deux options : soit une fusion des deux systèmes en fin de Phase IV (2030), dans le cadre de la clause de revue générale du SEQE, soit des dispositions permettant une fongibilité partielle, s’améliorant graduellement, jusqu’à une intégration complète dans le mécanisme. Mais elles n’ont pas conclu entre les deux approches. Dans tous les cas, maintenir durablement deux systèmes hermétiques avec deux prix différents posera toujours un problème politique : soit que les ménages paient plus cher pour les mêmes émissions qu’un site industriel, ce qui ne manquera pas d’être critiqué au plan de la justice sociale (et peut avoir lieu en cas de récession industrielle profonde en Europe), soit que l’industrie paie plus cher que les ménages dans un contexte de forte concurrence mondiale, ce qui posera des questions d’équilibre entre politique sociale et politique de compétitivité.

En second lieu, la question de sa couverture sectorielle : le mécanisme fait le choix de ne pas couvrir les émissions des petites installations stationnaires non couvertes par le SEQE (industrie légère), les usages d’énergie fossile dans l’agriculture, la foresterie, et plus généralement dans les engins non routiers, les chemins de fer non électriques, et les usages du secteur de la défense. Rien n’interdirait de les couvrir, mais le choix fait par les colégislateurs répond à un principe de réalité politique au regard des gains limités pour l’action climatique qu’apporterait l’inclusion de ces secteurs. Le texte de 2003/87 prévoit en tout état de cause (art. 30 un decies) la possibilité pour les États membres d’adjoindre au SEQE 2 des secteurs additionnels (agriculture, foresterie, etc.) pour leurs émissions liées aux carburants.

En troisième lieu, la question des impacts indirects : on l’a vu plus haut, la tarification du carbone dans le secteur des transports peut avoir une incidence sur l’économie générale du secteur industriel, en particulier pour les industries comportant des chaînes de valeur profondes et intenses en logistique intermédiaire, comme peuvent l’être par exemple l’industrie automobile qui repose sur une chaîne complexe de sous-traitance et de production des différents produits intermédiaires et une logistique importante, ou encore certains segments de l’agroalimentaire. Ceci incite, si l’on est seulement en concurrence avec d’autres acteurs soumis aux mêmes incitations, à rationaliser et réduire les chaînes logistiques, mais peut conduire à des fuites de carbone indirectes si l’on est face à d’autres chaines de valeur moins exposées au signal prix sur leur logistique. Il est délicat d’apprécier l’effet en termes de compétitivité comparée d’organisations industrielles assurant l’ensemble des étapes de production intenses en logistique hors de la zone assujettie au mécanisme de quotas pour le transport terrestre, car la plupart des travaux sur les analyses en cycle de vie de secteurs très étudiés comme l’automobile ne développent pas l’aspect logistique de la phase d’assemblage, dans la mesure où celle-ci ne diffère pas entre véhicule thermique et véhicule électrique, ce qui est l’objet central de leurs études[56][57][58], mais il paraît plausible qu’au moins sur certains sous-secteurs de biens complexes, cet effet puisse devenir tangible : cet effet est d’ailleurs mentionné dans l’étude d’impact de la révision du SEQE[59]. Si l’effet du SEQE sur le prix de l’électricité sur le marché intérieur européen peut conduire à des fuites de carbone indirectes dans des secteurs électrointensifs et en concurrence internationale, l’effet de l’ETS2 (et du SEQE aérien/maritime) sur le prix de la logistique sur le marché intérieur européen peut conduire à des fuites de carbone indirectes par les mêmes processus pour des secteurs « logisticointensifs » et exposés à la concurrence internationale, ce qui mériterait une analyse plus approfondie.

Parallèlement à cet élargissement aux secteurs des bâtiments et du transport routier, la réforme du SEQE dans le cadre de Fit for 55 a également introduit un mécanisme de quotas pour le secteur maritime, pour les transports intra-européens et à hauteur de 50% des émissions pour les transports entre un port extra-européen et un port de l’UE[60]. Plutôt que de créer un mécanisme de quotas parallèle, la solution annexe le transport maritime au dispositif déjà existant pour le transport aérien, et assujettit aux côtés des compagnies aériennes les compagnies maritimes (avec une transférabilité des coûts à un tiers si celui-ci porte in fine la responsabilité ultime de l’achat du carburant, de l’exploitation du navire ou des deux[61]). Le mécanisme va entrer en vigueur progressivement, avec une obligation décotée de 60% en 2024, de 30% en 2025, et pleinement effective à partir de 2026. Pour le secteur aérien en lui-même, la solution consistant à n’intégrer que les vols intra-européens procède d’un compromis (les textes de la Phase III envisageaient aussi l’intégration des vols entre l’UE et l’extérieur) après d’intenses échanges avec les principaux partenaires commerciaux de l’UE et dans le cadre de l’Organisation de l’Aviation Civile Internationale (OACI), qui envisageait un mécanisme à son niveau : la solution retenue a finalement été simplement de prévoir des ajustements paramétriques du système de quotas pour les vols intra-européens pour les réaligner sur les objectifs à –55%, et d’inclure des dispositions de coordination avec l’entrée en vigueur éventuelle d’un cadre mondial de tarification carbone pour le secteur en format OACI, dit CORSIA[62].

Ainsi, à partir de l’année 2027, la tarification du carbone reposant sur des quotas intègrera l’essentiel des émissions industrielles, du secteur des transports, du secteur des bâtiments dans un mécanisme de quota (SEQE, SEQE aérien ou ETS2), soit de l’ordre de 80% des émissions brutes de GES de l’UE[63]. Nous l’avons vu, ces mécanismes de quotas présenteront des défis significatifs dans leur fonctionnement, aussi bien dans l’organisation des mécanismes de prévention des fuites de carbone que dans leur coordination, mais au plan sectoriel, une couverture relativement complète de l’économie de l’UE sera achevée.

Le défi de la lisibilité et de la prévisibilité du prix du carbone

Quotas gratuits et « glut » de quotas

Nous l’avons vu dans le premier chapitre, un des inconvénients des systèmes de quotas échangeables par rapport aux approches fiscales pour exprimer un signal-prix pour les émissions de GES est que le prix du quota, qui résulte du jeu de l’offre et de la demande, peut fluctuer de manière importante, tandis que la valeur de l’action pour le climat n’est, elle, pas volatile. Si le processus de découverte d’information par le système de quotas doit légitimement conduire le prix du quota à évoluer selon les informations apportées dans le marché par les acteurs économiques pour révéler à chaque instant le meilleur état d’évaluation agrégée du coût d’atteinte de l’objectif climatique, le mécanisme demeure dépendant au premier ordre de la bonne fixation de ses paramètres (volume de quotas mis en circulation, volume d’allocation gratuite, coefficient linéaire de baisse, montant de la pénalité) qui ne peuvent être ajustés dynamiquement avec l’activité économique.

Dans le cas du système de quotas, une distorsion très importante dans les premières phases a résulté de la surallocation de quotas gratuits, dans le contexte de fort ralentissement de l’activité industrielle du début de la décennie 2010. Ce risque avait été insuffisamment intégré dans les règles d’allocation des quotas gratuits dont la méthodologie reposait au principal sur les allocations et le niveau d’activité industrielle des années antérieures. Les surplus de quotas alloués, en milliards de tonnes, se sont accumulés au sein du système de quotas en Phase II et au début de la Phase III : ayant été octroyés à prix nul aux acteurs, ils constituaient un volume d’offre à tout prix de quotas qui maintenaient artificiellement à la baisse le prix du quota, qui passa d’environ 20 à 30 €/t entre juin 2007 et juin 2008, à moins de 5 €/t début 2013, et resta durablement sous les 10 €/t dans la décennie 2010.

Pour répondre à ce défi majeur pour l’effectivité de la tarification du carbone dans l’UE en résorbant ce surplus de quotas (glut de quotas), la Commission engagea plusieurs réformes au tournant de la Phase III.

La Réserve de Stabilité du Marché

La première action d’urgence fut[64] de réduire fortement les volumes d’enchères 2014, 2015 et 2016, de 400, 300 et 200 millions de quotas, et de reporter à la période 2019–2020 l’allocation de ces quotas. Cette solution simple permettait de résorber une partie des excédents mais présentait des difficultés. Tout d’abord, elle reposait sur un retrait et report (backloading) dans des volumes fixés à dire d’expert, sans visibilité sur les actions futures de régulation du volume de quotas, et créait des attentes d’interventions futures sur le volume de quotas par le régulateur, qui insécurisaient le prix du point de vue des acteurs. Par ailleurs, elle accordait un avantage important aux acteurs déjà présents sur le marché, qui avaient acquis à bas coût des quotas, voire se les étaient vus attribuer gratuitement, par rapport à des nouveaux entrants qui devaient les acquérir à un prix plus élevé dans les enchères. Elle ne pouvait donc être la seule solution au problème posé par le glut, et devait s’envisager en conjonction avec d’autres approches. Si cette première action n’a pas absorbé intégralement l’excédent de quotas, elle a permis de stabiliser, puis de réduire un peu le surplus, passant de 2.1 milliards de tonnes à 1.78 milliards de tonnes.

Prix et volume de quotas en circulation[65]

Des leçons structurelles furent également tirées du glut de quotas. Elles passèrent tout d’abord par un resserrement paramétrique des conditions d’allocation des quotas gratuits et de leur volume, via la décision du 27 avril 2011[66], l’établissement de l’approche par benchmarks, et par l’accentuation de l’ambition pour la Phase IV en augmentant le coefficient linéaire de baisse du volume de quotas en circulation, ce qui a pour effet de tendre la demande de quotas et d’absorber mieux les éventuels surplus. Ces solutions s’inscrivent ainsi dans un arbitrage, avec un équilibre difficile à trouver, entre résorption des quotas excédentaires, qui atténuent l’efficacité du mécanisme à l’intérieur de l’UE, et resserrement des quotas gratuits, qui permettent en théorie de répondre au risque de fuites de carbone mais atténuent à l’échelle globale l’effet du système européen sur les émissions.

Une solution plus robuste devait donc être trouvée. Le rapport de la Commission du 14 novembre 2012, The state of the European carbon market in 2012, traçait une première solution :

“A mechanism could be devised that adjusts the supply of allowances, when the carbon price would be affected by a large temporary supply-demand imbalance, by means of a price management reserve. If decreases in the demand were to generate an excessive price decrease below a certain level deemed to affect the orderly functioning of the market, an amount of allowances to be auctioned could be deposited in such a reserve. In the opposite case, allowances could be gradually released from the reserve. The reserve could initially be funded by reducing phase 3 auction volume by an amount corresponding to a substantial share of the accumulated surplus. The rulebook could foresee the permanent retirement of some allowances, in case the size of the reserve would exceed a certain magnitude.” (p. 10)

Très concrètement, les quotas excédentaires du glut seraient en tout ou partie placés dans une Réserve de Gestion du Prix, et serviraient à être injectés ou retirés du mécanisme, en les ajoutant aux volumes d’enchères normalement prévus, selon des règles déterminées ex ante, par exemple si le prix du mécanisme baissait sous un certain niveau en-dessous duquel son fonctionnement régulier serait en risque. Il pourrait en outre être envisagé, si la réserve dépassait un certain volume – ce qui serait bon signe puisque cela traduirait une réduction plus forte qu’anticipée des émissions – de procéder à des annulations de quotas permanentes.

La communication du 22 janvier 2014, « 2030 climate and energy goals for a competitive, secure and low-carbon EU economy », a confirmé cette approche pour le marché européen, à travers une Réserve de Stabilité du Marché (Market Stability Reserve ou MSR), mise en œuvre par la décision 2015/1814 du 6 octobre 2015[67]. La réserve est instituée à compter de 2018 et voit les premiers quotas y être placés au 1er janvier 2019 : les 900 millions de quotas retirés des enchères 2014 à 2016 y sont stockés au lieu d’être ajoutés aux enchères 2019 à 2020, ainsi que les quotas non alloués en Phase III lorsque la somme des quotas alloués à titre gratuit chaque année n’atteint pas la quantité maximale permettant de respecter la part de quotas à mettre aux enchères. Et à partir de 2021, 12% du nombre total de quotas devant être mis en circulation sont placés dans la réserve pour 12 mois, sauf à ce que ce total soit inférieur à 100 millions. Symétriquement, des quotas peuvent être sortis de la réserve et mis aux enchères, si le nombre total de quotas en circulation est inférieur à 400 millions, ou si le prix moyen des quotas pour les six mois civils précédents est plus de 2,4 fois supérieur au prix moyen des quotas pour la période de référence de deux ans précédente.

De manière schématique, les règles de la MSR étaient jusqu’en 2024 les suivantes : si le surplus, (i.e. la différence entre le nombre de quotas présents dans le marché et celui restitué par les installations assujetties) dépasse 833 millions, la MSR stocke 24% du surplus[68]. Sous 400 millions, la réserve libère 100 millions.

Règles de la MSR

Le bon fonctionnement de la réserve fait l’objet d’un réexamen périodique : l’article 3 de la décision du 6 octobre 2015 prévoit que la Commission surveille le fonctionnement de la réserve dans le cadre du rapport sur le fonctionnement du marché du carbone prévu dans la directive 2003/87 (art.10), et examine les effets pertinents sur la compétitivité, en particulier dans le secteur industriel, y compris en ce qui concerne les indicateurs du PIB et les indicateurs en matière d’emploi et d’investissement. Le rapport de la Commission d’avril 2021, Review of the EU ETS Market Stability Reserve, tire un bilan positif de son fonctionnement, notant que le placement des 900 millions de tonnes dans la réserve a permis de sécuriser la réduction progressive du nombre de quotas en circulation, et a contribué à rendre le mécanisme de quotas plus flexible face au choc imprévu qu’était la crise du Covid qui a réduit brutalement sur l’année 2020 la demande de quotas, sans que le fonctionnement du marché ne soit aussi radicalement affecté. Le rapport souligne toutefois plusieurs aspects perfectibles du mécanisme, notamment sur le calcul du nombre total de quotas en circulation – point corrigé dans la révision de 2003/87 – mais aussi concernant le caractère statique des seuils de déclenchement des injections ou retraits de quotas par la réserve, qui ne tient pas compte des évolutions de la structure de la demande de quotas : les achats de couverture par les énergéticiens sont voués à diminuer à mesure que les mix électriques se décarbonent dans l’UE. Plus fondamentalement, ces règles reposent sur des seuils, avec donc des « effets seuils » : comme le relève le rapport, si le nombre total de quotas en circulation était de 830 Mt en 2023, la réserve ne se serait pas activée, mais s’il avait été de 835 Mt (dépassant le seuil de 833 Mt), la réserve aurait dû absorber plus de 200 Mt de quotas. Comme par surcroît les volumes de quotas annulés sont ceux dépassant le total de quotas en circulation l’année précédente, le volume annulé dépend des résultats des enchères, qui elles-mêmes sont influencées par le fonctionnement de la MSR, avec cette problématique de seuil. Compte tenu de son caractère très mécanique, la MSR ne tient enfin pas compte des comportements ou des attentes des agents économiques : si ceux-ci accentuent leurs efforts dans l’anticipation d’un durcissement de l’action climatique de l’UE (par exemple, l’anticipation d’un coefficient de baisse linéaire futur plus fort), le nombre de quotas en circulation sera temporairement plus haut qu’attendu, ce qui peut conduire à déclencher un retrait de quotas par la MSR, ajoutant de la tension à un marché déjà tendu.

La réserve de stabilité a été renforcée encore dans le cadre de la revue générale du SEQE au sein de Fit for 55, par une modification de la Décision 2015/1814 : les évolutions n’ont à cet égard pas porté sur la gouvernance et la structure des règles de fonctionnement de la MSR. Aujourd’hui, les règles sont les suivantes : si le volume de quotas en circulation dépasse 1.096 millions, 24% sont retirés ; s’il est entre 1096 et 833 millions, l’écart à 833 millions est retiré et placé dans la réserve ; et en-dessous de 400 millions, 100 millions de quotas sont réinjectés depuis la réserve. Signalons en outre qu’une réserve de stabilité a également été instituée, parallèlement au SEQE, pour le SEQE 2, avec des règles de fonctionnement analogues, à l’article 1 bis de la Décision 2015/1814. Ces modifications renforcent l’effectivité de la réserve, tout en prévoyant une « zone tampon » au-dessus du seuil haut, ce qui atténue l’effet seuil. Pour autant, cela ne résout pas complètement les difficultés propres au caractère mécanique de ces règles, qui ne leur permettent pas d’anticiper les comportements, de traiter les anticipations des agents ou de réagir dynamiquement à des évènements ou des évolutions de conjoncture significatives.

Une autre piste pour apporter de la visibilité au prix du quota aurait été possible. Elle aurait consisté à introduire dans le mécanisme des plafonds et des planchers de prix, graduellement rehaussés selon une rampe tendancielle, avec un objectif explicite pour le prix du carbone : lorsque le prix de marché descend sous le plancher, cela active un retrait de quotas, placés en réserve, et lorsque le prix de marché dépasse le plafond, la réserve injecte des quotas dans les enchères.

Cette approche a été largement promue par les autorités françaises dans le débat européen au cours de la décennie 2010, notamment dans le rapport Canfin-Grandjean-Mestrallet[69], explorant la piste d’un prix « fixé entre 20 € et 30 € en 2020, avec une augmentation annuelle de 5 à 10% afin de dépasser 50 € en 2030, et le prix plafond à 50 € en 2020 avec une croissance annuelle similaire à celle du prix plancher. La pente de la trajectoire [serait] centrale pour donner de la visibilité aux acteurs économiques sur les investissements. » Le rapport met en avant les mérites de cette approche en termes de lisibilité des prix, de création d’un environnement d’investissement favorable aux actifs décarbonés, et les recettes additionnelles et plus certaines des enchères qui en découleraient. Les auteurs relèvent en outre que certains autres systèmes de quotas ont mis en place des planchers progressifs sur l’ensemble de leur système[70], ou pour le seul secteur de la production électrique[71].

Au plan purement économique, cette approche a des effets intéressants sur le secteur de la production électrique. Il est établi depuis Marcel Boiteux et les années 1950 qu’afin d’assurer à tout moment l’appel efficient des centrales électriques au meilleur coût pour couvrir la demande, celles-ci sont sollicitées par ordre croissant de coût marginal à chaque instant : il est possible de démontrer que la rémunération de l’ensemble des centrales au coût marginal de la centrale la plus chère assure sur le long terme la couverture des coûts fixes d’un parc adapté de centrales. Dans un marché libéralisé en concurrence parfaite, les centrales sont ainsi amenées à offrir leur électricité sur le marché spot à un prix représentant leur coût marginal, et c’est le prix d’offre de la dernière centrale appelée qui définit le prix auquel l’ensemble de l’électricité est échangée pour cette heure-là. Le prix calendaire à terme, c’est-à-dire le prix d’un ruban d’électricité livré sur l’année à venir, qui dans beaucoup de cas définit au premier ordre les conditions d’approvisionnement des consommateurs, reflète ainsi pour chaque technologie de centrale l’espérance de son coût marginal, pondérée par sa fréquence de marginalité dans l’année (combien d’heures de l’année cette technologie sera-t-elle la dernière appelée, sur laquelle repose l’équilibre du système et la formation du prix).

Ainsi, dans un système qui comporte des centrales nucléaires, gaz, charbon et éoliennes/solaires, le prix à terme calendaire sera l’espérance du nombre d’heures attendu de marginalité éolienne/solaire multiplié par leur coût marginal (nul), plus le nombre d’heures attendu de marginalité nucléaire, multiplié par le coût marginal (très faible) de ces centrales, plus le nombre d’heures attendu de chacune des technologies fossiles, multiplié par leur coût marginal (significatif et dépendant à la fois du coût du combustible et du coût des quotas). Quand le prix du quota augmente, ce prix à terme calendaire augmente donc, renchérissant le prix de l’électricité pour les consommateurs, mais aussi en moyenne le prix auquel sont rémunérées les centrales décarbonées (puisque leur structure de coûts, elle, n’évolue pas et qu’elle ne dépend pas du prix du quota). Cette augmentation n’est par ailleurs pas linéaire : à mesure que le prix augmente, l’ordre des coûts marginaux des différentes centrales peut changer : par exemple, si le gaz est plus cher que le charbon, mais moins émetteur, il y a un certain prix du carbone à partir duquel il devient tout de même plus compétitif d’utiliser du gaz pour produire de l’électricité.

Une modélisation simpliste du cas français et européen permet de montrer qu’à des prix du carbone très bas, ceux-ci n’ont aucun effet sur l’ordre d’appel des centrales, et donc sur les émissions du système électrique : RTE avait évalué ce niveau minimum à 22 €/t en 2016[72]. On peut en outre montrer que plus le prix du quota augmente, plus on chasse du système les centrales les plus émettrices, en réduisant le nombre d’heures où elles sont marginales – où le prix est par contraste plus élevé. Ceci implique qu’il existe un prix du carbone pour lequel la hausse induite du prix à terme de l’électricité connaît un minimum local, qui se situait à la même époque autour de 40 €/t – soit dans la fourchette évoquée par le rapport Canfin-Mestrallet-Grandjean. D’autres modélisations réalisées par l’EWI[73] montrent qu’un tel corridor de prix partant de 25 €/t pour atteindre 40 €/t aurait, par rapport à un contrefactuel environ 20 €/t plus bas sur la période, permis d’éviter 943 millions de tonnes d’émissions au périmètre SEQE sur la période, pour l’essentiel en déplaçant de la production de centrales à lignite et au charbon (de l’ordre de 65 et 125TWh) vers des centrales gaz et des centrales nucléaires (de l’ordre de 155 TWh et 40 TWh). Enfin le mécanisme induit des transferts : l’étude Ewi précitée montre des effets différenciés sur les prix de gros de l’électricité (8 à 11 €/MWh en Allemagne et 5–8 €/MWh en France, ce qui est significatif vu les niveaux relativement faibles du corridor simulé), des transferts entre États membres (+2.3 Mds€ pour la France, –4 Mds€ pour l’Italie), et un transfert très fort vers les outils décarbonés, à hauteur de 33.4 Mds€ pour la filière renouvelable et 48.5 Mds€ pour la filière nucléaire.

Pour autant, dès le rapport sur le fonctionnement du marché de 2012, la Commission a exprimé une vision très opposée à ce type de solutions, à plusieurs titres. Premièrement, elles requerraient une gouvernance permanente de la réserve pour fixer régulièrement les niveaux des prix plancher et plafond, avec des dissensions potentiellement très fortes entre États membres selon leur niveau de sensibilité à l’enjeu climatique d’une part, et aux impacts économiques du prix du carbone d’autre part. Cela implique en outre sur un plan économique d’être capables de fixer une fourchette pour un « juste » prix du carbone par un régulateur centralisé, plutôt que d’assurer la découverte du coût de l’action climatique par un processus de marché, qui par nature révèle davantage d’information de manière plus dynamique. Deuxièmement, cette approche, en cas d’erreur dans la fixation du prix plancher ou plafond, viendrait plaquer le prix de marché à l’un de ces deux niveaux, ce qui ferait payer un coût soit excessif aux acteurs économiques, soit insuffisant pour atteindre l’objectif de baisse d’émissions, et plus généralement, elle apporte dans le marché et les anticipations des agents des « points d’ancrage » susceptibles d’induire des effets d’adhérence dans la formation du prix[74]. Troisièmement, une telle approche rend plus difficile l’interconnexion du SEQE avec d’autres systèmes de quotas internationaux, qui doit demeurer un objectif atteignable : seul un prix du carbone mondial parvient à abolir les fuites de carbone et à traiter parfaitement la question climatique. Enfin, on peut ajouter à ces éléments deux problématiques. La première est d’ordre juridique : en éloignant le mécanisme d’une logique de régulation quantitative (par les volumes) et en introduisant un élément de régulation par le prix, le mécanisme se rapproche d’une nature fiscale (que les colégislateurs ont expressément cherché à éviter pour pouvoir construire un compromis en majorité qualifiée)[75] et introduit également une fragilité en droit OMC, dès lors que le lien avec la gestion quantitative d’une ressource naturelle épuisable mentionné à l’article XX du GATT n’est plus pur, ce qui met en risque le fonctionnement des quotas gratuits comme du MACF. La seconde est d’ordre politique : comme nous l’avons exprimé plus haut, cette approche induit des transferts significatifs entre États membres, renforce les écarts de compétitivité entre mix électriques, au bénéfice des États membres qui ont fait le choix historique d’outils décarbonés pilotables, notamment nucléaires. Il n’existe pas d’autre définition économique du « juste prix » que celui qu’exprime un marché concurrentiel efficient, mais ici, en voulant fixer un « juste prix » politique, on déplace la contrainte vers une autre notion d’équité politique, de transfert entre systèmes électriques nationaux dont la composition procède de choix historiques, tout aussi sensibles. Réactiver cette voie d’un prix plancher du carbone parait ainsi difficile dans le contexte politique européen actuel[76].

