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Note

Politique de la demande, politique de l’offre

Il est urgent de s’éloigner de la logique du low cost et de redéfinir la gamme des produits fabriqués par la France : dans cette note, Jean-Peyrelevade rejoint Bruno Palier sur la nécessité de changer de stratégie, mais se livre à un diagnostic différent. Les problèmes économiques et sociaux que connaît la France ne sont pas liés à l’épuisement du modèle néolibéral et hyperproductiviste, mais à la politique de la demande menée par les gouvernements depuis 30 ans, et fondée sur l’endettement public. Le problème de la France n’est pas l’hyperproductivisme, mais l’étouffement de sa capacité de production.
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Devons-nous changer de modèle économique ? Sans aucun doute. Mais, curieusement, alors que nous sommes nombreux à converger, dans les grandes lignes, sur les nouvelles voies à explorer (une redéfinition de la gamme des produits que la France fabrique)[1], de fortes divergences apparaissent dans les diagnostics.

  Non, les problèmes français ne sont pas dus pour l’essentiel à l’épuisement du modèle néolibéral et hyperproductiviste : ce rappel trop commode des déséquilibres structurels de l’économie mondiale, outre qu’il flatte à peu de frais la partie protestataire de chacun d’entre nous, permet de masquer nos insuffisances propres. Ce n’est pas le capitalisme universel qui est responsable de nos faiblesses spécifiques, mais nos erreurs de jugement et notre laxisme.  

Pourquoi faut-il décidément revenir sur le diagnostic avant de parler de l’avenir ? Parce qu’une bonne thérapeutique ne peut pas reposer sur une erreur quant à la nature de la maladie.  

Que nous souffrions d’« une spécialisation moyenne, qui situe nombre de nos productions dans un segment très concurrentiel de l’économie mondiale » est juste. Que les salariés aient été mis de plus en plus sous pression pour baisser les coûts de cette production médiocre est en revanche tout à fait inexact.  

Pour éviter toute polémique sur leur provenance, les chiffres qui suivent sont issus pour la plupart d’un même document, « Approche de la compétitivité française », élaboré par un groupe de travail paritaire composé des représentants de quatre organisations syndicales de salariés (CFDT, CGC, CFTC et FO) et des organisations d’employeurs (CGPME, MEDEF, UPA). Il date de juin 2011.  

De 2000 à 2010, le coût horaire de la main d’œuvre a augmenté en moyenne de 24 % dans les pays de la zone européenne et de 31 % dans la zone euro. Quels sont ceux où la progression a été la plus rapide ? Dans l’ordre décroissant, la Grèce (+54,5 %), le Portugal (+49 %), l’Espagne (+41 %), l’Italie et la Belgique (+40 %) puis la France (+37 %). Il est difficile de ne pas voir dans ces chiffres quelque corrélation avec les déséquilibres des économies de l’« Europe latine ». Certes, comme on se vante tous d’une productivité horaire parmi les plus élevées d’Europe (115 pour la France pour une base 100 de la moyenne européenne), on aurait pu espérer qu’en dépit d’une progression du salaire moyen soutenue et d’une réduction de la durée du travail, la soi-disant « stratégie de baisse des coûts » aurait conduit à des coûts du travail par unité produite plus faibles qu’ailleurs.  

Tel n’est pas le cas. Sur les dix dernières années, le coût du travail par unité produite (donc compte tenu de la productivité horaire et du nombre d’heures de travail) a progressé en France à peu près comme dans la moyenne de la zone euro (+20 %), plus vite qu’en Allemagne (+7 %), en Autriche ou en Irlande (+15 % chacune), en ligne avec la Belgique, la Finlande ou les Pays-Bas. La France se serait donc engagée dans une stratégie « low cost » ? Seuls ont été plus dispendieux et/ou moins productifs l’Espagne, le Royaume-Uni (+28 % chacun) et l’Italie (+41 %). Si l’on regarde la situation aujourd’hui, comment affirmer que l’on est en train de pressurer à l’excès les salariés ? Le coût horaire de la main d’œuvre en France (33,6 euros) n’est dépassé que par la Belgique. Les Pays-Bas et l’Allemagne sont à 30, l’Autriche à 29, la zone euro à 27 de même que l’Italie, le Royaume-Uni à 22. Faut-il en outre rappeler que nous travaillons moins que nos concurrents, que tous nos concurrents ? En France, en 2009, 616 heures par habitant contre 684 en Allemagne et 696 dans la zone euro.  