En synthèse, les travaux de 2014–2015 puis de Fit for 55 ont permis de doter le système de quotas d’un stabilisateur automatique, agissant selon des règles simples mais efficaces, qui a permis de résorber l’excédent de quotas généré au début de la décennie 2010 et de surmonter des évènements conjoncturels majeurs comme la crise du Covid. Ce stabilisateur automatique, la Réserve de Stabilité du Marché, présente toutefois des défis importants, à la fois dans sa faible plasticité et la nature très mécanique des règles quantitatives qu’elle institue, dans son absence de gouvernance autre que par décision du Conseil, et dans sa capacité à donner une forme de sécurité et un cadre propice aux investissements dans la décarbonation les plus exposés au signal-prix du quota.

Apporter de la visibilité aux investissements les plus lourds dans la décarbonation : les Contrats Carbone pour Différence (CCfD) et le Fonds pour l’Innovation (InnovationFundETS)

La solution retenue apporte ainsi une réponse quantitative au glut de quotas, stabilise le marché, et le rapproche de son fonctionnement théorique en le rendant plus réactif aux variations de la conjoncture économique. Il ne donne pas pour autant de prévisibilité au prix du quota sur le long terme.

Si dans l’absolu donner une telle visibilité n’est pas, du point de vue de ses concepteurs, un objectif du SEQE ou de sa régulation centralisée, le prix ayant vocation à demeurer un résultat émergent du fonctionnement des échanges sur le marché, cela laisse pour les porteurs de projet souhaitant investir dans la transition un risque important sur le prix futur du quota, pour lequel le marché peine à offrir des produits de couverture sur le long terme, à la fois pour des raisons d’illiquidité et de difficulté à identifier des contreparties équilibrées aux couvertures. Dans un contexte où il est à présent clair que beaucoup de technologies clé de la transition vont être extrêmement intenses en capital, et que la transformation de nombreuses activités économiques va nécessiter des investissements massifs dont le modèle d’affaires sera fortement dépendant du prix du quota, des mécanismes de sécurisation du prix du quota sont nécessaires, sauf à assumer de payer l’incertitude sur le prix du quota sous forme de primes de risque dans les conditions d’accès au capital de ces projets, et donc de renchérir la transition.

L’UE a déjà été confrontée à un problème analogue : celui du risque sur le prix de l’électricité et des investissements dans les technologies de production décarbonées (éolien, solaire, mais aussi électronucléaire). Si l’UE devait transformer ses outils de production électrique en y insérant des volumes croissants d’énergie renouvelable, il fallait trouver comment réduire le risque sur le prix de vente de l’électricité pour ces projets très intenses en capital, tout en maintenant une participation de ces centrales au marché de l’électricité qui ne le distorde pas. La solution développée et généralisée dans le cadre des lignes directrices 2014–2020[77] puis dans la pratique décisionnelle de la Commission repose sur des contrats pour différence.

En pratique, la centrale au cours d’une période prédéterminée (15 ans en général) vend son électricité sur le marché à un prix librement déterminé par le jeu de l’offre et de la demande. Elle se voit ensuite verser l’écart entre un prix de référence marché, qui représente le prix moyen de vente de l’électricité sur le marché par ces centrales[78] et le prix du contrat pour différence, que cette différence soit positive ou négative[79]. Le prix du contrat pour différence est, lui, défini dans le cadre d’une procédure concurrentielle, par exemple des enchères : les porteurs de projets candidatent dans ces enchères et l’État ne retient que les projets les moins chers pour réaliser le volume d’installations désiré, ce qui garantit la proportionnalité de l’aide. Au premier ordre[80], la centrale vend ainsi son électricité au prix du contrat, qui lui est de facto garanti, et pour autant, elle participe pleinement au fonctionnement du marché électrique. Le retour d’expérience des dix dernières années montre l’absence de distorsion substantielle du fonctionnement du marché de l’électricité du fait de ces instruments de soutien, malgré un déploiement soutenu des énergies renouvelables électriques dans l’UE. Dans le même temps, en période de prix de marché élevés, les contrats pour différence symétriques restituent aux pouvoirs publics la valeur captée par l’installation au-dessus du prix du contrat. Ceci permet à ceux-ci de se rembourser d’une partie de l’effort consenti pour dérisquer l’investissement initial, et offre une modalité de partage de la valeur des installations : au cours de la crise de 2022–2023, ces recettes ont notamment pu dans plusieurs Etats membres, dont la France, être mises à contribution pour assurer la protection des consommateurs les plus vulnérables.

Une approche exactement analogue peut être envisagée pour protéger les projets de décarbonation les plus intenses en capital, pour lesquels une sécurisation durable vis-à-vis des variations du prix du quota est nécessaire. Les projets se verraient octroyer un contrat carbone pour différence (CCfD) qui fonctionnerait selon les principes suivants. On fixerait pour l’actif une trajectoire contrefactuelle d’émissions de GES si le projet n’était pas réalisé (par exemple, sur la base de règles objectives et non discriminatoires, telles rampes de baisse des benchmarks pour les technologies éligibles à quotas gratuits, ou sur la base du coefficient de baisse du SEQE sinon). Une fois le projet réalisé, l’installation sur laquelle serait envisagé un projet de décarbonation continuerait de participer pleinement au SEQE, et d’être soumise à quotas, qu’elle devrait toujours acquérir sur le marché. L’écart d’émissions par rapport à la trajectoire contrefactuelle serait éligible à un paiement correspondant à l’écart entre un prix de référence marché du quota et le prix du contrat carbone pour différence. Ainsi, l’investissement de décarbonation serait exposé non plus au prix du quota sur le marché, mais au prix du contrat carbone pour différence, qui, lui, serait au premier ordre garanti par le système. Le prix du contrat carbone pour différence pourrait être quant à lui défini également dans une procédure concurrentielle, sur le modèle des enchères renouvelables.

Cette approche présente l’avantage d’une relative simplicité d’exécution et limite l’intervention publique pour sécuriser un prix du carbone à certaines technologies particulièrement intenses en capital ou présentant des difficultés particulières, par strict parallèle avec la production d’électricité décarbonée. Elle a été largement retenue comme cadre général pour les aides à la décarbonation dans la révision 2022 des lignes directrices aides d’État[81], mise en œuvre par plusieurs États membres, notamment l’Allemagne[82] et les Pays-Bas[83], avec des budgets à date de 8 Mds€ et 30 Mds€.

Cette approche constitue également l’approche standard que la Commission entend mettre en œuvre pour soutenir les technologies innovantes. Dans la continuité du dispositif précédent (NER300), dont il a repris les crédits restants, les colégislateurs ont prévu dans le cadre de la refonte du système de quotas de Fit for 55 un Fonds pour l’Innovation (Innovation Fund ETS). Ce fonds est abondé par des quotas qui sont mis aux enchères selon un calendrier prévu ex ante : notamment, 345 millions de quotas sont pris sur les volumes qui auraient sinon été octroyés à titre gratuit sur la Phase IV, 80 sur les volumes qui auraient été mis aux enchères, 5 millions sur des quotas aviation/maritime, 50 repris des quotas Phase III restant dans la MSR, pour un total de 530 millions de quotas, ou encore environ 40 milliards € estimés par la Commission sur la période. Le Fonds pour l’innovation couvre les secteurs du SEQE comme du SEQE 2, avec une attention particulière pour les projets qui relèvent des secteurs couverts par le règlement (UE) 2023/956 afin de soutenir l’innovation dans les technologies à faible émission de carbone, le CCU, le CSC, les énergies renouvelables et le stockage de l’énergie. Les financements ont jusqu’à présent été octroyés principalement dans des appels à manifestation d’intérêt, sans processus de sélection parfaitement concurrentiel, mais permettant à la Commission de construire un panorama des technologies et des projets susceptibles de répondre au besoin et de leurs paramètres économiques. A terme, le Fonds doit déployer ses soutiens sous forme d’appels d’offres de CCfD à l’échelle européenne : ceci est expressément mentionné dans la directive 2003/87[84], qui attribue à leur provisionnement 30% des ressources, et apporte la première reconnaissance explicite de cet instrument de politique publique européenne dans le droit positif. Le déploiement de cet outil, qui commencera vraisemblablement par certaines technologies bien identifiées, a également fait l’objet de présentations régulières de la DGCLIMA en 2022 et 2023[85], en vue d’une probable mise en œuvre dès le début de la prochaine mandature en 2024.

Une attention particulière est donnée par 2003/87 tel que modifié dans le cadre de Fit for 55 à vérifier que la mise en œuvre de ces CCfD n’atteint pas le développement d’autres instruments de couverture (par exemple des contrats de couverture de droit privé), et que ceux-ci se combinent de manière pertinente, point qui est expressément identifié dans les rapports périodiques prévus par la directive[86]. Un autre élément important, si le mécanisme venait à induire des volumes significatifs de baisses d’émission, est qu’il serait alors susceptible de réduire structurellement la demande de quotas des projets couverts par rapport aux niveaux anticipés lors de la fixation des coefficients de baisse linéaire de la Phase IV. Ceci conduirait alors à un effet déflationniste sur le prix du quota : les volumes de baisse d’émissions rémunérées par les CCfD doivent ainsi en théorie être retirées des volumes de quotas mis en circulation (par exemple ajoutés aux volumes mis en réserve annuellement dans la MSR), ce que ne prévoit pas en l’état 2003/87.

La mise en œuvre de ces instruments est ainsi un élément clé dans la conduite des politiques de décarbonation de l’UE : elle dote l’UE d’une ressource propre pour assurer la décarbonation profonde de ses secteurs les plus exposés, dont la décarbonation implique les investissements les plus lourds. Ce faisant, elle ouvre la voie une véritable politique commune de la décarbonation industrielle, qui reste à déployer dans la prochaine mandature.

Le défi de l’acceptabilité politique et sociale : le fonds social pour le climat (FSC)

Enfin, les modifications du SEQE dans Fit for 55 ont pour la première fois dû se confronter à l’enjeu d’acceptabilité sociale de l’action climatique. Jusqu’à 2023, le système de quotas n’avait virtuellement pas d’impact direct sur les ménages européens et leur pouvoir d’achat, ou même sur la compétitivité des entreprises qui n’y étaient pas directement soumises : les secteurs bâtiment et transport n’étaient pas assujettis, et la combinaison des quotas gratuits et de l’ouverture du marché européen à l’importation de produits n’ayant pas payé les émissions dans leur pays d’origine immunisait contre tout impact du prix du carbone sur la plupart des prix des produits de grande consommation.

La mise en œuvre du SEQE 2 va avoir des incidences directes sur les factures énergétiques des ménages. Pour un ménage typique chauffé au gaz naturel (14MWh/an), un quota SEQE 2 à 40 €/t implique un surcoût dans son approvisionnement énergétique de l’ordre de 120–130 €/an. S’y ajoute, sur des trajets moyens de 12 200 kilomètres par an et par véhicule, environ 40 €/an liées à l’usage de son automobile. Ces impacts interviendront en 2026–2027, dans des contextes politiques et sociaux nationaux qui ont vu la question du pouvoir d’achat et du coût de l’énergie revêtir une sensibilité toute particulière suite à la crise de 2022–2023. Ils s’ajouteront à des cadres fiscaux nationaux qui ont pour beaucoup d’entre eux déjà mis en place des « composantes carbone » dans leurs régimes de fiscalité énergétique, comme c’est le cas en France. Bien entendu, les États membres auront la latitude d’ajuster à la baisse leurs taux d’accises principales – ou leurs propres systèmes de fiscalité carbone – pour atténuer l’impact sur les ménages, mais compte tenu de leurs contraintes budgétaires propres, ils ne pourront pas nécessairement l’absorber in toto.

La première réponse est de prévoir un fonctionnement renforcé de la Réserve de Stabilité du Marché du SEQE 2 : par dérogation au principe pour la MSR du SEQE selon laquelle les règles de fonctionnement de la réserve ne doivent pas prévoir de seuils de prix explicites mais une pure régulation en volume, 2003/87 prévoit (art. 30 nonies) que lorsque le prix du quota SEQE 2 dépasse 45 €/t pendant plus de deux mois d’affilée, 20 millions de quotas doivent être injectés dans les enchères pour faire baisser le prix du quota, ainsi que d’autres règles visant à amortir des hausses rapides du prix. Ceci vient en pratique assurer un « quasi-plafond » pour le prix du SEQE 2 à 45 €/t.

Plus fondamentalement, la solution retenue par les colégislateurs a été d’instituer un Fonds Social pour le Climat, par le Règlement 2023/955[87]. Les ressources affectées à ce fonds sont la totalité des recettes d’enchères du SEQE 2, soit la totalité des coûts in fine imputés aux consommateurs des secteurs bâtiment/transport, auxquels s’ajoutent 50 millions issus du SEQE classique. Au total, le dispositif doit mobiliser de l’ordre de 65 Mds€ sur la période, avec des plafonds annuels de décaissement inscrits dans 2003/87 (art. 30 quinquies(4)).

L’accès au fonds repose sur une gouvernance inscrite dans le règlement 2023/955 : les États membres doivent élaborer un Plan Social pour le Climat (art. 4 et 6), contenant un ensemble cohérent de mesures et d’investissements nationaux, existants ou nouveaux, visant à répondre aux effets de la tarification du carbone sur les ménages vulnérables, les microentreprises vulnérables et les usagers vulnérables des transports afin de garantir des possibilités de chauffage, de refroidissement et de mobilité abordables tout en accompagnant et en accélérant les mesures nécessaires pour atteindre les objectifs climatiques de l’UE. Ce plan peut en outre inclure des mesures nationales fournissant une aide directe temporaire au revenu pour les ménages vulnérables afin de réduire les effets de l’augmentation du prix des combustibles fossiles résultant du SEQE 2.

Le fonds finance alors, dans la limite de 75% – les États membres supportant les 25% restants (art. 15) – les mesures et investissements prévus dans ces Plans Sociaux pour le Climat, dès lors que 1) les États membres respectent des objectifs intermédiaires en termes d’efficacité énergétique, de rénovation des bâtiments, de mobilité bas carbone, de réduction des émissions et de réduction du nombre de ménages vulnérables, 2) ces objectifs intermédiaires sont compatibles avec l’objectif climatique de l’UE (2021/1119), et 3) les investissements sont durables au sens de la Taxonomie (2020/852). Les dotations à chaque État membre sont en outre plafonnées selon une clé de répartition qui tient compte du revenu national par rapport à sa valeur moyenne européenne, de sa part dans la population rurale de l’UE, de sa population exposée à la précarité énergétique et de sa part des émissions de GES des ménages : en pratique, cette clé de répartition, qui comporte une part d’effet redistributif vers les États membres nouveaux entrants, n’est pas à l’avantage de la France qui avec environ 15.2% de la population de l’UE voit sa dotation plafonnée à 11.2% des ressources, soit environ 7.3 Mds€ entre 2026 et 2032.

En pratique, les cibles d’investissement dans les Plans Sociaux énumérées à l’article 8 comprennent des programmes d’efficacité énergétique des bâtiments, de décarbonation – notamment par électrification – des usages, de déploiement d’infrastructures de recharge, d’aide aux mobilités douces et de soutien aux transports publics, soit in fine les classes d’objets financés en France par MaPrimeRénov’ et le système des certificats d’économie d’énergie. Par dérogation, le mécanisme peut également financer des aides directes au revenu des ménages les plus vulnérables : leur coût ne peut excéder 37.5% des coûts totaux estimés dans le Plan Social.

Le mécanisme proposé affecte en théorie aux ménages de l’UE les ressources du SEQE 2 qui les affecteront au premier ordre, et coordonne l’action des États membres en faveur de l’investissement des ménages dans la décarbonation de leurs transports comme de leurs usages ménagers. En revanche, il présente plusieurs limites : premièrement, il repose sur une gouvernance complexe fondée sur un contrôle par la Commission de plans assortis d’indicateurs, soulevant la question de la continuité de l’action d’accompagnement sociale si un État membre manque une des cibles d’un des indicateurs. En second lieu, il induit des effets redistributifs forts entre États membres qui verront certains être des contributeurs nets structurels, indépendamment de l’effort supporté en pratique par leurs ménages, notamment les plus vulnérables. Enfin, en troisième lieu, il est orienté de manière très nette vers l’aide à l’investissement des ménages, plutôt qu’à l’accompagnement par un filet de sécurité pour les ménages les plus précaires, en limitant la flexibilité pour les États membres dans le choix de l’une ou l’autre approche.

La tarification en péril : risques intrinsèques du cadre issu de Fit for 55

— Une statue en quoi ? […] En marbre ? En bronze ?
— Non, c’est trop vieux, répondit l’oiseau du Bénin, il faut que je lui sculpte une profonde statue en rien, comme la poésie et comme la gloire.

Guillaume Apollinaire, Le poète assassiné

 

 

 

 

En 2024, au terme de la Commission von der Leyen, l’UE a ainsi achevé une réforme profonde de son système de tarification du carbone, qui rehausse structurellement son ambition pour la mettre en cohérence avec l’Accord de Paris. L’accentuation de cette ambition s’est faite en apportant de premières réponses à chacun des défis : les fuites de carbone géographiques avec le MACF, les hétérogénéités de traitement entre secteurs avec l’élargissement à l’ETS aux secteurs du bâtiment, du transport routier et du transport maritime, la lisibilité du fonctionnement du marché avec la mise en place graduelle de la Réserve de Stabilité du Marché, et l’acceptabilité politique et sociale avec l’institution d’un Fonds Social pour le Climat.

Si l’UE a donc commencé à « franchir le gué » dans la réponse au changement climatique, la réponse à chacun des défis d’une tarification du carbone n’est pour autant que partielle, comme nous l’avons vu. Face à l’impératif de franchir la rivière, l’UE s’est jetée à l’eau après avoir dans la décennie 2010 appris à nager, et elle a accompli des progrès significatifs. Cependant, l’eau est froide, il y a beaucoup de courant et son radeau ne flotte pas très bien. Sauf à parachever chacun des instruments évoqués et à atteindre une tarification du carbone aussi complète et lisse que possible, dans la perspective des échéances 2026–2027 avec l’entrée en vigueur du MACF, du SEQE 2, du Fonds Social pour le Climat, ces mécanismes risquent de causer, par leur conception encore partielle, des impacts encore plus grands et préjudiciables aux activités économiques de l’UE comme aux ménages. Il y a urgence à franchir la rivière, sans plus attendre, au risque d’être emportés.

Les effets d’un MACF partiel sur le tissu industriel européen

La première difficulté sera posée, inévitablement, par la mise en œuvre graduelle, de 2026 à 2036 du MACF et la suppression des quotas gratuits pour les secteurs qui y participent (acier, aluminium, engrais azotés, ciment, électricité, hydrogène). Lorsque le mécanisme sera pleinement entré en vigueur, les producteurs européens de ces secteurs seront pleinement exposés au coût des quotas d’émissions, et les produits importés accessibles dans le marché intérieur européen acquitteront également un prix du carbone représentatif des émissions réelles qu’ils ont impliquées. Ainsi, au sein du marché intérieur européen, le prix de la tonne d’acier, d’aluminium, d’engrais azotés, de ciment, ou d’un MWh d’électricité ou d’hydrogène, reflétera ses coûts de production plus un premium carbone, égal à son intensité carbone (combien d’émissions par tonne ou par MWh) multipliée par le prix du quota SEQE, tandis qu’ailleurs dans le monde, dans des États qui ne mettent pas en œuvre de mécanismes de tarification du carbone, le prix de ces produits sera seulement égal à leurs coûts de production. Comme nous l’avons vu, ce premium sera d’une ampleur très significative par rapport au prix de ces commodités, par exemple 113 € par tonne d’acier, à comparer avec un cours de l’acier sur les marchés de commodités (London Metal Exchange) de l’ordre de 550–560 € par tonne, sur la base d’un quota à 60 € par tonne.

Il faut bien entendu souligner que cette évolution majeure du signal-prix pour ces produits dont la production est particulièrement émettrice de GES apporte un avantage compétitif tout aussi majeur à ceux qui auront basculé les premiers vers des modes de production décarbonés. Ceux qui les premiers produiront de l’acier ou de l’aluminium avec de très faibles émissions de GES pour le marché intérieur européen – qu’ils soient d’ailleurs situés dans l’UE ou ailleurs, puisque le MACF fonctionne selon les émissions réelles – pourront capter en tout ou partie la valeur du premium carbone et rentabiliser ainsi leurs investissements. Les premières décisions d’investissement dans l’acier vert en Europe illustrent indubitablement un des effets de ce tournant[88].

Si les entreprises européennes des secteurs couverts par le MACF seront protégées de toute distorsion de concurrence directe liée au prix du carbone dans leurs conditions de vente de leurs produits sur le marché intérieur européen, cette différence de prix induira inévitablement un écart de compétitivité entre leurs clients immédiats et les concurrents de leurs clients établis hors d’Europe. En revanche, au niveau des clients de leurs clients, et au-delà dans les chaînes de valeur, des producteurs concurrents extra-européens pourront offrir à l’achat des produits qui n’auront pas payé de premium carbone dans leurs intrants, et donc ce premium ne sera pas répercuté au-delà.

Pour prendre un exemple simple : nous avons vu qu’une tonne d’acier inclurait donc environ 113 €/t de premium carbone avec un quota SEQE à 60 € par tonne, avec bien entendu des variations selon les grades d’acier. Considérons le cas d’une fonderie européenne qui assure la transformation primaire de cet acier en pièces de construction mécanique, par exemple les pièces d’une boite de vitesse manuelle. Cette entreprise sera en concurrence, pour approvisionner des constructeurs automobiles européens qui assurent l’assemblage final de la boite de vitesse en Europe, avec d’autres fonderies situées hors d’Europe, par exemple en Turquie ou au Maghreb. En prenant par exemple une boîte de vitesse Renault JHQ (Clio II) d’un poids de 33 kg, qui s’échange sur internet d’occasion à moins de 200 €, le premium carbone est de l’ordre de 3.7 € par pièce, ce qui est loin d’être négligeable dans des industries où les marges sont de quelques pourcents. Sur une autre pièce, comme un bloc moteur, soit environ 60 kg pour un bloc de moteur 1.9 DCI Renault, commercialisé d’occasion entre 250 et 350 € par pièce, ce premium est de 6.8 € par pièce. Du point de vue du constructeur, sa direction des achats mettra en concurrence les sous-traitants exposés au prix du carbone dans leurs achats d’acier avec des concurrents extra-européens non exposés, et aura toujours accès à des produits n’internalisant pas le prix du carbone, de sorte que la compétitivité globale de l’assemblage du moteur puis du véhicule ne sera pas touchée au premier ordre par les effets du MACF.

Dans le contexte d’intense concurrence sur la sous-traitance automobile, il paraît donc clair que l’activité de ce type d’acteurs économiques connaitra un report significatif vers des pays hors-UE. Pour un prix du quota de 50 €/t, à l’échelle de l’ensemble du véhicule, selon les études du CCFA, un véhicule contient en moyenne 0,9 t d’acier, dont 630 kg de produits plats, 153 kg de produits longs et 117 kg de fonte ou d’acier moulé. Cela donne un surcoût de 64 € par véhicule, sans tenir compte de la part de fonte qui représente 0,35% du CA de production, évalué à 71% du CA total, auxquels s’ajouteraient, selon une étude PFA/Roland Berger, de l’ordre de 14 € par véhicule au titre des émissions directes de l’aluminium. Il convient de souligner que, selon une étude réalisée par la PFA sur l’écart de compétitivité avec les pays d’Europe de l’Est, le différentiel de coût du travail, d’environ 280 €/véhicule, est le principal différentiel de compétitivité avec la France, ce qui illustre à quel point des écarts de 80–100 €/véhicule peuvent être significatifs pour la localisation des activités.

En retour, la réduction de la demande européenne induite par ces déplacements d’activité et par l’élasticité-prix de la demande des produits soumis au MACF réduira la taille du marché européen, notamment pour l’acier, l’aluminium, les engrais et le ciment. Dans le cas de l’acier et de l’aluminium, voire du ciment, des effets de substitution avec d’autres matériaux non soumis au MACF joueront : si l’acier est 113 €/t plus cher, dans un certain nombre de cas, l’usage de polymères peut devenir compétitif par exemple – ce alors que ces polymères peuvent émettre des GES lors de leur production, mais ne sont pas soumis au MACF, et donc n’intègrent pas de premium carbone dans leur prix sur le marché intérieur européen. Cette réduction de la demande, difficile à quantifier, est susceptible de conduire à des difficultés économiques dans des secteurs comme la sidérurgie qui font déjà face à des surcapacités mondiales et où les actifs de production sont extrêmement intenses en capital et comportent des coûts fixes significatifs.

Ces effets du MACF sur les secteurs aval n’ont pas fait l’objet d’une analyse d’impact fine dans les travaux préparatoires de la révision du cadre SEQE de Fit for 55 : ceux-ci se sont concentrés sur une analyse d’impact en modèle macroéconomique des effets du mécanisme sur les grands agrégats et ont constaté l’absence d’impact significatif dans le modèle sur les grands paramètres[89], sans s’attarder sur les effets microéconomiques, à l’échelle des agents économiques réels, des évolutions des signaux de prix qu’induisait le dispositif. Aux termes de l’ERCST : “Effectively, the application of CBAM to upstream only primary materials, would merely shift the risk of carbon leakage downstream in the value chain. This is expected to be felt in particular by those sectors producing semi-finished products that contain a high share of primary material and the processing results in limited value-added.”[90] Pour autant, ils étaient clairement identifiés par les colégislateurs et sont à ce titre reconnus en creux dans le règlement 2023/956, qui mentionne (considérant 67, article 30(3)) la nécessité dans les clauses de révision périodiques du mécanisme d’analyser la situation des « marchandises les plus exposées à la fuite de carbone et dont l’intensité de carbone est la plus élevée, ainsi que celles des produits en aval qui contiennent une part importante d’au moins une des marchandises relevant du champ d’application du présent règlement ». C’est dans la même logique que le règlement inclut également certains produits de première transformation (les rails par exemple) et les produits issus du perfectionnement actif dans le champ d’application du MACF en dépit du faible niveau d’émissions intrinsèques produites durant leur procédé de fabrication, car leur exclusion augmenterait la probabilité d’un contournement de l’inclusion des produits sidérurgiques dans le MACF en modifiant la configuration des échanges vers les produits en aval (considérant 38). La solution principale esquissée dans le texte renvoie à la revue de la liste des marchandises incluses dans le MACF en 2026.

Ces effets du MACF sur les secteurs aval seront par ailleurs combinés à des effets sur les secteurs exportateurs. En effet, produire une tonne d’acier, d’aluminium, d’engrais azotés, de ciment, un MWh d’électricité ou d’hydrogène, coûte le même premium carbone, que le produit soit vendu sur le marché intérieur européen – où ses concurrents, locaux comme importés, le paieront aussi grâce au MACF – ou qu’il soit exporté vers l’extérieur de l’UE – où ses concurrents n’en paieront pas dans le cas général. Il subit donc une distorsion de concurrence pour les exportations, qui peut être très pénalisante en proportion de la valeur ajoutée des biens concernés. L’article 10 bis(3) de 2003/87 reconnaît explicitement ce risque « de fuite de carbone pour les marchandises soumises au MACF fabriqués dans l’UE et destinées à être exportées vers des pays tiers qui n’appliquent pas le SEQE de l’UE ou un mécanisme similaire de tarification du carbone », que la Commission doit apprécier dans un rapport avant le 31 décembre 2024, afin de présenter « s’il y a lieu, une proposition législative visant à traiter ce risque de fuite de carbone d’une manière qui soit conforme aux règles de l’Organisation mondiale du commerce, en ce compris l’article XX de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce de 1994, et qui tienne compte de la décarbonation des installations dans l’Union. » La solution la plus simple au plan économique paraît être de prévoir un symétrique du MACF, qui implique lors de l’exportation de pouvoir demander remboursement du coût des émissions intrinsèques sur la base des émissions réelles – exactement comme le remboursement de TVA à l’export – étant entendu qu’au plan juridique la compatibilité OMC de cette approche suppose une expertise approfondie – qui n’avait pas permis de l’intégrer dans la conception initiale du MACF avec un consensus européen.

Secteurs exportateurs – Impacts du MACF

Bien entendu, cet effet sur les exportations vaut aussi bien pour les secteurs couverts par le MACF que pour les secteurs qui se situent à leur aval. Une analyse des secteurs les plus exposés peut être réalisée : un travail public du DIW[91] met en avant qu’à 30 €/t pour le quota, c’est près de 10% des exportations de l’UE qui encourront des hausses de coûts dépassant 5% de la valeur ajoutée brute, seuil usuellement retenu pour une estimation grossière du risque de fuites de carbone, et 23% avec un coût du quota de 75 €/t.

Pour le cas de l’électricité, le cadre actuel prévoit que seules les émissions directes pour la production d’acier, d’aluminium, et d’hydrogène soient prises en compte (produits listés à l’annexe II de 2023/956). Pour l’acier et l’hydrogène, il existe soit un procédé de production très émetteur de GES et comparativement peu consommateur d’électricité (respectivement préparation de la fonte en haut fourneau puis transformation de la fonte en acier et vaporéformage du méthane), soit un procédé peu émetteur mais très consommateur d’électricité (four à arc électrique pour l’acier, et électrolyse de l’eau pour l’hydrogène). Pour l’aluminium primaire, le procédé Hall-Héroult comporte des émissions directes (combustion de l’anode et gaz fluorés) et des émissions indirectes (compte tenu de la quantité très importante d’électricité nécessaire pour l’électrolyse de l’alumine), à raison d’environ 1.92t d’émissions directes par tonne d’aluminium, et 8–10MWh par tonne d’aluminium : le premium carbone lié aux émissions directes dans le MACF est ainsi de 96 €/t, mais l’inclusion des émissions indirectes le porterait à environ 387 €/t[92].

Aujourd’hui la solution retenue repose sur un cumul entre MACF pour les émissions directes, et le mécanisme de compensation des coûts indirects pour les émissions indirectes, soit un versement budgétaire par les États membres aux entreprises exposées au risque de fuites de carbone indirectes. Ces évaluations conduisent à des expositions de 0.04kgCO2eq direct par € de valeur ajoutée, et 0.15kgCO2eq indirect par € de valeur ajoutée pour l’aluminium primaire : pour des secteurs intenses en acier et en aluminium (automobile, machinerie, aéronautique, etc.) avec une intensité élevée des échanges avec l’extérieur de l’UE, en combinaison avec les effets de l’inclusion des émissions indirects sur l’acier, est susceptible de conduire à des risques de fuites de carbone indirectes significatifs[93].

Toutefois, 2003/87 prévoit dans le rapport de la Commission sur le réexamen périodique du SEQE qu’elle « examine également s’il convient d’harmoniser davantage les mesures liées à la compensation des coûts indirects », suggérant que la piste d’une inclusion des émissions indirectes dans le MACF pour l’ensemble des produits qui y sont soumis ne soit pas exclue. Celle-ci présenterait toutefois d’importantes difficultés pratiques, compte tenu du choix de recourir aux émissions réelles, de la faculté ouverte dans le règlement MACF de se prévaloir de liens physiques directs ou de contrats avec des installations de production électrique pour justifier des émissions indirectes, et de la difficulté à auditer dans des pays tiers la réalité économique de ces contrats et de leurs conditions d’octroi, par des énergéticiens souvent publics ou en monopole régulé. Il sera ainsi très difficile de contester des producteurs étrangers d’aluminium, même établis dans des pays ayant des mix électriques très émetteurs, si ceux-ci présentent un contrat de long terme avec un barrage hydroélectrique ou une centrale nucléaire, même s’il existe dans ces pays une suspicion de ressource shuffling, c’est-à-dire d’allocation préférentielle des ressources les moins émettrices aux exportateurs, tout en exposant au même prix de l’électricité l’ensemble des clients. Tant qu’une méthodologie crédible ne peut être construite sur cette question, les risques de fuites de carbone directes – par déplacement de l’activité de production d’aluminium vers l’extérieur de l’UE – liés à une inclusion des émissions indirectes dans le MACF seront majeurs, conduisant à envisager une extension aux émissions indirectes du dispositif en 2026–2027 lors de la clause de revue avec la plus grande prudence.

Pour le cas des autres secteurs hors MACF mais encore éligibles à quotas gratuits, il convient de signaler enfin le cas particulier de la production de chaleur, souvent réalisée par des chaudières centralisées pour une plateforme industrielle tout entière, ou externalisée à une société spécialisée en services énergétiques par les industriels. Pour ce secteur, les benchmarks vont rapidement tomber à zéro, puisque la production de chaleur à partir de biomasse durable est devenue une réalité pour beaucoup d’installations dans l’UE et tend à dépasser les 10% d’installations les plus performantes, et que par surcroît la chaleur (sous forme de vapeur, en pratique) ne s’exporte pas sur de longues distances, et donc qu’il n’y a pas de concurrence internationale directe sur ce secteur. La production de chaleur (ou la cogénération) dans l’UE ne seront donc plus éligibles à quotas gratuits, et ainsi, le prix de la chaleur facturé aux entreprises de l’UE sera donc plus élevé, tenant compte d’un premium carbone selon le combustible utilisé. Si l’on considère alors le cas d’industriels européens très consommateurs de chaleur et non soumis au SEQE (papier, sucre, amidon, chimie, etc.), ceux utilisant une chaleur produite à partir de combustibles fossiles feront face d’une part à la concurrence de ceux utilisant une chaleur produite à partir de biomasse durable, certes plus chère, mais non assujettie à quotas, et d’autre part à la concurrence de ceux utilisant un combustible fossile mais établis hors d’Europe. Si le MWh de chaleur est plus cher à produire avec de la biomasse qu’avec un combustible fossile (ce qui est a priori presque toujours le cas, sauf à disposer d’une biomasse « fatale » présente localement, comme des flux de déchets), il y aura ainsi un risque de fuites de carbone indirectes lié à la chaleur, qui peut également être significatif, exactement comme pour l’électricité. Outre les secteurs aval des secteurs soumis au MACF, il y a donc également un risque fort de fuites de carbone pour les secteurs soumis au SEQE et non exposés à la concurrence internationale et ne bénéficiant plus de quotas gratuits, mais dont les secteurs aval sont, eux, exposés à la concurrence internationale. Cette effet n’est quant à lui pas mentionné ou analysé dans les études d’impact ou dans la directive 2003/87.

En conclusion, la conception du MACF, qui couvre un champ limité de secteurs d’industrie lourde en amont des chaînes de valeur mais pas les secteurs immédiatement en aval, va conduire à un choc de compétitivité très fort sur une partie de ces secteurs aval, ainsi que sur les exportations des secteurs couverts par le MACF. Certes elle induit une très forte incitation à investir dans la décarbonation profonde des secteurs assujettis au MACF, qui permet aux premiers à se décarboner de capter le premium carbone pour financer les investissements de décarbonation, incitation dont nous voyons déjà les effets, mais jusqu’à ce que les coûts des installations décarbonées aient rejoint les coûts des installations émettrices extra-européennes, ce qui peut prendre plusieurs années compte tenu des temps caractéristiques de réalisation des investissements et des risques inhérents à ces projets. Dans cet intervalle, les effets sont de nature à conduire à des reports d’activité industrielle majeurs vers l’extérieur de l’UE sur des secteurs de transformation souvent déjà en grande difficulté économique (forge, fonderie, etc.) et exposés à d’autres transformations (évolution du secteur automobile liée au changement de motorisations, potentielles difficultés d’approvisionnement énergétique, etc.), qui n’auront pas la capacité d’absorber ce choc en attendant la disponibilité abondante et compétitive de matières premières bas-carbone en Europe. Sauf à apporter dès 2026–2027 une réponse à ce défi, c’est une crise industrielle grave qui menace l’UE.

Les effets d’un MACF partiel et de la non-couverture de certains secteurs par le SEQE sur l’agriculture européenne

Il est important d’aborder avec exhaustivité les effets aval du MACF dans sa conception issue de Fit for 55. Nous avons décrit de manière quantitative de premières évaluations de l’impact d’un prix du quota à 50 €/t sur les secteurs de l’acier et de l’aluminium et, en cascade, sur le secteur métallurgique européen, et ses secteurs aval (construction mécanique, automobile, etc.), ainsi que les effets aval de l’absence de quotas gratuits sur différentes formes d’énergie non transportable internationalement en l’état des technologies (chaleur, électricité, hydrogène). Pour le secteur du ciment, relativement peu exporté hors UE, relativement peu importé compte tenu du faible rapport entre sa valeur et son coût de transport, et essentiellement destiné au secteur de la construction et des travaux publics, par nature sans concurrence internationale, le principal risque est un risque de substitution avec d’autres produits qui réduirait la demande de ciment en Europe : ce risque existe[94] et conduira à des réductions d’activité dans le secteur du ciment, dépendantes de l’élasticité prix de la demande et des mesures réglementaires prises sur le secteur de la construction, mais pas à des fuites de carbone.

Le cas du secteur des engrais azotés est un cas particulièrement sensible, compte tenu de la situation déjà très délicate au plan politique et social du secteur agricole européen, qui a conduit à d’intenses mobilisations en 2023 et 2024 dans de nombreux États membres, principalement en critique de la charge normative imposée aux exploitants agricoles par les États membres et de la concurrence internationale de secteurs agricoles extra-européens qui ne sont pas nécessairement assujettis aux mêmes contraintes tant sociales qu’environnementales (encadrement des produits phytosanitaires, normes relatives au bien-être animal, à la protection de la biodiversité, etc.). À date, le secteur agricole de l’UE n’est pas touché par la question de la tarification du carbone – qui ne touche pas non plus les secteurs agricoles de nos principaux partenaires commerciaux –, et c’est bien en anticipant l’extrême sensibilité politique de cette question que les colégislateurs de Fit for 55 n’ont pas retenu d’inclure le secteur agricole ou le secteur de l’usage des sols et forestier dans le SEQE ou un mécanisme de tarification dédié, et ont également choisi de ne pas intégrer les consommations agricoles et forestières de carburant dans le SEQE 2. Un soin particulier a donc été donné à ce que le secteur soit préservé d’une tarification directe du carbone.

Pourtant, exactement comme pour l’acier, un intrant agricole important va voir son prix intégrer un premium carbone pour les seuls consommateurs agricoles établis dans l’UE, à savoir les fertilisants azotés. La production d’engrais azotés repose sur la production intégrée d’ammonitrates et d’urée à partir de gaz naturel, d’abord vaporéformé en un mélange de monoxyde de carbone et d’hydrogène : ce dernier est combiné à haute pression et haute température avec l’azote de l’air en ammoniac, et le dioxyde de carbone est évacué en cheminée ; l’ammoniac est ensuite transformé en différents dérivés dont les ammonitrates et l’urée. Une portion limitée de l’ammoniac européen est également utilisé pour des applications chimiques (notamment la production de polymères[95]). Cette production est intensément émettrice de GES : la production d’ammoniac représente environ 2% de la consommation mondiale d’énergie finale[96], 1,8% des émissions mondiales de GES[97], soit des émissions directes de 450 MtCO2eq : l’AIE évalue à 2.4tCO2eq par tonne d’ammoniac les émissions spécifiques directes. À ceci s’ajoutent des émissions indirectes lors de l’épandage des engrais azotés, du fait de réactions chimiques avec l’air, très dépendantes du mode d’épandage. L’UE consomme chaque année de l’ordre de 10 millions de tonnes de fertilisants azotés, utilisés dans les principales cultures pour améliorer les rendements : ce volume est resté pour l’essentiel stable dans la décennie passée entre 2011 et 2021, avec une légère hausse entre 2015 et 2018.

En pratique, les intrants azotés sont de différentes formes (solution nitrée, ammonitrates, mélanges avec d’autres engrais comme des phosphates ou de la potasse, etc.) : afin de rétablir des unités comparables en termes d’apport agronomique, il est courant de poser les raisonnements en tN (tonne équivalent azote). L’ammoniac se convertit en équivalent azote avec un coefficient 0.82, ce qui signifie qu’une tonne d’ammoniac correspond à 0.82 tN : la tonne équivalent azote a donc au premier ordre un contenu carbone direct de 1.96tCO2eq/tN, hors émissions liées à l’épandage et variations liées au processus de production des différentes formes d’intrants azotés. S’il n’existe pas de place de marché de commodité liquide dotée de spot et de produits à terme pour l’ammoniac comme pour les commodités énergétiques ou les métaux de commodité[98], des indices publics existent, avec une valeur de l’ammoniac de l’ordre de 300 à 330 USD/t sur la période 2024–2027[99], soit entre 337 et 371 €/tN. Appliquer un prix du quota de 50 €/tCO2eq sur la production de cette tonne équivalent azote conduit à un premium carbone de 98 €/tN (+27%), et un prix de 100 €/tCO2eq, à un premium carbone de 196 €/tN (+54%). Dans le même temps, sans tenir compte d’effets d’élasticité de la demande d’azote, à pratique agricole constante, le besoin est donné entre 3.5 et 4.1kgN par quintal de blé (35–41kgN par tonne de blé), soit un premium carbone indirect de la production de blé européenne de 3.4–4 €/t pour un quota à 50 €/t, et 6.8–8 €/t pour un quota à 100 €/t, à comparer avec des cours du blé de l’ordre de 200 €/t (env. 175 €/t en 2020), des estimations historiques[100] des coûts des intrants de 62 € par tonne de blé, et des coûts de l’azote de 20 € par tonne de blé. Le même raisonnement trouve à s’appliquer aux principales cultures consommatrices d’intrants azotés : blé (26% de la consommation européenne), céréales secondaires (26%), oléagineux (12%), tubercules (5%)[101]. Dans une économie agricole contrainte, faisant face à d’autres transformations importantes de son modèle économique qui génèrent des besoins d’investissement significatifs, les effets indirects du SEQE à partir de 2026 sur les coûts d’exploitation vont être d’un tout autre ordre de grandeur que ceux qui ont conduit aux mobilisations de 2023–2024. L’accompagnement de ces impacts pour les activités culturales les plus intenses en azote, et la préparation de solutions crédibles d’accès à l’azote bas carbone en sont d’autant plus nécessaires.

En pratique, la hausse du prix de l’azote induite par le SEQE et le MACF ne conduit pas à une pratique identique d’épandage à l’hectare et à une production agricole à l’hectare identique, simplement avec une structure de coûts plus élevés : les comportements des exploitants et leurs choix d’apports azotés sont « élastiques », c’est-à-dire se déforment en fonction des signaux de prix. En fonction du prix des intrants, des prix à terme des produits agricoles, l’exploitant agricole choisit d’une part le type de culture le plus pertinent économiquement, et d’autre part arbitre entre appliquer davantage d’intrants pour un meilleur rendement (et donc un chiffre d’affaires plus élevé à l’hectare), et en appliquer moins et réduire ses coûts, pour in fine maximiser sa marge à l’hectare. Ainsi, lorsque le prix de l’azote augmente, une partie des parcelles cessent d’être rentables pour un produit donné, et changent d’affectation des sols, et parmi celles qui conservent la même affectation, la productivité agricole sera un peu moindre, avec un coût de production potentiellement un peu plus élevé, de nature à déplacer à la hausse les cours mondiaux de certains produits agricoles, vu le poids de l’UE dans les exportations mondiales : cet effet a pu ainsi être constaté lors de la période 2022–2023 où les difficultés d’approvisionnement en ammoniac, dont la Russie était un important exportateur, ont conduit à un net renchérissement. Ce raisonnement intuitif appelle à être confronté à une analyse quantitative, selon un modèle simulant l’équilibre de l’ensemble des agents.

Un travail éclairant sur les effets d’un déplacement du prix de l’azote a été mené par l’INRAe[102] visant à évaluer les effets de prix très élevés de l’azote qui conduiraient à une division par deux de la consommation d’azote en Europe, afin d’évaluer les effets de politiques fiscales de réduction de l’azote avec un prisme de protection de la ressource en eau et de la qualité de l’air plus que tourné vers les impacts climatique. Ce travail s’appuie sur deux modèles : l’un modélise l’agriculture européenne du point de vue de l’offre (sans modéliser les rétroactions sur la demande de produits agricoles dans la formation du prix des produits), et l’autre se concentre sur le commerce international des produits agricoles, avec une modélisation régionale des prix des principaux produits. Ces deux modèles font une hypothèse de demande de produits alimentaires inélastique au prix. Les travaux conduisent à évaluer qu’il faut une hausse du prix de l’azote entre +150% et +208% pour parvenir à une réduction de la consommation européenne d’intrants azotés de 50%. Bien entendu, le SEQE ne conduira pas dans la Phase IV à des niveaux aussi élevés, qui supposeraient un prix du carbone de l’ordre de 250–300 €/t – signalons toutefois que le rapport Quinet II[103] évalue la valeur tutélaire du carbone à 250 €/t en 2030, avec une hausse jusqu’à 775 €/t en 2050 – et les effets indirects du MACF sur le prix de l’azote en Europe vont se faire sentir progressivement entre 2026 et 2036 à mesure de l’entrée en vigueur du mécanisme, mais ces effets sont en première intention relativement continus et quasi-linéaires, permettant à travers cette étude de conforter le sens des effets de hausses substantielles mais plus modérées du prix de l’azote (+54% dans notre cas).

Cette étude montre que, dans de telles évolutions du prix de l’azote (+150% et +208%), la production totale (en tonnes) européenne baisse de 12 à 34% (selon le modèle), avec un transfert sur une hausse de production dans le reste du monde, une hausse des importations européennes de 15%, une baisse des exportations européennes de 12%, et une hausse des prix des commodités agricoles de 26.5% en Europe (et 11.5% dans le reste du monde). La réduction de la consommation d’azote en Europe (-6.26 Mt) est plus que compensée par l’augmentation de la production ailleurs dans le monde (+8.07 Mt) : en effet, pour maintenir la production agricole mondiale, il devient nécessaire d’aller mobiliser des terres ailleurs dans le monde qui sont moins productives[104] et requièrent davantage d’intrants pour un même niveau de production : le rendement moyen européen passe de 2.56 tDM/ha/an à 2.10 (-18%), et le rendement moyen du reste du monde, de 1.53 tDM/ha/an à 1.74 (+14%).

Étude INRAE – Changements induits d’usage des sols – Scénario avec division du recours aux intrants azotés

Un tel scénario a en outre des effets structurants sur l’usage des espaces agricoles : 15.45 millions d’hectares de céréales changent d’affectation (-22%), ainsi que 3.65 millions d’hectares d’oléagineux (-35%), tandis que 18.12 millions d’hectares de terrains additionnels sont laissés en jachère à l’échelle de l’UE, traduisant une réduction de 23.5% des surfaces cultivées. Ces changements induits d’affectation des sols et d’émissions liées à l’azote en épandage (émissions du secteur UTCATF et du secteur agricole, non traitées dans le SEQE) conduisent par ailleurs à des émissions de GES (méthane, protoxyde d’azote, dioxyde de carbone) plus basses en Europe (-7.8%), plus élevées ailleurs dans le monde (+1.6%), avec un bilan global négatif (+0.6%) : il faut davantage d’usage des sols que dans le scénario de référence puisque l’UE dispose de terres arables particulièrement performantes à l’échelle mondiale. Une réduction induite de l’usage d’azote très forte en Europe qui ne s’inscrit pas dans une action mondiale a ainsi un effet préjudiciable pour l’action climatique.

L’ampleur insoutenable de ces transformations donne une idée de l’effet d’une hausse du prix de l’azote de +54%, qui résulterait d’ici le milieu de la prochaine décennie de l’effet d’un prix du carbone à 100 €/t, à SEQE constant : en supposant une parfaite linéarité des comportements, ce seraient sur la période 2026–2036 des déplacements de l’ordre de –4 à –11% de la production agricole de l’UE, de +5% des importations et –4% des exportations agricoles totales, une hausse des prix des produits agricoles de +10%, des rendements européens à l’hectare en baisse de –6% et un bilan climatique négatif, qu’on l’apprécie au périmètre des émissions directes de la production d’engrais azotés ou au périmètre des émissions en tenant compte des changements d’affectation des sols et des émissions liées à l’usage des engrais. Des déplacements d’affectation des sols auront lieu, s’ajoutant à des tendances de fond liés à d’autres enjeux (contraintes réglementaires, transmission des exploitations, pression foncière pour d’autres usages sur certains territoires, etc.), dans des proportions perceptibles dans le paysage européen : +7 à 8% de surfaces en jachère, –11.5% de surfaces d’oléagineux, –7% de surface en céréales. À l’échelle de temps des transitions du modèle agricole et d’évolution des pratiques et des équipements des exploitations, c’est bien déjà d’un changement masssif qu’il s’agit, lourd d’impacts pour les territoires ruraux de l’UE comme pour les professionnels du secteur, et porteur d’implications pour le niveau d’autosuffisance alimentaire de l’UE comme pour l’équilibre alimentaire mondial, au vu des déplacements d’activité comme des effets anticipés sur les prix[105].