Dès lors, si nous convergeons sur l’objectif à atteindre : « organiser une montée en gamme des biens et services produits en France », on voit bien que nous divergeons sur les causes de notre marasme. Certes, le coût du travail n’est pas la variable privilégiée sur laquelle il faut agir pour rétablir notre compétitivité. Il faut que nous retrouvions une trajectoire de type nordique où les salaires n’augmentent pas plus vite, et même un peu moins vite, que la productivité, de façon à retrouver des marges pour l’investissement. Mais cette condition nécessaire n’est pas suffisante. Les raisons principales de notre malheur sont qu’à part quelques trop rares filières d’excellence (l’aérospatial, le nucléaire, le luxe, l’agroalimentaire), nous n’avons plus de produits à proposer sur le marché mondial. Non parce que nous aurions surexploité les salariés, mais parce que depuis trente ans, gauche et droite confondues, nous avons préféré une politique de la demande, fondée sur l’endettement public et une succession de relances artificielles, à une politique de l’offre. Nous avons passé notre temps à distribuer du faux pouvoir d’achat. Nous n’avons aujourd’hui plus rien en magasin, à quelque prix que ce soit. Le capitalisme n’a rien à y voir. Les pays scandinaves ne vivent-ils pas dans le même monde que nous ?   Comment se manifestent de telles insuffisances ? Nous n’investissons pas assez, à l’évidence, dans la recherche et le développement. Encore faut-il aller jusqu’au bout de l’analyse. A 1 % du PIB, la recherche publique française est, au moins en termes quantitatifs, au niveau moyen des pays de l’OCDE. Là où nous sommes gravement défaillants, c’est dans la recherche industrielle privée, dans les entreprises, appliquée notamment aux secteurs technologiques d’avenir (numérique, énergies décarbonées, biotechnologies, neurosciences, matériaux). Nous n’y investissons chaque année qu’un deuxième un pour cent du PIB, pour un total de 2 %, quand tous les pays nordiques, l’Allemagne, la Corée, le Japon et les Etats-Unis sont proches de 3 % ou au-dessus, grâce à un niveau de recherche privée qui n’est pas loin du double du nôtre. Et l’on s’étonne que nous ayons un problème de compétitivité hors-prix ?  

Quelles sont les raisons de cette situation déplorable ? Elles sont de deux sortes. La première consiste à penser que la compétitivité-produits, la compétitivité externe, celle qui permet de reconquérir des parts de marché à l’international et de réindustrialiser le pays, se construit dans « les nouvelles infrastructures (transports collectifs) et surtout dans de nouvelles activités de services (de l’organisation collective des mobilités et des approvisionnements aux services aux personnes) ». Certes, de telles activités sont sans aucun doute créatrices d’emplois et apparaissent comme indispensables à l’amélioration de notre qualité de vie collective. Mais les services sont, pour la plupart, de consommation locale, ils ne s’exportent pas et, à l’exception du transport international et du tourisme, ne franchissent pas les frontières. Le commerce international est fait à 80 % d’échanges de matières premières et de produits industriels. C’est ce défi qu’il faut affronter. Une augmentation de la productivité des services (y compris, j’espère, des services publics) ne profitera que de manière induite et décalée à l’amélioration globale de notre compétitivité.  

La seconde raison a sans doute à voir avec l’histoire du capitalisme dans notre pays : nous n’aimons pas notre appareil productif. Ce n’est pas une loi générale, d’application universelle, qui veut que nos entreprises subissent des prélèvements plus élevés que partout ailleurs : 26 % de leur valeur ajoutée contre 18 % en moyenne dans la zone euro et 13 % en Allemagne. Or, enjeu important pour la compétitivité, des marges des entreprises dépend leur capacité d’investissement : investissements matériels mais aussi investissements immatériels (recherche et innovation, réseaux commerciaux, design) qui sont déterminants pour la montée en gamme. L’excédent brut d’exploitation de nos entreprises est le plus faible de tous comparé à nos concurrents européens, à 30 % de leur valeur ajoutée, contre 37 % en moyenne dans la zone euro, 38 % en Allemagne, 40 % en Autriche et Italie. Ainsi, globalement, le système de financement de la protection sociale et, plus largement, des charges publiques, pèse-t-il plus fortement qu’ailleurs sur les facteurs de production. Dans une économie mondialisée, ceci est particulièrement contraignant.  

On peut d’ailleurs faire un pas de plus. L’industrie est notre vecteur principal d’exportation et notre secteur d’activité le plus capitalistique. Or, c’est aussi l’industrie qui subit le niveau de charges le plus élevé, son niveau moyen de salaires faisant qu’elle bénéficie beaucoup moins que le commerce ou les services de l’exonération de charges sociales visant à compenser le coût de la réduction de la durée du travail. Ainsi, son excédent brut d’exploitation (26 à 27 %) est-il inférieur à celui du reste de l’économie. Notre champion dans la compétition mondiale, celui qui doit relever le défi de la compétitivité hors-prix, court, de notre seul fait, avec un handicap particulier.  

Nous devons décidément changer de modèle. Notre problème n’est pas l’hyperproductivisme, mais au contraire l’étouffement de notre capacité de production.  


[1] Au premier chef avec Bruno Palier, auteur de « Sortir de la crise par le haut : investir dans la qualité pour tous » (Esprit, novembre 2011).

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