Une seconde catégorie d’effets qui mérite une attention particulière concerne l’absence d’intégration du secteur de l’usage des sols et de la foresterie dans le système européen de prix du carbone. Nous avons vu plus haut que l’absence de tarification de l’externalité négative climatique sur ce secteur pouvait conduire à des choix suboptimaux, par exemple en déplaçant de la consommation d’intrants fossiles vers de la consommation de biomasse non durable (sous toutes ses formes : biogaz, bioliquides ou biomasse solide) dont l’impact climatique peut être encore plus préjudiciable, ou en ne permettant pas d’internaliser correctement les effets induits par le changement d’usage des sols de la transformation des modèles agricoles. Les colégislateurs européens ont eu à se pencher en premier lieu sur la question de la biomasse à travers la question des biocarburants : en effet, depuis la décennie 2000, l’UE a introduit des mandats d’incorporation, c’est-à-dire des objectifs d’intégration dans les carburants (au départ, routiers, et aujourd’hui également dans l’aviation et le transport maritime) de carburants d’origine renouvelable, notamment des biocarburants. Cette incorporation contribue à l’atteinte des objectifs d’utilisation d’énergies renouvelables de l’UE, mais a pour effet de faire augmenter la demande des produits incorporables (sucres, graisses végétales), avec des effets de concurrence avec les usages alimentaires ou industriels des mêmes produits, et des effets sur les changements d’usage des sols induits. Il s’agit donc d’un des premiers cas de figure où le respect d’objectifs climatiques et énergétiques a imposé aux colégislateurs d’appréhender la question des effets induits sur la chaîne de valeur agricole et sur l’usage des sols.

La première réponse a été apportée en introduisant la notion de changement d’affectation des sols indirect (indirect land use change ou ILUC) dès la première directive relative aux énergies renouvelables[106],[107] : le cadre visant à mieux intégrer les effets de changement d’affectation des sols indirects a ensuite été renforcé dans la directive 2015/1513[108], avec une approche reposant initialement sur l’application de coefficients représentant la performance relative de différentes sources de biocarburants à cet égard dans les rapportages par les metteurs en marché de carburants, et en plafonnant le recours à des biocarburants en concurrence alimentaire (éthanol de maïs ou de betterave, biodiesel issu de colza, etc.) dans l’objectif d’incorporation de biocarburants global. Ce cadre sera refondu après d’intenses débats dans la directive RED2 (2018/2001) modifiée dans RED3 (2023/2413), l’acte législatif central en matière de promotion des énergies renouvelables de Fit for 55.

Le cadre actuellement applicable qui en est issu repose en premier lieu sur une stricte limitation de tout usage de biomasse en concurrence alimentaire, à savoir un plafonnement strict, qui ne peut excéder d’un pourcent de l’énergie finale utilisée dans les transports la part incorporée en 2020, dans la limite de 7% (art. 26(1)). Il repose en second lieu sur une extinction graduelle de tout recours à de la biomasse présentant un haut risque indirect de changement d’affectation des terres (notamment biodiesels issus de graisses végétales importées de l’extérieur de l’UE, dans le débat public de 2018) (art. 26(2)) et en troisième lieu sur la pondération, dans la détermination des objectifs de baisse d’émissions sur le secteur transport (qui déterminent, avec les mandats d’incorporation d’énergie renouvelable, la rémunération des acteurs), des volumes de biocarburants incorporés par des facteurs représentant les effets de changement d’affectation indirects (annexe V). Enfin, en quatrième lieu, le cadre actuel repose sur le développement, via des sous-mandats d’incorporation dédiés, de biocarburants avancés, ne présentant pas ces risques, et depuis RED3 de carburants renouvelables d’origine non biologique (Renewable fuels of non biological origin, RFNBO), à savoir au premier ordre l’électricité renouvelable, l’hydrogène renouvelable et les carburants de synthèse produits à partir d’énergie renouvelable.

Fit for 55 prévoit une très nette accentuation de l’ambition en matière d’incorporation d’énergie renouvelable dans la consommation d’énergie finale de l’UE prévue dans la directive 2018/2001, avec une cible globale à 42.5% de la consommation de l’UE en 2030 (art. 3(1)), un mandat dédié de 29% d’énergie finale renouvelable dans les transports en 2030 – et d’une baisse de 14.5% de l’intensité d’émissions de GES des transports (art. 25(1)(a)) –, de 49% dans le secteur des bâtiments (art.15 bis(1)) et de 42% dans l’industrie (art.22 bis(1))[109] : ces cibles se comparent à une part de 22.5% en 2022[110]. Compte tenu des limites de la capacité d’intégration d’énergie renouvelable électrique dans le mix des principaux États membres, aussi bien en termes de besoin de flexibilité des systèmes, de développement du réseau que de capacités industrielles ou de délais d’autorisation et de réalisation pratique des projets, les énergies renouvelables non-électriques sont un levier essentiel pour atteindre ces objectifs. Dans cette perspective, de nombreux États membres anticipent des trajectoires très ambitieuses de développement du recours à la biomasse sous forme énergétique, sous toutes ses formes et dans l’ensemble des secteurs (transport, bâtiment, industrie, agriculture). Ainsi, les trajectoires rendues publiques par le SGPE le 12 juin 2023, reprises dans les objectifs français du PNIEC, n’envisagent pas moins de 28 TWh de consommation additionnelle de biomasse solide hors bois dans le secteur résidentiel et 24 TWh additionnels de biogaz pour l’approvisionnement en chaleur renouvelable[111]. Les mêmes travaux identifient un écart pour le bouclage de 17 TWh de biomasse liquide, une fois prises en compte les ressources françaises supplémentaires non déjà mobilisées, de 6 TWh pour la biomasse solide (une fois mobilisées 20TWh de ressources françaises additionnelles, en majorité dans la forêt) et de 5 TWh d’écart sur le biogaz, même en mobilisant 37TWh de ressources françaises additionnelles, et ce bien que ces trajectoires soient calées sur une cible de 36% d’énergie finale renouvelable en 2030, soit une contribution nationale prudente à l’objectif commun de l’UE approuvé en présidence française par le Conseil. A supposer que les États membres instituent des mesures adéquatement dimensionnées pour répondre à leurs engagements communs d’incorporation d’énergie renouvelable, c’est donc à une pression forte sur la demande de biomasse sous toutes ses formes (en particulier liquide et solide) que l’UE doit se préparer.

Pour le cas général de la biomasse, le texte de la directive 2018/2001 issu de Fit for 55 enjoint aux États membres de veiller à ce que « l’énergie issue de la biomasse soit produite de manière à réduire au minimum les effets de distorsion indus sur le marché des matières premières issues de la biomasse et l’incidence négative sur la biodiversité, l’environnement et le climat » (art. 3(3)), et renvoie à un « principe d’utilisation en cascade » qui privilégie pour le bois les usages matière sur les usages énergétiques puis l’élimination, tout en y admettant certaines dérogations (sécurité d’approvisionnement énergétique, développement insuffisant des industries utilisatrices de bois pour la matière). Ce principe n’est toutefois applicable que pour la biomasse ligneuse : le texte n’est pas allé jusqu’à introduire cette hiérarchie pour l’ensemble de la biomasse (notamment biocarburants), en hiérarchisant usages alimentaires, usages industriels non énergétiques, puis usages énergétiques et enfin élimination : pour les autres formes de biomasse, des usages énergétiques même en concurrence alimentaire demeurent tolérables, dans des volumes plafonnés.

Par ailleurs, ce choix d’exclure le recours pour des usages énergétiques à des formes de biomasse présentant des effets indirects importants en termes de changement d’usage des sols ne traite pour autant pas la question de la valorisation des différents modes d’usage des sols pour l’ensemble de l’activité agricole et forestière. Le mécanisme de quotas et de tarification carbone, comme plus généralement le cadre issu de Fit for 55 demeure indifférent au fait de produire par des modes présentant un effet positif sur le stock de carbone dans les sols par rapport à des modes neutres ou défavorable, à tout le moins pas avec un véritable prix accordé aux évolutions de ce stock.

Certes, depuis 2014 et la Politique Agricole Commune 2014–2020, cette dernière a alloué environ 26% de ses moyens (103 Mds€) à l’action climatique, sous trois formes : en premier lieu, une éco-conditionnalité générale des paiements directs, via un corpus obligatoire de règles de gestion visant à l’atteinte de bonnes conditions agricoles et environnementales ; en second lieu, depuis 2015, des paiements directs « verts », mobilisant obligatoirement 30% de l’enveloppe nationale des aides directes à destination des exploitants qui respectent les trois pratiques agricoles obligatoires suivantes : maintien des prairies permanentes, surfaces d’intérêt écologiques (SIE) et diversification des cultures ; et en troisième lieu une meilleure intégration de l’enjeu climatique dans les programmes de développement rural, avec au minimum 30% du budget de chaque programme de développement rural réservé « aux mesures volontaires ayant un impact bénéfique sur l’environnement et le climat [telles que] les mesures agro-environnementales et climatiques, l’agriculture biologique, les zones soumises à des contraintes naturelles, les zones Natura 2000, les mesures forestières et les investissements qui ont un effet bénéfique sur l’environnement ou le climat »[112].

L’audit de l’effort 2014–2020 réalisé par la Cour des Comptes Européennes[113] en a tiré un bilan particulièrement sévère : « Nous avons constaté que les 100 milliards € de financements de la PAC consacrés à l’action pour le climat avaient eu une faible incidence sur ces émissions, dont le volume n’a pas beaucoup évolué depuis 2010. La PAC finance essentiellement des mesures à faible potentiel d’atténuation du changement climatique. Elle ne vise pas à limiter ou à réduire l’élevage (responsable de 50% des émissions d’origine agricole) et soutient les agriculteurs qui cultivent des tourbières asséchées (cause de 20% de ces émissions). » S’agissant de l’effet sur le stock de carbone dans les sols, indépendamment des émissions de l’activité agricole en elle-même, le rapport constate de même que « les mesures de la PAC n’ont pas donné lieu à une augmentation globale des quantités de carbone stocké dans les sols et les végétaux ». En procédant essentiellement par éco-conditionnalité, l’approche retenue a créé un cadre complexe de rapportage pour l’accès aux aides, assorti d’une charge administrative significative, tandis que la sélection des critères d’éco-conditionnalité, leurs règles d’activation et la conception des mesures de « paiement direct vert » comme la part environnementale des programmes de développement rural ne permettent pas d’allouer un paiement même vaguement proportionnel au service rendu en termes de réduction des émissions de GES. Comme l’indique le rapport, « La PAC a soutenu l’expansion de l’agriculture biologique et de la culture des légumineuses à grains, mais l’incidence de ces pratiques sur les émissions de gaz à effet de serre n’est pas établie. La PAC n’a guère, voire pas du tout, soutenu des pratiques d’atténuation efficaces telles que le recours à des inhibiteurs de nitrification ou l’application d’azote à taux variable. »

Ces difficultés paraissent ne pas avoir été résolues dans le cadre de la révision de la Politique Agricole Commune 2023–2027 : le régime d’éco-conditionnalité des plans stratégiques nationaux (Règlement 2021/2115, art. 12) conditionne les paiements directs ou annuels au respect des exigences en matière de gestion du droit de l’UE et de normes relatives aux bonnes conditions agricoles et environnementales de l’annexe III, qui n’ont que marginalement évolué pour ce qui est de l’enjeu climatique (intégration de la protection des tourbières), et le régime d’aide au revenu en faveur des programmes volontaires pour le climat, l’environnement et le bien-être animal (dits « éco-régimes », art. 31) intègre certes bien la thématique de l’atténuation du changement climatique, mais celle-ci doit être couplée à une des six autres finalités poursuivies, et les paiements doivent seulement « tenir compte du niveau de durabilité et d’ambition de chaque éco-régime, sur la base de critères objectifs et transparents ». En résulte une structure encore bien éloignée d’une approche de tarification carbone. Sur la question de la gestion du stock de carbone dans les sols, de premiers travaux ont été engagés et ont conduit à un accord provisoire en trilogue sur le règlement Carbon Removal and Carbon Farming, le 20 février 2024. Celui-ci établit un cadre volontaire commun de rapportage et de certification d’opérations de restauration et de stockage de carbone dans les sols ou dans des produits à longue durée de vie, qui n’en est donc qu’à la mise en place d’une méthodologie commune, loin encore de tout cadre d’articulation de ces opérations avec un système de tarification intégré.

Pour l’impact climatique des secteurs non encore intégrés au SEQE, l’approche envisagée dans les politiques publiques ne repose pas sur une tarification carbone du changement d’affectation des sols, mais sur une approche normative. Cette approche interdit l’usage de certaines matières, jugées a priori présenter un risque indiscutable de changement important d’usage des sols, et autorise l’usage d’autres matières, éventuellement avec des coefficients de pondération. De ce fait, elle présente les inconvénients de toute approche réglementaire, à savoir l’existence d’effets seuil et de définitions arbitraires, par nature générateurs de comportements de contournement et d’insécurité dans l’application de la norme. En n’allouant pas un « prix » aux usages des sols, elle peut également conduire à une allocation suboptimale de l’effort, notamment dans des cas où des biomasses « censurées » ont des contenus carbone mal évalués par les barèmes de la directive (qui ne représentent pas toujours les émissions réelles). Sans la souplesse et l’adaptabilité qu’offre un signal-prix, une contrainte réglementaire est vouée à faire l’objet de tentatives de contournement, d’abus de droit, ou de tensions d’acceptabilité politique de la part des acteurs qui se situent « juste » du mauvais côté de la règle.

Impacts sociaux du SEQE 2 – Un cadre incomplet en l’absence de révision du cadre de taxation harmonisé de l’énergie

Le cadre de tarification des émissions de GES en Europe va ainsi, non seulement avoir un effet direct et nettement perceptible à partir de 2026 sur les principaux points d’émissions industrielles et le transport aérien, comme c’est le cas depuis son origine, mais également modifier en profondeur le système de prix, dans l’ensemble des chaînes de valeur, jusqu’aux prix perçus par le consommateur final européen. Nous avons ainsi vu que celui-ci sera touché par l’effet du SEQE 2 sur ses consommations énergétiques dans les secteurs bâtiment et transport (la facture d’énergie domestique et le prix du carburant pour le véhicule), mais également par les effets inflationnistes de l’intégration dans le MACF et de la suppression des quotas gratuits pour certains produits : effet sur le prix des principaux produits agricoles dans le marché intérieur européen lié à l’intégration d’un premium carbone dans le prix des intrants azotés, effet sur le prix de la construction neuve lié à l’intégration d’un premium carbone dans le prix du ciment, effets aval du MACF et effets de la suppression des quotas gratuits sur certains secteurs du SEQE sur les chaînes de valeur industrielle.

L’évaluation cumulée de l’ensemble de ces effets supposerait une modélisation très fine de l’économie de l’UE, qui dépasserait largement le cadre de ce travail. Nous avons vu que le seul effet direct du SEQE 2, qui se fera sentir dès 2026–2027, sera de l’ordre de 160–170 €/an sur le budget d’un ménage type français chauffé au gaz et doté d’un véhicule thermique. Certes dans le cas français, et comme nous l’avons indiqué plus haut, les autorités nationales auront la faculté technique de compenser un SEQE 2 à 40–45 €/t par substitution de la composante carbone des accises énergétiques (44.6 €/t) mais n’en auront pas l’obligation juridique (la composante carbone n’est qu’une modalité de calcul du taux de l’accise, mais n’est pas de jure une taxe environnementale), et vraisemblablement pas la faculté budgétaire au regard des enjeux actuels des finances publiques.

Le paquet Fit for 55 imaginait initialement une réforme double qui, en parallèle de l’entrée en vigueur du SEQE 2, parviendrait aussi à réformer le cadre commun de taxation de l’énergie qui découle aujourd’hui de la directive 2003/96. Un des principaux effets de cette réforme aurait été d’imposer des taux d’accise plus bas sur l’électricité dans de nombreux États membres, de refléter sur les autres produits énergétiques l’ordre de leur intensité d’émission de GES, et de rationaliser encore davantage les cas d’exemptions ou de taux réduits. Comme l’illustre un travail de l’IDDRI mené en 2022[114], l’effet combiné des deux textes permettait dans un État membre comme la France d’atténuer largement les effets sur le revenu disponible des ménages, en conduisant à une réduction significative de l’accise sur l’électricité, dans un pays déjà plus électrifié que ses partenaires européens, modélisé à –0.23% ; avec une redistribution intégrale des revenus du SEQE 2, les ménages français devenaient même bénéficiaires nets, avec un effet de +0.15% du revenu disponible. Dans le même temps, les effets étaient plus importants sur les États membres d’Europe de l’Est, avec un effet direct atteignant –2.1% du revenu disponible en Pologne et –1.6% en Hongrie : la redistribution des revenus du SEQE 2 permettait de le ramener à –0.91% en Pologne et environ –0.5% dans les autres États membres de la zone, laissant l’Allemagne à –0.89%. Ainsi, les choix de conception redistributive entre États membres du Fonds Social pour le Climat permettaient de compenser de manière relativement adéquate – et protectrice des intérêts français – les effets induits combinés du SEQE 2 et de la révision de la directive taxation de l’énergie.

Pourtant, aujourd’hui, l’adoption d’une directive taxation de l’énergie révisée, soumise à la règle de l’unanimité, paraît difficile à atteindre à court terme, et n’a pu être en tout cas réalisée dans la mandature précédente de la Commission Européenne, malgré le constat largement partagé selon lequel le cadre de 2003/96 est à bien des égards dépassé. Dans le même temps, les choix nationaux pour le rétablissement des taux d’accises énergétiques qui avaient été dans de nombreux États membres abaissés à des niveaux bas, voire aux taux minimaux de taxation prévus dans 2003/96 afin d’atténuer l’impact sur les ménages de la crise énergétique, vont à rebours de la logique de hiérarchisation des taux selon l’impact climatique des produits énergétiques, logique qui était au cœur de la révision de la directive taxation. Ainsi, la France, qui avait, dans le cadre des boucliers énergétiques, fait le choix d’abaisser le taux normal de TICFE – l’accise principale sur l’électricité – de 25.68 €/MWh[115] à 1 €/MWh pour les années 2022 et 2023, a choisi suite au projet de loi de finances 2024 de rétablir ce taux à 21 €/MWh. Dans le même temps, le taux de la TICGN – l’accise principale sur le gaz naturel – resté constant au long de la crise énergétique à 8.45 €/MWh[116] a été relevé à 16.37 €/MWh pour 2024[117], dans le cadre d’une pure mesure de rendement, calibrée pour assurer le maintien de prix du gaz naturel à la consommation autour des niveaux auxquels les tarifs réglementés – puis le niveau de référence fixé par le régulateur – avaient été plafonnés pendant la crise énergétique. Ce faisant, la France a manqué une occasion unique de mettre en place – même progressivement sur plusieurs années – une hiérarchie des taux d’accise cohérente avec les besoins de la transition énergétique et permettant une bascule indolore vers le cadre de la future directive taxation de l’énergie.

Plus grave encore, dans un contexte où, pour éviter que les citoyens soient placés dans des trappes à pauvreté par la hausse des prix des énergies fossiles, il est nécessaire d’accompagner le changement d’équipements et de modes de consommations des sources fossiles (chaudière fossile, véhicule thermique) vers des sources bas carbone plus efficientes en énergie finale (pompe à chaleur, véhicule électrique) mais aussi plus coûteuses à l’achat, des politiques publiques ont été instituées pour soutenir la bascule d’équipement (aides à l’achat du véhicule électrique via le bonus/malus et la prime à la conversion, soutiens au changement de chaudière notamment via MaPrimeRénov’), via une subvention lors du changement d’équipement. Un calibrage optimal de ces subventions peut être déterminé : il s’agit du montant à verser pour que, en tenant compte du taux d’actualisation propre de chacun des ménages (proche du taux d’usure pour les plus modestes, et proche du taux sans risque pour les plus aisés), le coût du changement d’équipement (coût à l’achat net des subventions versées par les autorités publiques) soit exactement compensé par le gain actualisé sur la durée de vie de l’équipement que représente la réduction de facture énergétique à l’usage (le plein d’un véhicule électrique coûte moins cher que le plein d’un véhicule thermique, car il consomme moins de MWh pour faire la même distance, et le MWh électrique est moins cher que le MWh de carburant fossile). Ainsi, plus on augmente l’écart entre coût de l’électricité bas carbone et coût des énergies fossiles, plus on rend ces changements d’équipements rentables (le gain actualisé du changement d’usage devient important), et moins la puissance publique a besoin d’aider les ménages. Symétriquement, faire le choix de relever la TICFE à son taux antérieur à la crise, sans profiter de la sortie des boucliers pour creuser l’écart avec le gaz naturel, c’est faire le choix de devoir dépenser plusieurs milliards d’euros en plus pour atteindre les mêmes objectifs de changement d’équipement des ménages, à recettes constantes de la fiscalité énergétique, ce que permet d’établir une modélisation relativement simple. Dans un contexte où les aides au changement d’équipement des ménages auront au premier ordre vocation à être financées par le Fonds Social pour le Climat, avec un taux de retour inférieur à 1 pour la France, du fait du cofinancement à 25% au moins par les États membres des mesures inscrites dans les Plans Sociaux pour le Climat et de la règle de péréquation entre États membres, ce choix d’organisation de la fiscalité énergétique est donc à tous égards très préjudiciable aux intérêts français comme à l’atteinte de nos engagements climatiques européens.

La non-réalisation des évolutions fiscales envisagées dans le cadre de Fit for 55, qui devaient se combiner avec les effets du SEQE 2 pour in fine protéger le consommateur français, va ainsi conduire à des effets pour les ménages plus forts qu’attendus, et la France à être indiscutablement contributrice nette, ce qui soulèvera certainement un débat politique difficile en l’état des finances publiques. A cette difficulté viendra s’ajouter un problème politique. Comme l’avait souligné le rapport Blanchard-Tirole [118], plus une mesure porte ses coûts sur les ménages de manière directe, et moins elle est politiquement acceptable, comme l’illustre la préférence politique pour des mesures normatives (dont le consommateur ne sent qu’indirectement les effets à travers l’augmentation des coûts des biens et des services) plutôt que pour des mesures de tarification fiscale directe du carbone. De plus, dans la perception politique des citoyens, la norme est perçue comme plus juste en ce qu’elle inclut plus rarement des exceptions et des dérogations, là où la taxe a pu comporter en pratique plus fréquemment des niches ou exemptions. A l’inverse, plus une mesure porte sa redistribution de manière indirecte, moins elle est politiquement valorisable. Il est permis de s’interroger sur la préférence clairement accordée dans la conception du Fonds Social pour le Climat à des mesures d’aide à l’équipement bas-carbone des ménages, par rapport à des aides financières directes au paiement des factures énergétiques. Les colégislateurs semblent à travers cette préférence porter le parti-pris que de telles mesures d’aide conduisent plus facilement à une décision de changement d’équipement que les aides au paiement des factures énergétiques. Ceci mériterait d’être confronté à une analyse réelle – praxéologique – du comportement des agents : l’argent est fongible, et si on alloue à un ménage un montant prévisible de reversement des recettes du SEQE 2 sur plusieurs années, ceci libère du revenu disponible que le ménage est libre d’investir comme il le souhaite, notamment dans l’acquisition de biens moins émetteurs de GES, de manière relativement équivalente. En poussant les États membres vers des politiques ciblées qui visent spécifiquement certains gestes de changement d’équipements et certains choix économiques des ménages, plutôt qu’en reversant les recettes et en laissant les ménages choisir par eux-mêmes les investissements qu’ils jugeront les plus efficients, on se prive de la révélation d’informations utiles à l’atteinte au meilleur coût de la transition, et on ne se donne pas les moyens de capitaliser sur la sagacité collective des ménages pour investir dans les bonnes approches pour réduire leurs factures futures.

Une question macroéconomique – Les effets sur l’inflation

Les études d’impact menées par la Commission Européenne évaluaient, sur la base de modèles macroéconomiques, l’impact d’une action de l’UE visant l’atteinte de –55% d’émissions en 2030 par rapport à 1990 par un policy mix de mesures règlementaires et de mesures de tarification du carbone (scénario MIX), à +3.5 à +4.6% d’ici 2030 sur les prix du poste de consommation « énergie et carburant » dans l’UE, et à +1.7 à +1.8% sur les prix du poste « logement et eau »[119]. A ceci s’ajoutent des effets sur les postes de consommation « véhicule particulier » de +2.2%, et sur le poste « services de transport » de +1.7%. Pour autant, l’étude d’impact n’était pas allée jusqu’à modéliser un effet sur l’inflation dans les différents États membres ou en zone euro.

Une première estimation naïve peut être réalisée quant à l’effet du prix du quota dans le nouveau contexte post-Fit for 55 sur l’inflation en zone euro. Il est bien documenté qu’une augmentation de 10 € du prix du baril a un effet de l’ordre de 0.4% sur l’inflation en France et en zone euro, hors effets de second tour[120] : cet effet vient certes de la consommation de produits pétroliers dans l’indice des prix à la consommation, mais aussi de la très forte dépendance des cours du gaz ou du charbon (et ce faisant des prix de l’électricité) aux prix du pétrole brut observés sur les marchés mondiaux : cette dépendance de 10 €/baril pour 0.4% d’inflation peut ainsi être lue comme la dépendance des prix en zone euro à un indice général du prix de l’énergie sur le marché mondial. Sur les 1633 TWh d’énergie finale en France en 2020, 680 étaient des produits pétroliers raffinés, 325 du gaz naturel, 12 du charbon, et 410 de l’électricité : en appliquant des facteurs d’émission génériques pour les combustibles fossiles, et un facteur de 0.55 pour la dépendance du prix à terme de l’électricité au prix du quota, on trouve environ 0.3 tCO2/MWh en moyenne dans l’énergie finale consommée en France, ou encore 0.5 tCO2/boe. Ceci implique naïvement qu’une hausse de 10 €/tCO2eq de la tarification du carbone, avec un système de prix du carbone percolant dans l’ensemble des signaux de prix de l’économie de manière aussi complète que les prix de l’énergie, doit avoir un effet de l’ordre de 0.2% d’inflation.

Cette première évaluation grossière a été confortée par un travail plus robuste, reposant sur une modélisation approfondie de l’économie européenne[121]. Selon celui-ci, jusqu’à présent, une analyse économétrique des prix (panel local projections approach) comme une revue de littérature reposant sur des études dans différents pays, montrent que le SEQE et plus généralement l’effort de tarification du carbone en Europe ont eu des effets imperceptibles sur l’inflation. L’étude relève que l’effort de Fit for 55 est d’une toute autre nature que le cadre antérieur, aussi bien en termes de profondeur des effets dans le système de prix de l’économie qu’en termes d’intensité de l’effort, conduisant à de très probables non-linéarités : il n’est dès lors pas possible pour en estimer les effets sur l’inflation de s’appuyer sur des élasticités historiques. Les auteurs ont donc simulé l’effet mécanique de l’effort de Fit for 55 à partir de tables « input-output » : cette analyse les conduit à évaluer que le passage d’un prix du carbone appliqué fiscalement de 40 €/t en 2021 à un prix de 150 €/t en 2030 (soit environ 12 €/t/an) conduit à une hausse de l’inflation en zone euro entre 0.2 et 0.4% par an sur la période, sous une hypothèse de pass-through du prix du carbone de 75% au consommateur final, chiffres cohérents avec ceux d’autres études[122].

L’étude précitée souligne en outre que la variabilité importante de la sensibilité au prix du carbone de l’énergie dans les différents États membres de la zone euro, comme la variabilité de la dépendance à l’énergie dans l’indice des prix à la consommation, conduisent à des effets très différenciés d’un État membre à l’autre : l’impact sur l’inflation est inférieur à 0.1%/an au Luxembourg, et supérieur à 0.5%/an dans les pays baltes ou en Grèce. Les auteurs font à cet égard observer que le risque accru de divergence de l’inflation en zone euro sous l’effet de la tarification du carbone sera un défi pour la politique monétaire de la Banque Centrale Européenne dans les années à venir. À cet égard, il est possible d’apporter un premier élément de nuance : l’étude ne tient pas compte des effets des transferts du Fonds Social pour le Climat, alors en début de négociation, qui doit venir en théorie assurer un transfert des recettes du SEQE 2 vers les États membres les plus affectés, avec une part plus importante de l’énergie dans le revenu des ménages et avec un effet du prix du carbone plus fort sur le système des prix, même si nous avons vu que ces effets ne fonctionnaient de manière pleinement pertinente que combinés à une réforme du cadre de taxation de l’énergie en Europe aujourd’hui à l’arrêt.

Au-delà de cette modélisation, il faut toutefois s’interroger sur les effets des anticipations de la politique climatique future sur la demande présente. Ceux-ci peuvent en effet jouer à l’encontre de ces effets inflationnistes de court terme. Sur un plan plus théorique, il peut être établi[123] qu’en présence d’anticipations parfaitement rationnelles des consommateurs, une augmentation de la tarification du carbone dans le présent conduit certes à un effet sur les prix présents. Mais les anticipations de tarifs du carbone plus élevés dans le futur doivent aussi conduire à réduire la demande dans le présent, avec un effet à la baisse sur les prix qui est prépondérant et freine l’inflation des politiques climatiques. Toutefois, si les agents ne se comportent pas rationnellement, s’ils n’anticipent pas une baisse future de leurs revenus disponibles liés à des politiques climatiques tarifant les émissions plus cher dans l’avenir, soit par irrationalité propre, soit par défaut de confiance dans la volonté ou la capacité du politique à l’imposer dans l’avenir, l’effet devient alors inflationniste. En des termes plus simples : on peut démontrer que si nos concitoyens n’ont pas confiance dans le fait que les politiques climatiques vont être de plus en plus impactantes sur leur revenu, alors la tarification du carbone aura un effet positif sur l’inflation.

À travers cette question de l’impact sur l’inflation des politiques climatiques, c’est la question de la politique monétaire dans le contexte de la transition qui doit être posée. Comment les effets du changement climatique, mais aussi les politiques d’atténuation, doivent-ils être pris en compte par les banques centrales dans leur rôle de régulation ? Quels seront les effets de ce contexte nouveau sur les choix monétaires à mandat constant, sur les mandats en eux-mêmes et sur l’usage des principaux outils des banques centrales ? Ces questions sont de plus en plus présentes dans les interventions publiques des membres des directoires des principales banques centrales, comme en témoignent plusieurs communications de la BCE dans la perspective de la COP 28[124], essentiellement concentrée sur une affirmation de l’importance de l’enjeu climatique et de la mise en place à court terme d’un cadre d’investissement propice à la transition. La question des effets du changement climatique sur l’action des banques centrales est abordée au principal par l’angle macroprudentiel, à travers la conduite par la BCE de climate stress tests modélisant les effets des impacts du changement climatique, en 2021[125] puis en 2023[126]. Ces exercices ont éclairé en quoi les risques physiques (catastrophes naturelles, etc.) et inhérents à la transition (un retard dans l’action peut conduire à un effort plus tardif et moins soutenable par les entreprises) augmentent le risque de défauts sur la dette des entreprises, conduisant à privilégier en tout état de cause des scénarios commençant au plus tôt à agir pour la transition vers la neutralité carbone. Puis ils ont montré en quoi des scénarios avec une accentuation brutale, plus tardive, de l’effort dans la lutte contre le changement climatique (choc de prix du carbone, par exemple) présentent des risques prudentiels plus importants que des scénarios « lissés ». Ces deux défis – accompagner les marchés de capitaux vers l’investissement dans la transition et mieux prendre en compte les risques inhérents au changement climatique et à la transition dans le rôle de surveillance prudentielle des banques centrales – sont depuis fin 2023 exprimés de manière récurrente dans les communications des membres du directoire de la BCE[127].

Les effets du changement climatique et des politiques d’atténuation sur l’inflation et sur la politique monétaire sont également évoqués. Dès mars 2022[128], I. Schnabel mettait en avant trois déterminants nouveaux de l’inflation dans un contexte de changement climatique : la climateflation, c’est-à-dire l’effet des dommages du changement climatique sur le système de prix (par exemple une sécheresse qui réduit l’offre et tend les prix des produits alimentaires[129]) ; la fossilflation, c’est-à-dire les effets des prix des énergies fossiles sur le système de prix ; et enfin la greenflation, c’est-à-dire les effets d’une demande accrue en produits décarbonés (véhicules électriques, etc.) sur le système de prix dans un contexte de tensions sur l’offre de certains biens essentiels à leur production. En 2021, la BCE avait écarté une révision à la hausse de sa cible d’inflation pour tenir compte de ces effets (« internalising the inflationary impact of the green transition by moving central banks’ goalposts »), considérant qu’il existait trop d’incertitudes sur les perspectives de long terme pour les taux d’intérêts réels, que les coûts de l’inflation affectaient la population de manière non linéaire selon le taux d’inflation, et qu’il demeurait plus important de ne pas modifier la cible pour ne pas altérer la crédibilité de la banque centrale et ne pas créer d’attentes quant à des évolutions futures de sa cible d’inflation. De même, une approche qui aurait consisté à retraiter les prix de l’énergie de la cible d’inflation qu’elle considère a été écartée : l’effet des prix de l’énergie lato sensu est un élément clé du signal économique que cherche à capturer l’autorité monétaire dans son analyse, et ce serait donc écarter un élément essentiel du budget des ménages et donc de leur comportement économique. Sans aller donc jusqu’à une telle action, la BCE s’est efforcée depuis[130] de mieux intégrer l’enjeu climatique dans ses modèles macroéconomiques, avec une focalisation particulière sur les impacts des dommages du changement climatique, de réorienter son intervention tant par l’achat direct d’actifs et le pilotage de son portefeuille propre d’actifs que par les prêts aux banques fléchés vers les actifs « verts », et enfin de mieux tenir compte des effets du changement climatique dans sa surveillance prudentielle.

Depuis le second semestre 2023, l’impact du changement climatique et de ses effets sur l’inflation est un sujet qui apparaît de plus en plus dans les analyses macroéconomiques des banques centrales, toujours avec une attention plus forte sur les effets économiques des dégâts du changement climatique que sur les implications des politiques d’atténuation. L’intégration de ces impacts dans les modélisations internes de la BCE a ainsi conduit celle-ci, pour la première fois en juillet 2023, à affirmer dans son Monetary Policy Statement que les facteurs climatiques constituent un risque à la hausse dans les perspectives d’inflation[131], à reconnaître qu’ils conduisent à une volatilité macroéconomique plus importante, qu’en tant que chocs d’offres, ils sont plus difficiles à traiter que des chocs de demande quant à la durée de leurs effets et donc aux choix monétaires qu’ils impliquent, et qu’ils peuvent impliquer que le taux d’intérêt d’équilibre soit en réalité plus bas qu’anticipé[132]. La Banque d’Angleterre a également exprimé des analyses convergentes[133], avec un regard plus attentif sur les effets de la tarification du carbone sur l’inflation – soulignant notamment que les chocs de prix du carbone ont des effets plus persistants sur les paramètres macroéconomiques que les chocs de prix du pétrole (voir 3.3), d’une ampleur qui valide d’ailleurs les ordres de grandeur évoqués plus haut (avec par ailleurs une mise en évidence d’effets de second tour très forts que nous n’avions pas estimés), et que les systèmes de quotas ont des effets plus marqués en termes de volatilité de l’inflation que des approches fiscales[134].

Étude de la Banque d’Angleterre – Effets comparés d’un choc de prix du carbone et d’un choc de prix du pétrole

Les travaux de la Banque d’Angleterre mettent également en avant l’importance des effets comportementaux et de l’écart entre le comportement des agents réels et celui d’agents rationnels, dans la réponse inflationniste aux prix du carbone[135]. Enfin, ils soulignent les incidences de la politique climatique sur la coordination des politiques monétaires : si un État donné durcit sa politique monétaire pour faire face aux effets d’une hausse du prix du carbone, ceci conduit à une demande accrue chez ses partenaires commerciaux et à des émissions plus fortes ; celui-ci doit alors arbitrer entre sa politique monétaire et sa politique climatique. Elle rappelle enfin l’importance de prendre en compte les choix redistributifs pour les recettes des systèmes de quotas ou les taxes carbone afin d’en apprécier pleinement les effets monétaires.

Ces premières analyses montrent l’importance d’une pleine intégration de l’ensemble des effets de la politique européenne d’atténuation du changement climatique, et en particulier des effets inflationnistes du prix du carbone en Europe à partir de 2026–2027 (entrée en vigueur du SEQE 2, du MACF, etc.) dans la politique monétaire européenne. Si les effets de la politique climatique de l’UE se mesurent à partir de cet horizon en dizaines de points de base sur l’inflation en zone euro, la question d’un nouveau bouclage devra être posée : celle du bouclage carbone. En effet, lorsque l’UE intensifie son action climatique, dans une temporalité rapide et à un niveau peu anticipable par les agents économiques – ce qui, nous l’avons vu, accentue l’effet sur les prix –, cela conduit à un effet inflationniste – d’autant plus marqué que les agents économiques ont moins confiance dans la cohérence et la continuité des politiques publiques climatiques. Cet effet inflationniste conduit alors, à politique monétaire constante, à resserrer les taux d’intérêt. Ce resserrement des taux rend alors plus difficile pour les ménages et les entreprises de l’UE d’investir dans leur transition et donc de réduire les émissions, ce qui peut conduire en retour à réaccentuer l’action climatique de l’UE. Ce bouclage peut ainsi être divergent. Symétriquement, une politique monétaire trop expansionniste peut conduire les entreprises de l’UE à des ratios de levier plus élevés, qui rendent ensuite plus difficile d’investir dans la transition[136], et à des taux de défaut plus élevés en cas d’accentuation ultérieure de l’action climatique, entrainant davantage de report sur les importations si le MACF est imparfait, et des prix du carbone maintenus plus bas plus longtemps faute de demande au sein du marché intérieur.

L’ampleur des effets des politiques publiques d’atténuation, et au premier titre d’entre elles de la mise en place d’un prix du carbone, sur le système de prix implique leur prise en compte dans la politique monétaire. Certes, si le prix du carbone est fixé de manière socio-économiquement optimale par l’autorité politique, la banque centrale peut continuer à assurer son pilotage monétaire mutatis mutandis, puisque le prix du carbone est parfaitement internalisé. Ce n’est en revanche pas le cas dès que le prix du carbone n’est pas fixé de manière parfaite, ce qui correspond au cas réel : nous sommes bien loin d’un prix du carbone fixé à sa valeur tutélaire et un système de quotas est par nature plus volatile qu’une approche fiscale. Dans de tels cas, il y a pour la banque centrale un arbitrage entre pilotage monétaire et action climatique, et il peut être démontré que face à une rampe de prix du carbone imposé fiscalement à l’ensemble de l’économie et rejoignant sur 30 ans la valeur optimale, il est socialement optimal que celle-ci ajuste sa politique monétaire pour être tout d’abord plus restrictive, pour réduire la demande et l’inflation en début de période, puis sur le long terme un peu plus expansionniste[137]. Certes, dans le travail cité ici, cet arbitrage se résout au premier ordre en faveur de la stabilité des prix, avec un effet de court terme légèrement déflationniste, de l’ordre de 10 points de base en moins sur l’inflation, puis de l’ordre de 10 points de base à la baisse sur les taux d’intérêts de long terme, mais il faudrait examiner des scénarios plus agressifs – et plus réalistes – d’impact d’un passage de virtuellement 0 à 40 €/t la première année, tenir compte des effets du choix d’un système de quotas plutôt que d’un système fiscal, et intégrer des effets liés aux échanges internationaux, qui tous semblent aller dans le sens d’effets plus marqués sur la politique monétaire efficiente. Le même travail a en outre montré que le « verdissement » de l’assouplissement quantitatif, évoqué comme une voie d’action de la BCE par sa gouvernance depuis deux ans, est effectivement optimal et facilite la transition, mais n’a que des effets limités sur les émissions compte tenu des spreads limités des obligations d’entreprises éligibles, qui limitent l’ampleur de l’effet sur les conditions de financement des entreprises.

En synthèse, la mise en œuvre du cadre prévu dans Fit for 55 pour le prix du carbone en Europe, et en particulier l’entrée en vigueur du SEQE 2 et du MACF en 2026–2027, vont avoir un effet quantifiable, durable et substantiel sur l’inflation en zone euro, de l’ordre de 0.2 à 0.4% par an, qui n’était pas analysé de manière approfondie dans les études d’impact du paquet. L’ampleur de cet effet, et plus généralement des effets inflationnistes de l’action climatique et des politiques publiques d’atténuation en Europe, est une thématique émergente de réflexion des banques centrales. Il peut être démontré qu’en théorie, les imperfections dans la fixation du prix du carbone, et en particulier le « rattrapage » de celui-ci jusqu’à son niveau socio-économiquement optimal – où il internalise complètement la valeur de l’action climatique à un niveau cohérent avec les trajectoires du GIEC – devraient conduire la banque centrale à ajuster sa politique de taux pour en tenir compte, comme à adapter ses pratiques d’interventions directes. Cet effet inflationniste vient dans cette perspective poser un défi nouveau pour la politique monétaire dans la mesure où les rétroactions du prix du carbone sur l’inflation et sur les taux sont divergentes, contrairement à la boucle de rétroaction inflation-salaires : un prix du carbone plus haut conduit à une augmentation des taux qui renchérit l’action d’atténuation et donc requiert en retour des prix du carbone plus hauts encore pour atteindre le même objectif climatique.

Relever les défis de Fit for 55 : parachever le système de prix du carbone de toute urgence

Cependant son ciseau forme une statue d’ivoire.

Elle représente une femme si belle que nul objet créé ne saurait l’égaler.

Bientôt il aime éperdument l’ouvrage de ses mains.

Ovide, Métamorphoses, X, 247–249

Nous avons montré dans les chapitres précédents comment, dans une démarche sans équivalent dans le monde, l’UE avait engagé un effort majeur de refondation de son cadre régulatoire et réglementaire afin de relever le défi climatique à hauteur de ses engagements, portant une action d’atténuation extrêmement ambitieuse dans Fit for 55 avec pour levier central le SEQE. Dans cette accentuation de l’effort, les colégislateurs européens se sont efforcés d’apporter des réponses aux trois défis qui pèsent sur tout effort de tarification du carbone : la prévention des fuites de carbone, la lisibilité du signal-prix par les agents économiques et l’acceptabilité politique et sociale de cet effort. Pour reprendre la métaphore filée depuis le début de ce rapport, l’UE a compris que le franchissement de la rivière est un enjeu existentiel et elle a anticipé les principaux risques qu’il y a à se jeter dans l’eau froide et les remous.

Pour autant, les réponses apportées à ces défis présentent des lacunes ou des difficultés à présent clairement identifiées. L’UE doit y répondre, sous peine de subir des impacts massifs sur son économie qui poursuivraient un décrochage de compétitivité industrielle, agricole et de pouvoir d’achat en partie engagé par rapport à d’autres grands marchés mondiaux industrialisés. Ces impacts mettraient également en risque l’acceptabilité politique et sociale de la transition, et dégraderaient l’effectivité de cet effort sur la réduction des émissions mondiales de GES. En somme, sans réparer le radeau et lui donner vraiment les moyens de flotter, elle risque d’être emportée par le courant. Dans la présente section, nous présentons plusieurs actions à la disposition du prochain exécutif européen pour naviguer jusqu’à la neutralité carbone.

 

Approfondir la couverture du MACF aux secteurs les plus exposés à la concurrence internationale

Le MACF est un élément essentiel dans l’accentuation de l’action climatique européenne pour apporter une réponse plus efficiente au risque de fuites de carbone : il préserve mieux le marché européen du risque d’excédents de quotas, il incite nos partenaires commerciaux à nous rejoindre dans la mise en œuvre de politiques de tarification carbone, et il expose à un premium carbone intégral les produits structurants de l’industrie lourde européenne, facilitant les décisions d’investissements dans la décarbonation profonde de ces secteurs, souvent très intenses en capital. Sa mise en œuvre dans Fit for 55, après plus de quinze ans d’effort des États membres qui le promouvaient, est un succès pour l’action climatique de l’UE. Mais comme nous l’avons vu, sans apporter une réponse à la question des secteurs aval et exportateurs, les impacts sur ces secteurs sont susceptibles d’entraîner des fuites de carbone indirectes importantes et des dommages très significatifs sur l’activité industrielle européenne, déjà lourdement impactée par les conséquences de l’invasion de l’Ukraine et de la crise énergétique de 2022–2023.

La première des réponses est de mettre en œuvre, avec un calendrier resserré par rapport à celui envisagé dans 2003/87, une revue des secteurs non couverts par le MACF dans sa version initiale et présentant pour eux-mêmes des risques de fuites de carbone importants, mais également des secteurs aval des secteurs initiaux du MACF pour lesquels le risque de fuites de carbone indirectes est très marqué, c’est-à-dire qui ont un contenu carbone direct important et une forte exposition aux échanges internationaux. Cet élargissement doit être envisagé et la liste de secteurs correspondants mise en consultation, dès 2025, afin de pouvoir, si les impacts sont importants, être mise en œuvre dès 2027. En pratique, c’est peu ou prou l’ensemble des secteurs exposés à fuites de carbone au sens du SEQE en Phase IV[138] qui ont vocation à être intégrés par défaut dans le MACF au titre de leurs fuites de carbone directes. Pour cela, la charge de la preuve pour les travaux de la Commission doit être inversée : plutôt que de démontrer, secteur par secteur, la pertinence d’une inclusion future dans le MACF, c’est à l’appréciation des (rares) cas où une inclusion de ces secteurs dans le MACF présente plus de difficultés que de bénéfices pour l’action climatique que doit se réserver l’analyse. En tout état de cause, vu la rampe progressive d’entrée en vigueur du MACF (sur 10 ans) et vu les trajectoires de révision à la baisse des quotas gratuits, une intégration dans le MACF plus rapide d’un plus grande nombre de secteurs paraît sans regret. Certes il est permis de s’interroger sur la charge administrative qu’impliquera cet élargissement, mais il convient de mettre en rapport ces moyens administratifs additionnels nécessaires, avec ceux qui seraient rendus nécessaire, en l’absence d’élargissement, pour répondre au besoin d’intervention publique directe pour gérer la crise industrielle qui aurait lieu ou pour diriger directement des soutiens vers la décarbonation.

Pour pouvoir inclure l’ensemble de ces secteurs, la méthodologie de comptabilité des émissions intrinsèques au sens du règlement MACF devra être précisée et approfondie, avec une attention particulière à la question des émissions indirectes liées à l’approvisionnement énergétique, aux émissions intrinsèques liées à l’approvisionnement en matières premières lorsque celles-ci sont couvertes par le SEQE (et, le cas échéant, le MACF), et aux règles de calcul dans le cadre de produits issus d’activités complexes (comme le raffinage et plus généralement le secteur chimique qui produisent concurremment plusieurs produits à partir de plusieurs intrants).

En premier lieu, concernant les émissions indirectes liées à l’approvisionnement énergétique, une approche robuste doit être prévue pour fiabiliser la méthodologie afin de prendre en compte des émissions du Scope 2 et apporter toutes les garanties quant à l’absence de possibilités de détournement de ce cadre par des entreprises extra-européennes qui s’appuieraient sur des démonstrations contractuelles d’émissions réelles faibles. Il pourrait par exemple être envisagé de réserver cette faculté de dérogation aux cas où l’entreprise démontrerait avoir réalisé une procédure de mise en concurrence pour son approvisionnement énergétique décarboné et où cette procédure aurait atteint un certain niveau de concurrentialité, ainsi qu’aux cas où l’entreprise dispose d’une connexion directe avec une installation décarbonée (pour lesquels une mise en concurrence n’est pas nécessairement possible). En effet, en procédant ainsi, on apporte davantage de garanties quant au fait que le prix réel de l’énergie décarbonée a bien été exprimé dans le processus, même si l’on n’exclut pas entièrement la possibilité, si le fournisseur d’énergie décarbonée lauréat est en position dominante ou détenu par la puissance publique, que celui-ci ait consenti un prix inférieur aux coûts, par abus de position dominante ou dans le cadre d’une aide d’État implicite. La question d’écarter a priori les cas de tels contractants pour cette dérogation, ou d’assujettir l’éligibilité à cette faculté aux cas où le secteur énergétique de l’État tiers est suffisamment concurrentiel (seuil minimal de HHI) et où l’indépendance des autorités de concurrence est assurée, ou aux cas où l’État-tiers n’encourt pas de mesures antisubventions, pourrait être considérée pour renforcer l’effectivité de ce cadre.

Parallèlement, un grand nombre des secteurs identifiés par la Commission comme exposés à risque de fuites de carbone en Phase IV sont exposés à un risque de fuites indirectes sur la chaleur (fabrication de céramiques, pâte à papier, papier/carton, lait écrémé, produits pharmaceutiques, fabrication de sucre, produits amylacés, etc.) par le mécanisme décrit plus haut et lié à la disparition programmée des quotas gratuits pour la chaleur. Si l’approche décrite précédemment fonctionne pour l’électricité, il n’y aura aucune raison de ne pas procéder de même pour la chaleur, en l’intégrant dans le calcul des émissions réelles au sens du MACF et en prévoyant le même cadre sûr pour que des importateurs puissent se prévaloir d’un facteur d’émission adossé à une contractualisation de long terme pour leur approvisionnement en chaleur. Ceci impliquera d’inclure la production de chaleur dans le MACF, ne serait-ce que comme faculté purement théorique (il n’existe à notre connaissance pas de cas d’importations vers la zone SEQE de chaleur par canalisation de vapeur), afin que l’inclusion des émissions intrinsèques indirectes liées à l’approvisionnement énergétique ne soit qu’un cas particulier des émissions intrinsèques indirectes des secteurs aval du MACF.

Ce n’est qu’en ayant apporté des réponses suffisamment satisfaisantes sur ces deux aspects (risque de contournement par contrat avec un énergéticien à prix artificiellement bas, et prise en compte de la chaleur) qu’un élargissement des émissions intrinsèques aux émissions de l’approvisionnement énergétique pourra être envisagé pour l’acier, l’aluminium, l’hydrogène et tout autre secteur nouvellement inclus.

Parallèlement, de même que ces procédés font l’objet de règles particulièrement complexes pour la détermination des allocations de quotas gratuits, qui reflètent la subtilité des contraintes de ces processus de production, les procédés tels que le raffinage, qui font intervenir plusieurs intrants (matière première fossile mais aussi électricité, chaleur, hydrogène, etc.) pour produire plusieurs produits de sortie, devront voir des règles ad hoc être mises en place rapidement pour permettre leur inclusion dans le MACF dans la décennie en cours[139]. En effet, en tant que secteur particulièrement émetteur, soumis au SEQE et exposé à la concurrence internationale, le raffinage (et une partie de la chimie lourde en aval de la pétrochimie : ce cas est tout particulièrement évident pour les secteurs aval de l’hydrogène qu’est l’ensemble de la chimie organique à un atome de carbone : méthanol, acide formique, etc.) verra l’accentuation du prix du carbone en Europe conduire à un risque de fuites de carbone croissant. Dans le même temps, il y aura toujours un enjeu de souveraineté énergétique à préserver une capacité européenne, tant que la neutralité climatique ne sera pas atteinte. Il y a également là un enjeu de souveraineté industrielle plus générale, dans la mesure où même après la neutralité climatique, rien ne permet d’exclure en l’état des connaissances disponibles que les métiers du raffinage et de la pétrochimie ne demeurent nécessaires à long terme pour alimenter les besoins en oléfines de la chimie industrielle, même si ceux-ci seront amenés à s’adapter fortement dans un contexte de sortie des usages énergétiques fossiles. Déterminer de manière robuste les émissions réelles par produit du raffinage, d’une manière qui permette l’inclusion de ses produits dans le MACF est à ce titre un enjeu important. Exposer ces produits à un premium carbone en Europe va par ailleurs dans le même sens que la prise en compte des émissions intrinsèques des produits pétroliers dans le SEQE 2 ou dans le SEQE aviation-maritime, et complète ce signal-prix en intégrant l’ensemble des émissions du cycle de vie de l’approvisionnement énergétique fossile dans le système de prix des carburants fossiles : on s’assure ainsi que dans le signal-prix carbone ressenti dans le prix à la pompe pèse non seulement l’effet de la combustion du carburant en lui-même (via le SEQE 2) mais également l’effet des émissions induites lors de son raffinage. Enfin, cela vient favoriser parmi les fournisseurs de l’Europe en produits raffinés ceux dont les installations sont les plus récentes et les plus performantes.

Les activités extractives, aussi bien de produits fossiles (houille, pétrole brut) que de minerais divers (fer, métaux non ferreux, minéraux chimiques et engrais minéraux, autres activités extractives) sont des secteurs particulièrement émetteurs (émissions intrinsèques liées aux gaz de mine, au torchage, aux fuites de méthane dans le cas des énergies fossiles notamment, émissions liées à l’approvisionnement énergétique des mines et des engins miniers, etc.) et pour lesquels l’intensité des échanges entre l’UE et le reste du monde a justifié de les inclure dans la liste des secteurs exposés à fuites de carbone[140]. Pour le secteur des énergies fossiles, la question spécifique des fuites de méthane (GES présentant un pouvoir réchauffant moins pérenne mais 28 fois supérieur au dioxyde de carbone et représentant environ 30% de l’effet de réchauffement actuel) a par ailleurs fait l’objet de mesures spécifiques de l’UE, avec un compromis ambitieux entre colégislateurs juste avant la COP28, autour de mesures d’interdiction d’accès à l’UE pour les producteurs présentant les situations les plus problématiques en termes d’émissions de méthane, à partir de 2030. Une inclusion de ces effets dans une démarche plus générale d’émissions réelles au sein du MACF est une réponse plus proportionnée mais aussi plus globalisante à la problématique de la baisse des émissions du secteur extractif et d’une promotion des meilleures pratiques au sein du secteur, pour lesquelles les acteurs européens sont au demeurant en pointe et apporte une incitation forte, pour nos partenaires commerciaux, à investir dans l’amélioration continue du bilan émissif de leurs activités extractives.

Comme nous l’avons vu, la question des effets aval du MACF et plus généralement de l’effacement graduel des quotas gratuits pour les principaux produits en amont des chaînes de valeur va conduire à intégrer un premium carbone de manière très pervasive dans les chaînes de valeur de l’industrie européenne : ceci conduira à une distorsion de concurrence importante entre productions européennes et extra-européennes pour les secteurs situés directement en aval de secteurs couverts par le MACF, ainsi que pour les exportations des secteurs exposés au MACF comme ceux situés directement en aval. Si l’extension proposée du MACF vient déjà élargir sa protection à de nombreux secteurs très exposés à fuite de carbone et situés en aval des secteurs pilote (acier, aluminium, ciment, engrais azotés, électricité, hydrogène), et apporter une première réponse à ce problème majeur pour la compétitivité industrielle européenne à partir de 2026–2027, nous avons vu que l’ensemble de produits pour lequel ces effets aval comme exportateurs étaient notables était bien plus large que la liste de secteurs inscrits dans la décision 2019/708.

La principale difficulté réside dans la divergence d’approche entre le SEQE, qui repose sur une classification de sites émetteurs selon des secteurs d’activité (nomenclature NACE), et le MACF, qui repose sur une classification par produits (nomenclature Prodcom).

Parvenir à articuler efficacement les deux mécanismes – et donc à traiter de manière rigoureusement équivalente les importations et les producteurs domestiques – implique en toute rigueur de rebaser le SEQE sur une logique de produits (qui peut fonctionner par une nomenclature double, avec une entrée par défaut par produit, et un « filet de sécurité » qui rattraperait des sites de secteurs antérieurement couverts mais ne produisant pas les produits listés). Ce correctif, non sans importance au plan pratique et pour la détermination des sites assujettis ainsi que de la base légale des actions de vérification et de contrôle par les États membres, souvent adossée à une logique par activité (comme en France où le fonctionnement pratique du SEQE est adossé au contrôle des installations classées), doit être mené assez rapidement dans le cadre de la clause de revue en 2026–2027, et concourt à la régularité OMC du dispositif, puisqu’il règle un cas, certes assez théorique, d’activités non couvertes par le SEQE européen, mais produisant des produits soumis au MACF, pour lesquels l’exacte égalité de traitement ne serait pas tout à fait assurée.

Une fois réalisées cette modification réalisée et une évaluation approfondie de l’existence de secteurs très concernés par les fuites de carbone aval pour identifier d’éventuels produits hors de ceux des secteurs couverts par la décision 2019/708 qui pourraient être inclus dans le champ du MACF dès 2026–2027, il conviendra de construire un processus itératif, non sans évoquer le traitement des exportations et le processus de mise en œuvre graduelle de la taxation sur la valeur ajoutée. Ce processus devra :

  • Mettre à jour périodiquement (par exemple tous les deux ans) une évaluation du benchmark des émissions européennes directes et indirectes pour chacun des produits assujettis au SEQE, et donc pour chacun des produits assujettis au MACF.
  • Mettre à jour selon la même périodicité une évaluation des émissions induites pour les produits aval de ces produits et du risque de fuite de carbone indirecte associé. Cette évaluation devra s’asseoir, comme nous le proposons plus haut pour l’électricité, sur une détermination anticipatrice de la dépendance (élasticité) des prix du produit concerné sur le marché européen au prix du quota d’émission, en veillant à reposer sur une méthodologie robuste, homogène entre Etats membres, et à intégrer dans cette méthodologie le souci d’équité concurrentielle intra-européenne.
  • Pour les exportations des produits assujettis au MACF ou situés immédiatement en aval, prévoir un remboursement MACF pendant la période de deux ans concernée, qui rembourse sur la base du benchmark des productions parmi les 10% les plus performante de l’UE, le contenu carbone intrinsèque direct et indirect de ces produits, afin de neutraliser l’effet concurrentiel à l’export. Ce remboursement tiendrait en outre compte du prix du carbone dans le pays d’exportation.
  • Intégrer automatiquement les produits aval les plus exposés au MACF au terme de la période de deux ans, et lors de l’intégration d’un produit aval dans le MACF, ouvrir droit à remboursement des effets indirects du MACF sur la période antérieure pour les producteurs européens pénalisés (le remboursement ex post et conditionné à une intégration ultérieure dans le MACF permettant de neutraliser pour l’essentiel les distorsions du système de prix et de la concurrence internationale).

Cette approche viendra graduellement rapprocher le SEQE assorti du MACF d’un mécanisme (séduisant au plan théorique) de taxation sur le carbone ajouté, par lequel chaque étape du processus productif paie de façon incrémentale le coût des émissions de GES sur ses émissions directes, et se voit passer les coûts indirects par le système de prix en amont. De même que pour la taxation sur la valeur ajoutée, cela implique de rembourser la taxe d’une part pour les secteurs aval non assujettis, et d’autre part pour les exportations – à la différence que, là où la valeur ajoutée d’une importation peut aisément être déterminée, le contenu carbone d’un produit importé devra nécessairement s’appuyer sur une logique de benchmark ou de démonstration sur la base d’émissions réelles et d’une analyse en cycle de vie, le cas échéant adossée aux benchmarks des intrants utilisés dans sa production. L’approche pour le « versement export » pourrait, au choix, reposer sur un versement financier direct, sur la base des benchmarks par produit et du contenu carbone intrinsèque des plus performants de l’UE – solution simple et robuste mais susceptible de poser davantage de questions au plan du droit OMC – ou reposer sur une articulation avec l’émission des certificats MACF, en prévoyant que les exportateurs de produits soumis à MACF aient la possibilité de se prévaloir dans un guichet des émissions intrinsèques des produits exportés, et d’y obtenir des certificats MACF qui seraient mis en vente pour eux par la Commission à des importateurs, ou éligibles in fine au rachat par la Commission au prix courant du quota SEQE.

A mesure que le SEQE et le MACF s’élargiront, dans ce processus itératif, à davantage de produits, ils finiront par couvrir la presque totalité des produits circulant sur le marché intérieur, et par converger vers une telle taxation sur le carbone ajouté, assurant graduellement une intégration presque parfaite de l’externalité climatique dans le système de prix, sous réserve bien entendu de l’immense effort méthodologique et administratif que comporte une telle réalisation.

L’harmonisation du SEQE, du MACF et du SEQE 2 – et des SEQE Aviation et Maritime qui, bien qu’ils soient rattachés à des navires ou avions émetteurs, reviennent in fine assez aisément à une logique de facteur d’émission sur un combustible, comparable au SEQE 2[141] – sur une logique unique d’émissions rattachées à des produits permet par ailleurs d’envisager à terme un rapprochement du SEQE et du SEQE 2, nécessaire en tout état de cause pour exprimer un seul et unique prix du carbone homogène sur l’économie européenne et éviter les distorsions intersectorielles, mais politiquement difficile à mettre en œuvre à court terme compte tenu de la sensibilité du pouvoir d’achat des ménages et du poids des dépenses énergétiques. À terme, il sera important d’apporter une réponse à cette difficulté car si le seuil de 45 €/t pour le SEQE 2 implicite dans la conception de la Réserve de Stabilité du SEQE 2 devait être revu (ce qui paraît indispensable pour entamer lentement la convergence vers des niveaux cohérents avec nos objectifs climatiques), rien ne garantira, en l’absence d’une fongibilité entre SEQE et SEQE 2, une cohérence des prix entre les deux systèmes, soulevant dans tous les cas une problématique d’acceptabilité politique.

Enfin, la question doit être posée de l’accompagnement des secteurs les plus émetteurs dans les investissements de réduction de leurs émissions, les plus concernés par les effets du rehaussement de l’ambition du SEQE et les effets du MACF sur leur compétitivité à l’export comme sur leurs secteurs aval. L’UE s’est dotée de moyens dédiés à une échelle sans précédent avec le Fonds pour l’Innovation, et d’un instrument particulièrement pertinent, les contrats carbone pour différence, qu’elle entend déployer dans le cadre de procédures concurrentielles permettant de sécuriser les investissements les plus intenses en capital dans la décarbonation de son économie. Dans cette perspective, il paraît crucial de focaliser l’action du Fonds pour l’Innovation, le cas échéant par des appels d’offres ciblés sur certains produits particulièrement concernés par les effets aval (azote, acier, aluminium, parmi les secteurs pilotes), afin d’atténuer le plus vite possible ces effets aval en accélérant la disponibilité au sein du marché intérieur à des prix compétitifs de produits à faible contenu carbone intrinsèque. Le cas des secteurs pour lesquels les impacts aval n’admettent pas de solution simple, tels que le secteur agricole en tant que secteur aval de l’azote (voir section suivante), appelle tout particulièrement à une attention approfondie dans le cadre de la conception du cadre d’emploi du Fonds pour l’Innovation par la Commission.

Dans le même temps, cet effort conduira à approfondir l’influence du système de prix du carbone en Europe sur le système de prix en général pour les consommateurs européens, en le faisant porter sur davantage de secteurs et plus profondément dans les chaînes de valeur, et donc à approfondir la corrélation entre inflation et variations du prix du quota, ce qui impliquera une attention renforcée sur les implications politiques et sociales d’une part, et monétaires d’autre part, de cette influence. Nous y reviendrons.

Répondre au défi de la tarification du carbone agricole

La question des secteurs industriels aval du MACF, et des exportations des produits assujettis au MACF ou des secteurs situés en aval du MACF n’épuise pas la question des impacts profonds sur l’économie de l’UE du MACF. Comme nous l’avons vu, l’effet du MACF sur le coût de l’azote au sein de l’UE aura des effets très sensibles sur sa compétitivité agricole, et en cascade sur sa souveraineté alimentaire et sur les prix des produits alimentaires dans l’UE, voire sur les marchés mondiaux. Au-delà des effets sur l’économie agricole, les effets territoriaux et sociaux seront significatifs et viendront s’ajouter aux tensions déjà perceptibles sur la situation de nombreux exploitants de l’UE, dans un contexte concurrentiel mondial déjà difficile. Nous l’avons vu, ce seul effet conduirait à des évolutions de plusieurs pourcents aussi bien des prix des produits agricoles dans l’UE que des flux d’échanges internationaux, de la production agricole européenne ou des surfaces cultivées ou en jachère, selon des modélisations détaillées.

Si développer des productions d’azote bas carbone au sein du marché européen, en mobilisant les moyens du Fonds pour l’Innovation (voir Proposition 8), est une première réponse, qui vient utiliser les ressources dégagées par le SEQE pour abriter en partie le secteur agricole d’un premium carbone important, la période transitoire dans laquelle ces productions ne seront pas encore assez importantes pour affecter à la baisse le prix de l’azote dans le marché intérieur demeurera un passage difficile pour l’économie agricole européenne, en particulier dans les secteurs des céréales et des oléagineux. Afin de traiter cette question, la solution naturelle serait d’inclure les produits agricoles exposés aux effets du MACF sur l’azote dans le MACF lui-même, selon le processus itératif décrit plus haut. Ceci impliquerait – sous réserve de compatibilité OMC – pour ces produits de prévoir une modalité particulière de prise en compte des seules émissions indirectes (liées aux intrants) dans le calcul des émissions intrinsèques au sens du MACF, puisqu’il paraît peu envisageable d’assujettir l’activité agricole aux modalités parfois complexes de rapportage et de surveillance dans le cadre du SEQE pour leurs émissions propres, au vu de l’intense sensibilité politique de la question de la charge administrative dans le secteur agricole. Cette solution permettrait de faire bénéficier les exportateurs de produits agricoles en aval de l’azote de remboursements des effets indirects du prix de l’azote, calibrés sur le benchmark des productions agricoles les plus performantes de l’UE, et d’intégrer l’effet aval de l’azote dans les prix des produits concurrents importés dans l’UE. Cette approche pourrait en tout état de cause servir de viatique transitoire, le temps qu’une véritable intégration du secteur agricole dans une tarification carbone puisse être envisagée, dans la seconde moitié de la prochaine décennie (voir infra).

Dans le même temps, les distorsions qu’induit l’exclusion des secteurs agricoles, de l’usage des sols, du changement d’affectation des sols et de la foresterie (UTCATF) vont devenir de plus en plus sensibles, à mesure que le signal prix du carbone se renforcera dans le SEQE et le SEQE 2 et que se renforceront les autres politiques publiques d’atténuation, telles que les incitations par les pouvoirs publics via des régimes d’aide dédiés ou des incitations de nature fiscale à incorporer de l’énergie renouvelable dans l’énergie finale consommée dans l’UE. Il paraît très incertain que la réponse apportée à ce stade par les colégislateurs, qui repose sur une définition réglementaire de pratiques censurées ou autorisées pour ce type d’incitations, de formes de biomasse éligibles ou non à un facteur d’émission nul (et donc de valeur élevée ou faible dans le système de prix), résiste à la pression des tentatives de contournement, de sous-déclaration, ou aux jeux de définition auxquels les acteurs les moins vertueux ne manqueront pas de s’essayer. De même, le choix porté dans les incitations de la politique agricole commune de favoriser les activités participant le mieux à la réduction de l’impact climatique de ces secteurs, qui ne diffère pas fondamentalement de l’approche de la précédente PAC, ne devrait pas davantage conduire à une réelle réduction des émissions, car il ne s’inscrit pas non plus dans une logique d’internalisation du coût des émissions par une exposition, sous une forme ou une autre, à un prix du carbone homogène, et donc à une rémunération des pratiques vertueuses proportionnelle aux émissions évitées.

Une approche peut être esquissée pour aller plus loin, plus efficacement. Cette approche minimise la charge administrative pour le secteur agricole tout en apportant des ressources nouvelles aux pratiques vertueuses. Elle reposerait sur une approche simple : comme toute tentative de dédier une même politique publique à plusieurs objectifs différents, la tentative de faire de la Politique Agricole Commune (PAC) un outil qui en même temps assure une internalisation de l’externalité négative climatique, une rémunération socialement juste de l’activité agricole et un soutien à la souveraineté alimentaire de l’UE est vouée à traiter insuffisamment l’un des objectifs. Il faut donc assumer de traiter l’enjeu climatique dans le secteur agricole et de l’usage des sols par un autre instrument dédié et le sortir de la PAC, en maintenant si nécessaire à des fins d’acceptabilité politique un socle minimum d’éco-conditionnalité[142] et bien entendu sans modifier les ressources allouées à la PAC.

Rien n’impose que le SEQE ou le SEQE 2 fonctionnent, comme cela est le cas actuellement, dans une logique d’émissions brutes : il serait tout à fait possible de se placer dans une logique d’émissions nettes de l’UE en intégrant les émissions liées au secteur UTCATF. Pour ce faire, il faudrait donc augmenter le volume de quotas à présenter chaque année d’un volume correspondant aux émissions négatives du secteur UTCATF, c’est-à-dire le flux annuel de carbone stocké en plus dans les sols et les forêts de l’UE (230 Mt en 2021[143]), et de l’autre prévoir une enchère dédiée d’un même volume qui abonderait un Fonds Puits de Carbone. Les ressources de ce fonds (9.2 Mds€/an à l’échelle européenne, ou encore 860 M€/an à l’échelle française, sur un prix des émissions dans cette enchère de 40 €/t) devraient alors être alloués proportionnellement au stock de carbone dans les sols. Il est aujourd’hui techniquement possible, à une maille spatiale fine, d’évaluer l’évolution du stock de carbone dans les sols par imagerie satellite, ce qui rend théoriquement envisageable de définir, parcelle par parcelle à l’échelle de l’UE, les versements (ou les prélèvements) qui seraient dus à leurs ayant-droits économiques depuis le Fonds. Pour être praticable économiquement, une telle approche séduisante a plusieurs préconditions techniques : d’une part, l’universalité d’un découpage de tout le territoire de l’UE en parcelles cadastrales avec un ayant-droit identifiable – ce qui est le cas dans certains États membres comme la France mais pas à l’échelle de l’UE dans son ensemble – et d’autre part l’existence d’une chaîne administrative et budgétaire permettant les versements ou les prélèvements sur ces ayant-droits, ce qui pose de nombreuses difficultés pratiques : dans le cas agricole (voire forestier), il serait tentant d’utiliser les propriétaires fonciers comme ayant-droits et les flux de la taxe foncière sur les propriétés non bâties sur les propriétés, et d’imposer la répercussion aux titulaires des baux ruraux, mais cela n’est pas sans poser des questions d’applicabilité à l’échelle de l’UE, compte tenu des hétérogénéités tant du régime des baux ruraux et du droit civil que des nuances de la fiscalité foncière et de ses régimes d’exonération.

Sans exclure qu’un tel schéma puisse être l’objectif ultime pour la tarification carbone du stock dans les sols, il pourrait tout à fait être envisagé que les recettes du fonds soient allouées tout d’abord à des opérations de stockage permanent du carbone certifiées dans le cadre du règlement Carbon Removal and Carbon Farming, via des enchères dédiées conduites par le Fonds Puits de Carbone pour de telles opérations : le solde restant dans le fonds chaque année serait ensuite alloué à la rémunération du stock de carbone par les forêts qui ne participeraient pas à de telles opérations certifiées, via un versement aux États membres que ceux-ci auraient l’obligation de répercuter aux propriétaires forestiers à due concurrence du stock dans leurs parcelles forestières. Certes, cette approche tend à sous-rémunérer un peu le stock de carbone forestier, et à sous-pénaliser un peu les émissions liées, par exemple, à l’artificialisation des sols, mais elle présente une grande simplicité d’exécution, et permet de soutenir les pratiques vertueuses de carbon farming via une ressource dédiée et une rémunération proportionnelle selon un mécanisme de marché. Elle révèle le prix du stockage de carbone actif par des opérations humaines et rémunère les efforts des États membres dans la préservation de leur puits de carbone naturel et forestier.

Demeure alors la question de savoir comment assurer la bascule du SEQE et du SEQE 2 d’une logique d’émissions brutes à une logique d’émissions nettes. Compte tenu de l’enjeu crucial de compétitivité industrielle européenne, et des enjeux déjà évoqués dans la section précédente, c’est avec une grande prudence que doivent être abordée toute évolution du SEQE par rapport à son cadre de fonctionnement : en revanche, la logique d’un passage du SEQE 2 seul en émissions nettes – consistant à faire supporter par les bâtiments et les transports la nécessaire rémunération du puits de carbone européen – se défend par l’absence de concurrence internationale sur ces secteurs, et par l’acceptabilité politique indiscutable d’un transfert des consommateurs européens vers le secteur agricole et la forêt européenne. Cette évolution qui interviendrait dans un premier temps serait compatible, dans un second temps, avec un rapprochement du SEQE 2 et du SEQE, comme l’envisageait la consultation initiale de la Commission sur les propositions législatives de Fit for 55.

Seules resteraient alors les émissions propres du secteur agricole qui ne seraient pas intégrées dans le SEQE principal ou dans le SEQE 2. Les carburants agricoles pourraient dans ce cadre être intégrés graduellement au SEQE 2, par exemple via une rampe de redevabilité lissée sur 10 ans, entre 2026 et 2036, mais les émissions des activités agricoles en elles-mêmes, à savoir les émissions de méthane du bétail (181 Mt/an en 2021[144]), celles liées à la gestion des effluents (61.7 Mt/an en 2021) et celles liées aux émissions d’azote des sols agricoles (112.9 Mt/an) demeureraient non assujetties à un signal prix homogène avec le SEQE ou le SEQE 2. Pour ces émissions, l’intégration dans le SEQE devrait attendre la mise en place du Fonds Puits de Carbone adossé au SEQE 2 décrite plus haut, puis le rapprochement entre SEQE 2 et SEQE principal, soit l’horizon 2035–2036. À cet horizon, la solution pourrait être l’assujettissement de la mise en marché des produits agricoles au SEQE 2 (comme pour les carburants fossiles), au niveau des importateurs dans l’UE ou des intermédiaires dans la chaîne de transformation agroalimentaire européenne, permettant d’éviter une redevabilité directe des exploitants agricoles, à tous égards impraticable. Le facteur d’émission retenu pour cet assujettissement serait établi sur la base de benchmarks représentant les émissions moyennes par production au sein de l’UE, sécurisant la compatibilité OMC du dispositif. Les recettes des enchères de quotas sur ces produits seraient affectées en totalité à un Fonds Innovation Agricole, pendant strict du Fonds pour l’Innovation sur le secteur industriel, qui financerait des paiements directs aux pratiques agricoles vertueuses dans les filières les plus émettrices.

Apporter une réponse politique à un problème politique : acceptabilité sociale et dividende carbone

Les colégislateurs de Fit for 55, notamment au sein du Parlement Européen étaient profondément conscients et soucieux de l’impact du SEQE 2 sur les ménages européens : c’est afin d’atténuer les impacts sur les consommateurs les plus précaires de l’UE mais aussi les effets différenciés du cadre d’action climatique européen entre États membres qu’a été conçu le Fonds Social pour le Climat. Nous avons également vu que la conception de ce fonds et de ses règles de répartition était taillée sur mesure pour absorber les effets cumulés de la mise en œuvre du SEQE 2 et d’une révision de la Directive Taxation de l’Énergie (2003/96) à ce stade inachevée, ce qui conduit à des effets plus forts qu’attendus sur certains États membres (dont la France).

Quand bien même cet objectif serait atteint, l’acceptabilité sociale de l’effort climatique demeurera un sujet difficile, au regard des impacts du SEQE 2 sur les ménages européens et de l’approche redistributive envisagée à ce stade. En effet, à un problème politique, qui est celui de la dimension redistributive de l’action climatique, de sa mise en visibilité et de sa matérialisation politique, le Fonds Social pour le Climat apporte une réponse technique, faite de plans nationaux, de rapportages à la Commission et de cofinancements de mesures d’aide aux ménages qui n’ont qu’un lien très indirect avec leurs factures énergétiques, puisqu’elles ciblent en priorité des aides au changement d’équipement des ménages et réservent aux plus précaires les paiements directs d’aide aux factures. Considérons ici une approche alternative, par laquelle le Fonds Social pour le Climat serait l’instrument d’une réponse politique à un problème politique.

Comme l’avait très justement relevé le rapport Blanchard-Tirole, une politique de tarification du carbone est d’autant moins acceptable politiquement par les citoyens qu’elle porte ses effets directement – comme l’est une mesure fiscale – et que ses effets sont difficilement anticipables sur le long terme, par exemple si son taux est susceptible d’être révisé annuellement au gré des lois de finances. Symétriquement, un instrument redistributif est d’autant plus porteur de bénéfices politiques qu’il est directement versé aux citoyens, avec des effets aussi directs que possible sur leurs revenus disponibles, et que ses perspectives de montant futur et de couverture des dépenses du ménage, sont anticipables dans la durée. Le mode de redistribution du Fonds Social pour le Climat, très indirect par son approche, reposant sur des mesures des États membres dans des plans dédiés, validés par la Commission sous condition de jalons intermédiaires, et privilégiant des aides à l’investissement dans l’équipement décarboné des ménages et dans les infrastructures correspondantes (par exemple infrastructures de recharge de véhicules décarbonés) plutôt que des paiements directs, paraît à cet égard écarter tout bénéfice politique, en termes d’acceptabilité générale de l’action climatique de l’UE par les citoyens. Ceux-ci percevront très clairement la hausse de leurs factures énergétiques sous l’effet du SEQE 2, mais ne relieront pas cette hausse aux aides à l’achat d’un véhicule électrique ou d’une pompe à chaleur quand ils en demanderont – ce qui ne sera pas le cas de tous.

Si le Fonds Social pour le Climat doit être un outil politique, il doit donc privilégier une redistribution directe aux Européens, sous forme d’un versement climat universel, qui alloue à chaque Européen une part identique des recettes du SEQE 2 (y compris celles issues des quotas acquis pour les consommations d’énergie du secteur des bâtiments hors résidentiel et pour des activités commerciales de transport routier de marchandises ou de personnes). A raison de 570 Mt/an en 2021 d’émissions des consommations fossiles du secteur des bâtiments et du secteur des transports routiers, c’est 50 €/an de versement qui pourrait être assuré à chaque Européen, ou encore 110 €/an à chaque ménage moyen, sur la base d’un prix de 40 € par quota dans le SEQE 2, si ce versement devait être parfaitement universel. L’aspect pan-européen du mécanisme, sa mise en visibilité politique et le caractère direct du versement aux ménages seraient des éléments clés du dispositif au plan politique. Naturellement, le dispositif s’il était conçu à l’échelle européenne pourrait également être focalisé sur les premiers déciles de revenus européens à parité de pouvoir d’achat : le réserver aux 6 premiers déciles (60% d’Européens de revenu le plus bas à parité de pouvoir d’achat) en ferait un versement de l’ordre de 185 € par ménage moyen sous les mêmes hypothèses de prix du SEQE 2. Le niveau de ciblage sur les ménages les plus vulnérables, assumant un rôle en partie redistributif sur base de revenus du SEQE 2 – et non une redistribution sur la seule base des émissions – serait un point politique à débattre en Conseil et au sein du Parlement. La chaîne de versement pourrait passer, par exemple, par une déduction en pied de facture sur les livraisons d’électricité, puisque c’est la seule énergie qui soit quasi-universellement souscrite par tout ménage, qui le restera dans la durée dans un contexte de transition et pour laquelle les fournisseurs partout dans l’UE identifient déjà les points de livraison domestiques par rapport aux autres[145] : afin d’en augmenter la visibilité, il serait tout à fait envisageable d’imposer aux fournisseurs l’envoi d’un courrier d’information standardisé à leurs clients. Une autre approche serait de procéder comme le chèque énergie français (et les instruments analogues de type energy vouchers dans d’autres États membres) par l’envoi d’un chèque papier à tous les consommateurs éligibles, que ceux-ci pourraient faire valoir auprès du fournisseur de leur choix pour l’énergie de leur choix, éventuellement en désignant l’un d’entre eux pour être automatiquement récipiendaire du chèque pour les années suivantes. Cette approche présente en termes d’accompagnement social les meilleures propriétés, puisqu’elle assure une versatilité complète entre énergies, une visibilité politique du dispositif et un taux de recours quasi intégral (il dépasse les 90% en France).

Sur un plan purement économique, un tel versement d’un montant fixe maintiendrait l’incitation pour les consommateurs à être efficaces énergétiquement : quelle que soit sa consommation, le consommateur demeure gagnant à consommer moins dans toutes les énergies qu’il consomme, et le gain réalisé à consommer un MWh en moins est égal au prix du MWh sur le marché. Le mécanisme a donc une parfaite neutralité à cet égard. Il maintient également l’arbitrage par le consommateur entre différentes énergies : dans l’une comme dans l’autre approche, le calcul économique posé par un consommateur alimenté en électricité et en gaz dans ses choix de consommation futurs demeure le même. Le choix entre les deux approches de versement (pied de facture sur l’électricité ou chèque énergie « toutes énergies ») est ainsi théoriquement indifférent : dans la première approche, le versement libère quoi qu’il en soit du revenu disponible pour le ménage, qu’il a toute latitude pour allouer à sa préférence, comme dans la seconde. Sur un plan plus comportemental, il est probable que la première approche valorise psychologiquement un peu les consommations d’électricité par rapport aux consommations d’énergies fossiles, ce qui ne paraît pas une difficulté en soi dès lors que l’électrification va être une composante nécessaire de la transition, aux côtés des autres vecteurs décarbonés, et qu’il peut être présumé certain qu’en 2050, tous les Européens seront toujours approvisionnés en électricité, contrairement aux autres énergies.

Une telle approche qui reverse directement au consommateur les recettes du SEQE 2 a un autre avantage : pendant la transition, l’accompagnement des consommateurs est proportionnel au coût des émissions évitées, et lorsque l’effort de transition sur le périmètre SEQE 2 s’amplifie, les aides augmentent d’autant. En fin de période, lorsque la neutralité carbone est presque atteinte, l’assiette d’émissions du SEQE 2 rétrécit, les volumes financiers deviennent donc faibles et le mécanisme s’éteint de lui-même.

Par rapport aux approches reposant sur un co-financement par le Fonds Social pour le Climat de politiques publiques d’accompagnement dans l’équipement des ménages, outre le caractère direct et bien plus clair au plan politique pour les consommateurs, cette approche a en outre un avantage économique. En pratique, nous l’avons vu, pour les consommateurs, bénéficier d’une aide à l’achat d’un équipement bas carbone (pompe à chaleur ou véhicule électrique par exemple), ou bénéficier d’une aide à l’achat d’énergie sur plusieurs années d’un même montant lissé est équivalent. A deux différences importantes près. La première est que le versement climat universel maintient pour le consommateur une liberté complète de choix et d’arbitrage entre différentes manières de gagner en efficacité énergétique et de décarboner son approvisionnement (y compris en changeant ses usages), là où les régimes d’aide à l’achat comportent nécessairement une forme de présélection et de calibrage imparfaits des aides sous forme de barèmes. La seconde est que le même montant de quotas du SEQE 2 par ménage reversé année après année à tout ménage est plus intéressant pour les ménages que la même quantité de quotas versée en début de période tant que le taux d’actualisation du ménage (qui dépend in fine de son niveau propre de risque financier) est supérieur au taux d’actualisation de cet échelonnement de paiement (et donc du taux auquel va varier dans le temps, en euros constants, le nombre de quotas SEQE 2 par ménage multiplié par le prix du quota SEQE 2), ce qui sera en tout état de cause presque certainement le cas en début de période pour la totalité des ménages (ce n’est qu’en fin de période quand les volumes d’émissions au périmètre SEQE 2 baisseront rapidement et que les énergies bas carbone seront disponibles à bon marché qu’on peut imaginer que les paiements par ménage aient des profils dégressifs en euros courants).

Naturellement, en pratique, cette approche pourrait être panachée avec une part maintenue de co-financement de programmes nationaux (pour maintenir un effet redistributif partiel entre États membres), et réservée au 4 ou 5 premiers déciles les plus précaires des ménages, afin de conserver une dimension socialement redistributive (étant entendu que la redistribution générale des revenus est une politique publique différente, objet d’instruments distincts, dans le cadre général). Dans la même logique, l’inclusion dans les recettes allouées au Fonds Social pour le Climat d’une partie des recettes d’enchères de quotas du SEQE Aviation-Maritime (par exemple au périmètre de l’activité de transport de passagers, ou au seul périmètre de l’aviation d’affaires et des navires du SEQE Maritime exerçant une activité de croisière ou de très grande plaisance[146]), ainsi que l’inclusion dans le SEQE 2 les carburants d’aviation et carburants maritimes hors pêche qui ne sont pas assujettis au SEQE Aviation-Maritime (correspondant à des activités de navigation de loisir et de plaisance) permettraient de faire contribuer à la politique sociale climatique des secteurs (jets privés, yachts, etc.) décriés pour leur impact climatique avec une valeur symbolique forte.

Tirer toutes les conséquences de la nature monétaire du SEQE et des limites de la Réserve de Stabilité

Enfin, nous l’avons vu, l’élargissement du SEQE, la création du SEQE 2, la mise en œuvre du MACF créeront à partir de 2026–2027 à l’échelle européenne, pour la première fois dans le monde, un lien permanent et significatif entre inflation et prix du carbone découlant des politiques publiques d’atténuation. Ce lien posera un défi nouveau pour le pilotage monétaire : en effet, en période d’accélération de l’effort pour la transition, le prix du carbone augmentera tendanciellement (augmentation de la demande), conduisant à un effet inflationniste qui pourrait légitimer un resserrement de la politique monétaire et une augmentation des taux directeurs. Les investissements dans l’atténuation sont intenses en capital : si les taux augmentent, le financement du déploiement d’énergies renouvelables comme la décarbonation de sites industriels mais aussi l’acquisition par les ménages de véhicules électriques ou la rénovation de leurs logements seront plus chers à financer et auront donc besoin de prix futurs du quota plus élevés pour trouver leur équilibre financier. Cet effet conduit donc en retour, en réduisant l’offre de quotas future, à faire à nouveau augmenter le prix du quota.

Dans le même temps, nous avons également présenté les limites du cadre de stabilisation et de régulation du prix du quota dans le SEQE comme dans le SEQE 2. Il repose sur une Réserve de Stabilité du Marché (MSR) gouvernée par des règles automatiques assises sur les volumes de quotas en circulation : quand le volume descend sous un certain niveau, elle injecte une quantité prédéterminée et connue de quotas, et quand il dépasse une certaine valeur, elle retire des quotas dans des volumes également anticipés par les agents et calculables selon une règle simple. Le principe d’une régulation par les volumes plutôt que par les prix est au cœur de la gouvernance et des principes de fonctionnement initiaux du SEQE. Il en fonde la nature non-fiscale, qui est une nécessité à la fois juridique et politique pour construire un compromis européen sur ce mécanisme. S’il a pu être affirmé que la MSR a montré sa capacité à absorber des chocs exogènes très importants (comme le Covid) et à maintenir les grands équilibres du système de quota, il est permis toutefois de s’interroger sur l’interaction entre l’effet de la MSR et l’effet des autres politiques de relance et de maintien de l’activité, adossées à des politiques monétaires sans précédent, qui ont probablement maintenu à flot sur la période des activités industrielles et la demande de quota[147], et donc contribué à la préservation du SEQE. Par ailleurs, la capacité de la MSR à répondre à des crises plus complexes ou plus longues, dans des environnements monétaires moins favorables, demeure à démontrer. Disposer d’une gouvernance plus dynamique mais aussi moins mécanique de ses flux, qui permette davantage d’adaptabilité à la conjoncture mais aussi d’apporter toujours plus de garanties quant au respect du mandat de long terme du SEQE, à savoir d’assurer sur son périmètre une trajectoire d’émissions cohérente avec les accords de Paris, demeure une piste de travail qui a toute son actualité.

Ces considérations imposent de s’interroger sur la nature économique du quota d’émission. Le quota d’émission est une valeur mobilière, fongible, durable, divisible, portable, acceptée partout dans l’UE, et disponible en volume limité, qui répond à chacune des fonctions qu’a attribué Aristote à la monnaie[148]. En premier lieu un quota est une unité de compte homogène à l’échelle de l’ensemble de l’UE (et depuis le MACF à l’échelle de ses échanges internationaux également) : à la même quantité d’émission de GES, où qu’elle soit réalisée dans l’UE dans le périmètre des activités soumises, correspond la même obligation de quotas au titre du SEQE, et à une opération donnée de réduction des émissions correspond la même valorisation implicite sous forme de quotas. En second lieu, un quota est un intermédiaire d’échange : c’est même précisément la raison d’être du dispositif que de permettre l’échange économique entre l’ensemble des participants à l’économie européenne du carbone, pour déterminer par des processus de marché la meilleure allocation des ressources pour l’atteinte des objectifs communs. En troisième et dernier lieu, le quota est un stock de valeur, ou plus précisément un stock qui enregistre la quantité d’impact sur un bien commun, et donc qui enregistre plutôt une destruction de valeur sur le long terme. On peut observer également qu’en tant qu’unité de compte utilisée de manière exclusive et obligatoire pour acquitter un passif (à savoir le passif climatique qui découle d’émissions de GES par des activités assujetties), le quota a cours légal (legal tender). Qu’on retienne la définition de universally employed" medium of exchange[149] ou celle de that by which debt-contracts and price-contracts are discharged, and in the shape of which a store of general purchasing power is held[150], le quota est de nature monétaire.

Pour autant, il s’agit d’une monnaie dont le pilotage est extrêmement frustre : le fonctionnement de la MSR évoque davantage la politique monétaire de la république romaine que celle d’une économie moderne, avec un consul qui soit prend des lois somptuaires et impose la thésaurisation de métaux précieux dans le temple de Junon Moneta lorsque trop de monnaie circule, soit fait battre monnaie à partir du même stock lorsque celle-ci vient à manquer. Sa gouvernance n’est pas indépendante du politique, puisque les règles de la MSR sont établies par les colégislateurs européens : rien n’interdirait à ceux-ci, en cas de tensions très fortes sur l’inflation et le pouvoir d’achat des ménages en zone euro, de modifier ces règles pour essayer d’atténuer l’impact sur les ménages et l’économie européenne en relâchant des quotas de la MSR (par exemple en amendant les articles 29 bis et 30 nonies de 2003/87), quitte à s’abstraire de l’objectif climatique : après tout, l’UE a bien admis pendant le pire de la crise énergétique entre 2022 et 2023 des interventions particulièrement distortives sur les marchés du gaz (mécanisme ibérique), qui allaient à rebours de l’urgence climatique de manière démontrée, pour des motifs d’urgence. Préserver la MSR du risque d’interventions opportunistes de court terme, la doter d’une gouvernance indépendante, va dans le même sens que doter cette gouvernance des moyens de faire évoluer les règles de sa propre autorité, tant que cela reste cohérent avec le mandat fondamental du SEQE/SEQE 2 : assurer une cohérence des incitations du système de quotas avec les engagements climatiques de l’Union.

Dans une Europe qui devrait, au tournant de la décennie 2030, avoir dans les différents systèmes de quotas de l’ordre de 80% de ses émissions, soit de l’ordre de 2000 Mt/an[151], ceci implique que la tarification du carbone en Europe représente entre 150 et 200 Mds€ de quotas à cet horizon (et de l’ordre de 500 Mds€ si on y applique un prix du quota égal à la valeur tutélaire Quinet). Si on met en regard ce volume avec la masse monétaire M1[152], c’est bien de quelques pourcents de la masse monétaire dont il est question. Comme nous l’avons vu, l’enjeu climatique est devenu un enjeu clé pour les banques centrales, à la fois dans leur rôle monétaire et dans leur rôle macroprudentiel : la politique monétaire a des incidences sur le prix du quota, et symétriquement, le prix du quota aura durablement, à partir de 2026–2027 et jusqu’à l’atteinte de la neutralité carbone, un effet sur l’inflation et donc sur la politique monétaire. Or aujourd’hui, le quota ne fait pas l’objet d’un pilotage en prix mais d’un pilotage en volume déterminé par les colégislateurs européens, selon une règle prédéterminée ex ante, tandis que la masse monétaire est pilotée dynamiquement, selon une gouvernance indépendante du politique pour assurer une stabilité des prix selon un certain mandat d’inflation. Avoir des pilotages aussi radicalement différents de deux objets aussi structurants pour le système de prix de l’économie européenne présente des risques de cisaillements, à la fois par les rétroactions de l’un sur l’autre, complexes mais qu’il faudra mieux anticiper à mesure que l’action climatique s’amplifiera, comme au plan politique. Il faut donc résoudre cette asymétrie, en unifiant la gouvernance des deux ensembles sous une seule gouvernance indépendante, et en rapprochant les ciblages de l’un et de l’autre. Il existe deux voies pour cela. Soit assumer que la gouvernance de la MSR du SEQE a pour objectif le respect d’un certain mandat d’inflation du quota cohérent avec l’objectif climatique de l’UE et le respect des accords de Paris – ce qui permettra en retour d’intégrer ce mandat d’inflation du quota dans le pilotage monétaire en ajustant le mandat d’inflation monétaire en lui-même par retraitement de ses effets sur le système de prix. Soit passer à un pilotage en volume de la masse monétaire, assorti de règles automatiques connues ex ante, ce qui a le mérite de la cohérence avec le fonctionnement de la MSR mais serait un changement à tout le moins radical.

Il serait tentant de conclure que, par conséquent, il y a lieu de faire évoluer le mandat du Système européen de banques centrales (article 127(1) du TFUE) pour en faire un mandat double, de stabilité des prix en zone euro et de respect des engagements climatiques de l’UE, et de lui confier, au titre de son rôle de définition et de mise en œuvre de la politique monétaire de l’UE, un rôle de définition et de mise en œuvre de la politique d’émission de quotas de l’UE, qui va en devenir une composante indissociable. En tout état de cause, ce double mandat finira sur le long terme par se résoudre en revenant, une fois la neutralité climatique atteinte et l’économie de l’UE intégralement décarbonée, au mandat de stabilité des prix : l’écart à ce mandat n’est donc par nature que temporaire. Dans une telle approche, qui est en creux celle qui se dégage des interventions les plus récentes de M. Draghi[153][154] mais aussi du deuxième discours de la Sorbonne (25 avril 2024) du Président de la République, en période d’accélération de l’effort climatique, le Système européen de banques centrales serait fondé à assumer une politique de taux plus expansionniste et des écarts temporaires à sa cible d’inflation – dont la durée ne dépassera de toute façon pas l’horizon d’atteinte de la neutralité climatique – qui permettront en retour de faciliter les investissements dans la transition et de contribuer à terme à abaisser le prix du quota (réduction plus rapide de la demande de quota). Dans ce cadre, une approche serait alors pour la banque centrale de maintenir sa cible à 2% pour l’inflation, mais dans un sens retraité des effets du SEQE (dont nous avons vu qu’ils pourraient de l’ordre de 0.2 à 0.4%) – soit une cible à 2.4% à définition constante. Pour fonctionner, une telle approche supposerait en tout cas de confier le contrôle de la MSR et de ses règles d’émission à la BCE.

Une telle conclusion, qui impliquerait une révision du Traité en lui-même, et donc un consensus politique européen autour de cette approche, renvoie à un débat d’idées très fondamental sur le financement de la transition, et en particulier sur le degré de monétisation de ce financement. Ce choix entre paradigmes de politique économique mérite un véritable débat d’idées européen, dans lequel on pressent ce que pourrait être la position d’un État-membre dans la situation macroéconomique de la France. A l’heure où la politique climatique de l’UE va devenir un enjeu structurant de compétitivité industrielle, de souveraineté alimentaire, de pouvoir d’achat pour les Européens, et in fine un élément directeur de la trajectoire macroéconomique de l’UE, il est urgent que s’ouvre ce débat et qu’il prenne place dans la définition des orientations les plus politiques de la nouvelle Commission européenne.

Sans attendre l’issue de ce débat, il demeure en tout état de cause pertinent de confier le contrôle de la MSR à la BCE, compte tenu des très fortes interférences à partir de 2026 entre politique monétaire et politique du carbone, de l’intérêt à faire bénéficier la gouvernance du SEQE de l’expertise macroéconomique de la banque centrale et de ses compétences propres de surveillance et de modélisation, et de l’utilité de doter la MSR d’un pilotage indépendant du politique qui assure la cohérence de long terme du fonctionnement du système de quotas avec les engagements climatiques de l’UE.


[1] Synthèse du sixième rapport d’évaluation du GIEC – Summary for Policymakers – IPCC AR6 SYR, 20 mars 2023, p. 25

[2] Ibid., p. 21

[3] Ibid., p. 30

[4] Les incidences économiques de l’action pour le climat, France Stratégie, J. Pisani-Ferry et S. Mahfouz, mai 2023, p. 79

[5] Quels besoins d’investissements pour les objectifs français de décarbonation en 2030 ? – L. Gourmand – Trésor Eco n.342 – Avril 2024

[6] Dit « UTCATCF » : Utilisation des terres, changement d’affectation des terres et foresterie.

[7] Estimé pour le seul secteur ferroviaire à environ 2% du PIB annuel du Royaume-Uni entre 1830 et 1850, avec des pics à 7% lors des emballements du secteur. Voir Infrastructure investing in an era of technological change, S. Wilde, 17 décembre 2018, Imperial College Business School

[8] Les grands défis économiques, O. Blanchard et J. Tirole, p. 30

[9] O. Blanchard et J. Tirole, op. cit., p. 150

[10] Synthèse du sixième rapport d’évaluation du GIEC – Summary for Policymakers – IPCC AR6 SYR, 20 mars 2023, p. 30

[11] Carbon Taxes vs. Cap and Trade, L. H. Goulder Stanford University, Resources for the Future, and NBER, Jan. 2009

[12] F. Hayek, Droit, législation et liberté, II, p. 131

[13] Cette question admet une réponse simple qui relève de la philosophie morale dégagée par H. Jonas, compte tenu du risque existentiel évoqué plus haut, à savoir qu’il faut choisir l’option compatible avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur Terre.

[14] M. L. Weitzman, 1974. Prices vs. Quantities, Review of Economic Studies 41:477–91.

[15] M. Hoel et L. Karp, 2002. Taxes Versus Quotas for a Stock Pollutant, Resource and Energy Economics, 24:367–84.

[16] Utilisation des terres, changement d’affectation des terres et foresterie

[17] O. Blanchard et J. Tirole, op. cit., p. 171

[18] Voir décision n° 2009–599 DC du 29 décembre 2009 du Conseil Constitutionnel

[19] Voir article 32 de la loi de finances pour 2014, et la loi de finances pour 2019 qui a gelé la composante carbone au niveau 2018, gel toujours en effet aujourd’hui.

[20] O. Blanchard et J. Tirole, op. cit., p.117

[21] IFOP, Les français et le réchauffement climatique : perceptions, comportements et anticipations, Juil. 2023

[22] O. Blanchard et J. Tirole, op. cit., p.32

[23] O. Blanchard et J. Tirole, op. cit., p.134

[24] Accord de Paris, art. 4(2)

[25] Sauf pour les installations faisant partie des 10% des installations les plus performantes (art 10 bis(5))

[26] Avec une faculté d’opt-out initialement prévue pour les États-membres souhaitant préserver une plateforme propre.

[27] Notons que dans le cadre de l’accord sur le retrait du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord de l’UE et de la Communauté européenne de l’énergie atomique du 31 jan. 2020, le secteur de la production électrique situé en Irlande-du-Nord demeure soumis au SEQE.

[28] Règlement 2021/1119 du 30 juin 2021 établissant le cadre requis pour parvenir à la neutralité climatique et modifiant les règlements (CE) no 401/2009 et (UE) 2018/1999

[29] Ibid., considérant 13

[30] Carbon Offsetting and Reduction Scheme for International Aviation (CORSIA) est l’instrument international de tarification du carbone pour le secteur aérien dans le cadre juridique de l’Organisation de l’Aviation Civile Internationale (OACI). Il fonctionne sur volontariat jusqu’en 2026 et seuls 81 Etats représentant 77 % de l’activité aérienne internationale se sont portés volontaires avant 2021.

[31] Directive 2023/959 du 10 mai 2023 du 10 mai 2023 modifiant la directive 2003/87/CE établissant un système d’échange de quotas d’émission de gaz à effet de serre dans l’Union et la décision (UE) 2015/1814 concernant la création et le fonctionnement d’une réserve de stabilité du marché pour le système d’échange de quotas d’émission de gaz à effet de serre de l’Union

[32] L’appréciation de l’effet sur les émissions renvoie à une analyse économétrique plus fine qui dépasse le cadre de ce travail : il faut en effet identifier dans le renchérissement du prix du vol États-Unis – Francfort qui en découle la part qui est captée comme une marge additionnelle par les opérateurs en vol direct, en théorie nulle en concurrence parfaite et l’effet du renchérissement du vol États-Unis – Francfort en termes de destruction de demande, et donc de baisse des émissions, en regard de l’effet de la désoptimisation des flux et du taux de remplissage des vols sur les émissions du secteur aérien.

[33] Cette dernière faculté découle de la dynamique de négociation du texte et déroge au principe selon lequel le secteur électrique n’est au premier ordre pas en concurrence extra-européenne et n’a donc pas lieu dans l’absolu de bénéficier de quotas gratuits. Depuis les directives 2023/958 et 959 du 10 mai 2023, elle est en extinction et ne peut plus allouer de quotas gratuits qu’à des investissements cohérents avec les objectifs des Accords de Paris (10 quater(1)), et réalisés avant le 31 décembre 2024 : elle sera remplacée par un Fonds pour la Modernisation sur la fin de Phase IV, assurant une extinction progressive des aides tout en mettant un terme anticipé aux quotas gratuits. Seuls la Bulgarie, la Roumanie et la Hongrie ont maintenu la faculté d’obtenir des quotas gratuits pour la production d’énergie en application de cet article, les autres États-membres ayant choisi un recours au Fonds pour la Modernisation.

[34] Un traitement particulier est également prévu pour la Grèce, qui a atteint les 60% en 2014, sous forme d’un accès à un maximum de 25 millions de quotas afin de cofinancer jusqu’à 60% de la décarbonation de l’approvisionnement en électricité des îles de son territoire, en application du 10 bis(7) de la directive.

[35] Décision 2011/278 du 27 avril 2011 définissant des règles transitoires pour l’ensemble de l’Union concernant l’allocation harmonisée de quotas d’émission à titre gratuit conformément à l’article 10 bis de la directive 2003/87/CE du Parlement européen et du Conseil

[36] Au premier ordre, la Commission a utilisé comme point de départ la moyenne arithmétique des performances, sur le plan des émissions de gaz à effet de serre, des 10% d’installations les plus efficaces à cet égard en 2007 et en 2008 pour lesquelles des données ont été collectées, puis a vérifié si ces points de départ reflétaient suffisamment les techniques les plus efficaces, les solutions et procédés de production de remplacement, la cogénération à haut rendement, la récupération efficace d’énergie à partir des gaz résiduaires, l’utilisation de la biomasse, ainsi que le captage et le stockage du dioxyde de carbone, lorsque ces moyens sont disponibles.

[37] Règlement délégué du 19 décembre 2018 définissant des règles transitoires pour l’ensemble de l’Union concernant l’allocation harmonisée de quotas d’émission à titre gratuit conformément à l’article 10 bis de la directive 2003/87/CE du Parlement européen et du Conseil.

[38] Décision déléguée du 15 février 2019 complétant la directive 2003/87/CE du Parlement européen et du Conseil en ce qui concerne l’établissement de la liste des secteurs et sous-secteurs considérés comme exposés à un risque de fuite de carbone pour la période 2021–2030

[39] Directive 2003/87/CE du Parlement européen et du Conseil, art. 10 bis (2)(a et c)

[40] En notant que la fonte liquide a obtenu un traitement à part dans le texte, avec une pente de 0.2% par an, contribuant à soutenir les installations les plus performantes de l’Union si celles-ci parviennent à des baisses d’émission plus fortes que ce rythme sur la période.

[41] Il fait notamment l’objet d’une mention explicite dans la Communication de la Commission du 22 janvier 2014 A policy framework for climate and energy in the period from 2020 to 2030 : The analyses of energy prices and costs (which are published alongside this Communication)[15] show that there has been little impact on the EU’s relative competitiveness which could be directly attributed to higher energy prices and the carbon price under the ETS, due to improvements in energy efficiency. However, this varies from sector to sector and indirect effects such as rises in electricity costs have had an impact on intensive users of electricity such as aluminum producers.

[42] Signalons ainsi que la loi n. 2009–967 du 3 août 2009 de programmation relative à la mise en œuvre du Grenelle de l’environnement, dite « Grenelle I », comporte à son article 2, II, la phrase suivante : « La France soutiendra la mise en place d’un mécanisme d’ajustement aux frontières pour les importations en provenance des pays qui refuseraient de contribuer à raison de leurs responsabilités et capacités respectives à l’effort mondial de réduction des émissions de gaz à effet de serre après 2012. »

[43] O. Blanchard et J. Tirole, op. cit., p. 182

[44] Point également souligné dans le rapport Blanchard-Tirole, op. cit., p. 181

[45] Hors ferroalliages mais y compris certains biens de première transformation, tels que les tubes, les éléments de voies ferrées, les éléments de construction métallique, réservoirs, fûts, et divers articles de visserie en fer ou en acier.

[46] Y compris certains produits de première mise en forme, par analogie avec les métaux ferreux.

[47] On notera que le cas d’importations d’hydrogène dans l’Union est aujourd’hui théorique, et le cas d’importations d’électricité circonscrit à des volumes limités entre l’Espagne et le Maroc, ainsi que dans les Balkans

[48] Par exemple les émissions de l’extraction du minerai de fer, de la bauxite et de la production de l’alumine, etc.

[49] Voir « As regards road and maritime transport, inclusion of direct emissions would involve much greater administrative costs. », p. 7

[50] A policy framework for climate and energy in the period from 2020 to 2030, Étude d’impact, 22 jan. 2014, p. 234 sq

[51] Cette affirmation de la Commission est assez surprenante : les mesures normatives ont aussi un coût, bien souvent également supporté par le consommateur, simplement moins directement perceptible, et pas nécessairement avec le même profil temporaire. Le développement de l’étude d’impact ne permet pas d’asseoir l’affirmation selon laquelle un policy mix serait plus supportable pour le pouvoir d’achat des ménages qu’une pure tarification carbone.

[52] Hors des carburants dont le facteur d’émission est égal à zéro, c’est à dire la biomasse durable, ou l’électricité utilisée dans ce cadre, ainsi que les déchets dangereux ou municipaux utilisés comme carburant.

[53] C’est-à-dire pour le transport routier (hors véhicules agricoles sur routes pavées), pour le secteur commercial et institutionnel, pour le secteur résidentiel, et pour la production d’électricité et de chaleur lorsqu’elle n’est pas assujettie au SEQE

[54] Etude d’impact, tome 1, p. 57

[55] Compte tenu de l’absence de concurrence internationale sur ces secteurs, il n’y a pas en première intention de risque de fuite de carbone qui justifierait des allocations gratuites comme dans le SEQE classique : personne ne va faire le plein de sa voiture en Turquie ou déménager au Maroc pour éviter l’impact du SEQE 2.

[56] IEA, 2022 . 10: Transport. Comparative life-cycle greenhouse gas emissions of a mid-size BEV and ICE vehicle

[57] Ricardo, European Commission, 2020. Determining the environmental impacts of conventional and alternatively fuelled vehicles through LCA.

[58] ADEME, 2022 et IFPEN, 2022 ; Étude énergétique, économique et environnementale du transport routier à horizon 2040 (E4T 2040)

[59] Etude d’Impact, tome 1, pp. 57–58

[60] 2003/87 modifiée, art. 3 octies bis : les activités de transport maritime s’appliquent à cinquante pour cent (50 %) des émissions des navires effectuant des voyages au départ d’un port d’escale relevant de la juridiction d’un État membre et à destination d’un port d’escale situé en dehors de la juridiction d’un État membre, cinquante pour cent (50 %) des émissions des navires effectuant des voyages au départ d’un port d’escale situé en dehors de la juridiction d’un État membre et à destination d’un port d’escale relevant de la juridiction d’un État membre, cent pour cent (100 %) des émissions des navires effectuant des voyages au départ et à destination d’un port d’escale relevant de la juridiction d’un État membre, et cent pour cent (100 %) des émissions des navires dans un port d’escale relevant de la juridiction d’un État membre.

[61] Art. 3 octies quater

[62] Directive 2023/958 du 10 mai 2023 modifiant la directive 2003/87/CE en ce qui concerne la contribution de l’aviation à l’objectif de réduction des émissions dans tous les secteurs de l’économie de l’Union et la mise en œuvre appropriée d’un mécanisme de marché mondial. Voir supra note 32 sur CORSIA.

[63] EEA, 2019

[64] Règlement n.176/2014 du 25 février 2014 modifiant le règlement (UE) no 1031/2010 afin, notamment, de déterminer les volumes de quotas d’émission de gaz à effet de serre à mettre aux enchères pour la période 2013–2020

[65] TNAC : Nombre total de quotas en circulation (exprimé en milliards de quotas). EUA prices : European Union Allowances : prix du quota.

[66] Décision2011/278 du 27 avril 2011 définissant des règles transitoires pour l’ensemble de l’Union concernant l’allocation harmonisée de quotas d’émission à titre gratuit conformément à l’article 10 bis de la directive 2003/87/CE du Parlement européen et du Conseil

[67] Décision 2015/1814 du 6 octobre 2015 concernant la création et le fonctionnement d’une réserve de stabilité du marché pour le système d’échange de quotas d’émission de gaz à effet de serre de l’Union et modifiant la directive 2003/87/CE

[68] Report on the functioning of the European carbon market in 2022 pursuant to Articles 10(5) and 21(2) of Directive 2003/87/EC – p. 23

[69] Rapport de la mission Canfin Grandjean Mestrallet – Propositions pour des prix du carbone alignés avec l’Accord de Paris – Juillet 2016

[70] Californie, Regional Greenhouse Gas Initiative dans le Nord-Est des États-Unis

[71] Royaume-Uni, France

[72] Signal Prix du CO2 – Analyse de son impact sur le système électrique européen, RTE, 2016

[73] Analysis of an EU-wide Carbon Price Support Impact on CO2 emissions, cost efficiency and rents, Dr. Harald Hecking, Dr. Jürgen Kruse, Frank Obermüller, ewi Energy Research & Scenarios gGmbH, Cologne, Janvier 2017

[74] Assez perceptibles dans le cas californien dans la décennie 2010.

[75] Signalons tout de même que le SEQE n’est pas complètement exempt de mesures de prix : il prévoit des mesures en cas de fluctuations excessives des prix à l’article 29 bis de 2003/87, par lesquels en cas d’augmentation relative très forte des prix (plus de 2.4 fois ceux observés en moyenne sur les deux années précédentes), des quotas sont automatiquement sortis de la MSR. On notera toutefois que cette règle automatique ne comporte pas de référence absolue de prix.

[76] D’autant que les États-membres ont expérimenté, avec le mécanisme ibérique, les effets distortifs d’un prix plafond du gaz mis en place dans deux États-membres faiblement interconnectés, l’Espagne et le Portugal, pendant la crise énergétique de 2022–2023, et explicitement écarté en Conseil la piste d’un plafonnement généralisé du prix du gaz pour l’électricité fin 2022 – également promue par la France à l’époque – autour de préoccupations relatives aux mêmes effets de transfert entre systèmes électriques et d’incidences sur la sécurité d’approvisionnement électrique et gazière.

[77] Lignes directrices concernant les aides d’État à la protection de l’environnement et à l’énergie pour la période 2014–2020, Commission, (2014/C 200/01)

[78] Désigné comme .

[79] Dans le cadre français : d’autres États membres ont choisi des contrats pour différence asymétriques, où la différence n’est versée que si elle est positive. Le choix entre l’une et l’autre approche est théoriquement neutre en concurrence parfaite, l’asymétrie se traduisant par une décote du prix des contrats pour différence issu des appels d’offres.

[80] Si la centrale parvient à vendre son électricité exactement dans les conditions du .

[81] Communication de la Commission — Lignes directrices concernant les aides d’État au climat, à la protection de l’environnement et à l’énergie pour 2022 – C/2022/481, par. 83 sqq.

[82] Carbon Protection Contracts, voir la décision SA.104880 de la Commission

[83] Concernant le régime néerlandais SDE++ évoqué ici, voir la décision SA.104448 de la Commission

[84] « Le Fonds pour l’innovation peut, conformément au paragraphe 8 bis, soutenir des projets au moyen d’appels d’offres concurrentiels, tels que des contrats d’écart compensatoire, des contrats d’écart compensatoire appliqués au carbone ou des contrats à prime fixe, afin de soutenir les technologies de décarbonation pour lesquelles le prix du carbone pourrait ne pas constituer une incitation suffisante. » (art. 10 bis (8)(11)

[85] Voir par exemple la neuvième session du Innovation Fund Expert Group

[86] Ibid., Art. 10 bis(8 bis)

[87] Règlement (UE) 2023/955 du Parlement européen et du Conseil du 10 mai 2023 instituant un Fonds social pour le climat et modifiant le règlement (UE) 2021/1060

[88] Getting the Transition to CBAM Right: Finding solutions to key implementation questions – Agora Industry – Janvier 2022

[89] L’étude d’impact évalue à –0.25% l’effet sur le PIB réel en 2030 de l’Union par rapport au contrefactuel dans un scénario à –55% avec un policy mix, avec un effort global hors-UE fragmenté sur la lutte contre le changement climatique (table 14), et des effets sur les prix de l’énergie de +3.5 à +4.6% d’ici 2030 (table 15)

[90] ERCST, The aluminium value chain and implications for CBAM design – Juin 2021

[91] J. Stede et al., “Carbon pricing of basic materials: Incentives and risks for the value chain and consumers”, Ecological Economics (2021)

[92] Avec les paramètres de la compensation des coûts indirects française en termes de sensibilité du prix de l’électricité au prix du quota et d’intensité électrique de la production d’aluminium.

[93] La Commission considère qu’il y a risque de fuites de carbones indirects significatifs lorsque le produit du contenu carbone par unité de valeur ajoutée, multiplié par l’intensité des échanges pour ce secteur, dépasse 0.2.

[94] Et certains États membres ont en tout état de cause prévu un cadre réglementaire pour la construction neuve qui favorise par construction les matériaux biosourcés, comme la RE2020 en France.

[95] Citons notamment la production d’acrylonitrile et la production des polyamides.

[96] Ammonia Technology Roadmap – 11 oct. 2021 – AIE

[97] Ammonia: zero-carbon fertiliser, fuel and energy store, The Royal Society, Février 2020

[98] On peut penser que vu l’importance de cette molécule, comme vecteur énergétique comme pour ses usages matière, dans le contexte de la transition, un marché dédié va nécessairement émerger dans les prochaines années.

[99] Fitch Ratings Updates Some Short-Term Fertiliser Price Assumptions – 14 mars 2024

[100] Chambre d’agriculture des Pays de la Loire – Marges brutes des cultures de vente – Récolte 2020

[101] Fertilizer Industry Facts & Figures 2023 – Fertilizers Europe – Juin 2023

[102] Anna Lungarska, Thierry Brunelle, Raja Chakir, Pierre-Alain Jayet, Rémi Prudhomme, et al. Halving mineral nitrogen use in European agriculture: insights from multi-scale land-use models. 2022. hal03761774

[103] La valeur de l’action pour le Climat, France Stratégie, mission dirigée par A. Quinet – 18 fév. 2019

[104] Sinon elles seraient utilisées plutôt que les terres européennes dans le scénario à prix de l’azote constant.

[105] Signalons que l’accès dans des conditions abordables aux céréales est un enjeu majeur pour la stabilité politique du monde arabe : voir notamment Lessons from the Arab Spring: Food Security and Stability in the Middle East and North Africa – T. Lybbert et H. Morgan, UC Davis, 2013, et How Vulnerable are Arab Countries to Global Food Price Shocks – E. Ianchovichina, J. Loening, C. Wood – March 2012 – The Journal of Development Studies 50(9)

[106] Directive 2009/28 du 23 avril 2009 relative à la promotion de l’utilisation de l’énergie produite à partir de sources renouvelables et modifiant puis abrogeant les directives 2001/77/CE et 2003/30/CE, considérants 73, 74, 85

[107] Directive 2009/30/CE du Parlement européen et du Conseil du 23 avril 2009 modifiant la directive 98/70/CE en ce qui concerne les spécifications relatives à l’essence, au carburant diesel et aux gazoles ainsi que l’introduction d’un mécanisme permettant de surveiller et de réduire les émissions de gaz à effet de serre, modifiant la directive 1999/32/CE du Conseil en ce qui concerne les spécifications relatives aux carburants utilisés par les bateaux de navigation intérieure et abrogeant la directive 93/12/CEE

[108] Directive (UE) 2015/1513 du Parlement européen et du Conseil du 9 septembre 2015 modifiant la directive 98/70/CE concernant la qualité de l’essence et des carburants diesel et modifiant la directive 2009/28/CE relative à la promotion de l’utilisation de l’énergie produite à partir de sources renouvelables

[109] Signalons ici que l’intégration d’ammoniac issu d’énergie renouvelable (et in fine d’hydrogène électrolytique issu d’électricité renouvelable) dans les consommations y compris non-énergétiques d’ammoniac de l’Union, telles que les engrais azotés, est intégrée dans cet objectif du fait de la définition du numérateur inscrite dans la directive, qui l’inclut – sans que le périmètre des consommations non-énergétiques ne sont au dénominateur. Il y a ainsi un très grand intérêt pour les États membres à soutenir le développement ce type de projets pour l’atteinte de cet objectif, même par rapport à la production d’hydrogène électrolytique renouvelable pour des usages énergétiques.

[110] EEA, 2023

[111] SGPE – La planification écologique dans l’énergie 12 juin 2023 – p. 19

[112] Brief N.5 / Déc. 2013 « Présentation de la Réforme de la Politique Agricole Commune 2014–2020 » – Commission Européenne

[113] Rapport spécial 16/2021: Politique agricole commune et climat – La moitié des dépenses de l’UE liées au climat relèvent de la PAC, mais les émissions d’origine agricole ne diminuent pas – 21 juin 2021 – Cour des Comptes Européenne

[114] Paquet Fit for 55 : analyse de l’impact distributif sur les ménages européens de la tarification de l’énergie dans le bâtiment et le transport – Mars 2022 – N. Berghmans

[115] Art. L.312–37 du code des impositions sur les biens et les services.

[116] Art. L. 312–36 du code des impositions sur les biens et services

[117] Arrêté du 29 décembre 2023 fixant le tarif normal d’accise sur les gaz naturels en application de l’article L. 312–36 du code des impositions sur les biens et services

[118] O. Blanchard et J. Tirole, op. cit.

[119] Commission européenne – Staff Working Document – Impact Assessment – Stepping up Europe’s 2030 climate ambition Investing in a climate-neutral future for the benefit of our people – Table 15

[120] Bloc-note Éco – billet n°50 – L’impact du prix du pétrole sur l’inflation en France et en zone euro – Yannick Kalantzis et Jean-François Ouvrard – Banque de France

[121] Carbon Prices and Inflation in the Euro Area – FMI – WP/24/31 – M. Konradt, T. McGregor et F. Toscani – Février 2024

[122] Delgado-Tellez, M., Ferdinandusse, M., & Nerlich, C. (2022) – “Fiscal policies to mitigate climate change in the Euro area.” – ECB Economic Bulletin Articles, 6.

[123] Will the green transition be inflationary? Expectations matter – ECB Working Paper Series No 2726 / September 2022 – A. Ferrari, V. Nispi Landi

[124] Now is the time to climate-proof Europe’s economy – F. Birol, W. Hoyer, C. Lagarde – AIE, BEI, BCE – 24 nov. 2023

[125] L. De Guindos, (2021), “Shining a light on climate risks: the ECB’s economy-wide climate stress test”, The ECB Blog, 18 mars 2021 – S. Alogoskoufis, et al. (2021), “ECB economy-wide climate stress test – methodology and results”, Occasional Paper Series, No 281, ECB, Septembre 2021

[126] L. De Guindos, (2023), Need for speed on the Road to Paris, The ECB Blog, 6 septembre 2023

[127] Making finance fit for Paris: achieving negative splits” – F. Elderson – 14 nov. 2023

[128] I. Schnabel – A new age of energy inflation: climateflation, fossilflation and greenflation – 17 mars 2022

[129] « ECB staff estimates suggest that the heatwave in 2022 pushed up food price inflation by up to 0.67 percentage points, with the impact lasting well into 2023. »Monetary policy in the climate and nature crises: preserving a Stabilitätskultur” – F. Elderson – 22 nov. 2023

[130] F. Elderson, art. cité

[131] Banque Centrale Européenne – Juillet 2023 – Monetary Policy Statement

[132] F. Elderson, art. cité

[133] Climate policy and monetary policy: interactions and implications – C. Mann – 13 nov. 2023

[134] « Under a carbon tax, the price of emitting is always constant, whereas under an ETS, the price of emitting varies with the demand for emission permits (given a fixed supply by the fiscal policymaker). The demand for emission permits is pro-cyclical, such that in an economic boom, the price of emitting under an ETS rises. »

[135] B. Annicchiarico, et F. Di Dio (2015). ”Environmental policy and macroeconomic dynamics in a new Keynesian modelOpens in a new window”, Journal of Environmental Economics and Management, 69, pp. 1–21.

[136] O. Carradori, M. Giuzio, S. Kapadia, D. Salakhova et K. Vozian – Too leveraged to reduce emissions? – 29 nov. 2023

[137] A. Nakov, C. Thomas – Climate-conscious monetary policy – Working Paper n.2845 – Banque Centrale Européenne

[138] Décision déléguée (UE) 2019/708 de la Commission du 15 février 2019 complétant la directive 2003/87/CE du Parlement européen et du Conseil en ce qui concerne l’établissement de la liste des secteurs et sous-secteurs considérés comme exposés à un risque de fuite de carbone pour la période 2021–2030

[139] La Commission elle-même observait aux considérants 34 et 35 du règlement 2023/956 MACF que ces secteurs avaient vocation à être inclus dans l’absolu, mais présentaient des difficultés méthodologiques éminentes.

[140] La Commission a dans la liste pour la Phase IV expressément exclu le secteur du gaz naturel, considérant que celui-ci n’atteignait pas le critère d’inclusion.

[141] C’est pour des raisons de compatibilité au cadre OACI et à la Convention de Chicago qu’un assujettissement de l’avion plutôt que de la mise en marché du combustible a été retenu.

[142] Cela laisse entière la question des autres externalités environnementales dans la PAC et de leur intégration dans le système actuel de normes sur les bonnes conditions agricoles et environnementales et d’éco-régimes, qui n’est pas l’objet de cette étude et peut dans certains cas se prêter de manière moins élégante à une logique tarifaire que le cas du cycle du carbone.

[143] EEA, 24 oct. 2021, à comparer à une cible de l’Union fixée dans le règlement UTCATF 2023/839 de 310 Mt

[144] EEA, 24 oct. 2023

[145] Subsisterait la question d’assurer le versement aux seuls points de livraison correspondant à une résidence principale, ce qui est soluble techniquement en pratique.

[146] Rarissimes vu le seuil en tonnage pour être assujetti.

[147] Par ailleurs tirée par les prix exceptionnellement bas des énergies fossiles sur la période.

[148] « Money » – Federal Reserve Bank of Dallas. Retrieved 28 December 2022.

[149] L. von Mises, Theory of Money and Credit

[150] J. M. Keynes, Treatise on Money

[151] Total net greenhouse gas emission trends and projections in Europe – EEA – 24 oct. 2023

[152] On n’a considéré pour le SEQE que le volume de quotas à leur prix de marché, sans examiner l’ensemble volumes d’instruments dérivés ou à terme sur le quota.

[153] M. Draghi – Discours à la Policy Conference de la National Association for Business Economics – 15 février 2024

[154] M. Draghi – Interview au Grand Continent – 19 février 2024

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