Pour une grammaire de la décentralisation
Pour la collection « Positions » de Terra Nova, Laurent Davezies et Yves Morvan reviennent sur le mouvement de décentralisation et proposent une sorte de « grammaire » des enjeux actuels et des principes qui devraient permettre l’organisation territoriale.
Voilà près de quarante ans que l’idée de décentralisation sert de principe directeur à la réforme de notre organisation territoriale. Et pourtant cette idée ne repose sur aucun corps de doctrine établi et satisfaisant. Même à l’échelle globale, la décentralisation s’impose à travers le monde sans avoir trouvé d’assise théorique vraiment solide. La Banque mondiale, qui s’appuie généralement sur des bases doctrinales robustes, présente ainsi une analyse bien modeste du succès de la décentralisation : « Pourquoi la décentralisation s’impose-t-elle à l’échelle mondiale ? Tout simplement parce qu’elle s’observe partout »[1].
A dire vrai, on ne dispose pas aujourd’hui d’un modèle pur d’organisation d’un système à plusieurs niveaux de gouvernements démocratiques. Les mouvements de décentralisation développés en France ces dernières années portent en eux les troubles et les incertitudes de leur conception : selon les cas, ils ont été perçus comme l’antinomie de la centralisation, comme l’antidote à la concentration des pouvoirs en un seul lieu, comme la lutte de la Province contre la Capitale, comme la revendication d’une plus grande autonomie locale, comme un moyen de renforcer la démocratie, comme une démarche pour mieux aménager le territoire, comme une façon de « territorialiser » les politiques publiques, comme le préalable nécessaire à la montée de revendications « régionalistes » ou encore… comme tout cela à la fois ! On reçoit toutes ces justifications comme des évidences successives alors qu’à bien y regarder, elles n’en sont pas. D’autant plus qu’elles se contrarient même souvent entre elles !
Il faut donc s’interroger à nouveau sur la pertinence et la cohérence des valeurs au nom desquelles la décentralisation s’impose au sein d’une organisation contemporaine des territoires de la République. Et ce, en tenant compte des profondes mutations qui affectent les territoires.
Nombre de mutations invitent en effet à repenser l’organisation territoriale de notre République : les espaces géographiques des productions et des échanges s’élargissent en permanence ; les technologies imposent leurs règles et définissent les lois d’une compétition toujours plus mondialisée et plus vive ; les mobilités des entreprises et des citoyens s’accroissent, et leurs ancrages deviennent multiples ; les problèmes liés à la protection de l’environnement s’invitent au cœur de la croissance économique ; la consommation, soutenue par la dépense publique, est remise en cause comme moteur principal de l’activité économique dans nos territoires ; les processus de concentration urbaine se renforcent et les villes captent de plus en plus les fruits de la croissance. Voilà aussi que se multiplient les transferts invisibles entre les catégories sociales, qu’émergent de plus en plus des réseaux qui emmaillotent les territoires et les projettent au-delà de leurs frontières institutionnelles, que les logiques des décisions sont influencées par une financiarisation croissante de l’économie et par l’arrivée de nouveaux acteurs (comme les fonds de pensions ou les fonds mutuels)…
Si elles constituent des défis auxquels il faut s’adapter, ces mutations forment aussi autant d’opportunités à saisir pour concevoir une organisation territoriale pertinente. Mais les territoires ont du mal à prendre le train de ce nouveau monde. Ainsi, par exemple, dans la violente crise que connaît le pays depuis 2008, ce qui est surtout en cause, c’est le ralentissement des créations nettes d’emplois dans de nouveaux secteurs plus encore qu’une accélération des destructions d’emplois dans les secteurs industriels traditionnels. Or, c’est généralement de l’Etat qu’on attend du secours, alors qu’en fait, on observe que ce sont les acteurs des territoires eux-mêmes qui, pour l’essentiel, sont à l’origine de ces créations. Dans une perspective de réorganisation territoriale, leurs capacités d’action, de plus en plus inégalement réparties, doivent être repensées et renforcées.
Ces mutations ont également des conséquences très concrètes sur le système de solidarités entre les territoires. Des fossés se creusent entre territoires « riches » et « pauvres », « métropolitains » et « périphériques ». Les relations entre villes et milieux ruraux restent toujours bien ténues. Et il n’est d’ailleurs pas impossible que les inégalités continuent de s’aggraver dans les temps à venir. Parce que la croissance attendue s’annonce faible et parce que les activités continueront de se déplacer vers de nouveaux centres, généralement loin des territoires hier industrieux, et plutôt vers des territoires qui s’engageront dans l’exploitation de nouvelles filières porteuses. Du coup, on observe de tous côtés un mécontentement croissant, au moment où justement les grandes interdépendances entre territoires sont en train de se déliter. Avec, d’une part, des territoires qui se sentent abandonnés et qui se réfugient de façon croissante dans le vote protestataire, et, d’autre part, des territoires plus « aisés », telles les métropoles et quelques régions, qui demandent plus d’autonomie.
Bref, nos territoires ne font plus bon ménage aujourd’hui, alors que, dans les années 1970, années de croissance durant lesquelles sont nées et se sont développées les idées de la décentralisation contemporaine, leur union était encore harmonieuse et leur coopération économique féconde. Toute réforme territoriale, et toute forme de décentralisation qui la soutiendra, ne pourront donc faire l’économie d’une procédure explicite de conciliation entre territoires eux-mêmes, fondée sur l’exposé d’une intention politique claire, explicitant les nouveaux fondements du partage des pouvoirs et des fruits de la croissance. Notre vieux logiciel de la décentralisation n’y suffira pas !
Ajoutons que notre organisation territoriale n’est pas seulement confrontée à d’importantes mutations économiques et sociales : elle se heurte également à des déconvenues démocratiques. L’un des paradoxes de l’organisation territoriale de la République et de ses réformes successives tient au fait qu’en cherchant à accroître l’implication des citoyens à l’échelle locale, et à augmenter l’efficacité de l’action publique, on aboutit au contraire à une opacité croissante et à une relative démobilisation du citoyen.
Si l’on établit un hit parade de la participation aux scrutins des années passées, on constate le maintien d’un fort investissement des électeurs dans les scrutins les plus traditionnels (d’abord les scrutins présidentiels et municipaux) et une défiance marquée à l’égard des conseils de création plus récente, qu’il s’agisse des départements ou des régions, ainsi qu’à l’égard des élections européennes. Les élections régionales et départementales voient ainsi les taux d’abstention progresser fortement dans la dernière période.
Toute refondation de l’organisation territoriale doit alors reposer sur un processus de décentralisation qui tend à favoriser une meilleure expression démocratique.
Dans ce contexte de transformations durables des sociétés industrielles, et particulièrement en France, l’idée de décentralisation est peu à peu sortie de l’innocence enchantée des premiers temps pour entrer dans une phase de « dégrisement ».
Même si elle s’est faite à petits pas, la décentralisation a constitué en effet une sorte de révolution dans l’organisation de notre République, tout comme le fut, en d’autres temps, l’affirmation de la suprématie d’un Etat central et sa « régénération radicale » (Jacques-Guillaume Thouret[2]). La décentralisation garde d’ailleurs d’ardents défenseurs : les grandes villes, de moins en moins discrètes, réclament toujours plus d’autonomie, les élites politiques, plus de libertés d’actions, la majorité de l’opinion publique, plus de décentralisation mais aussi moins d’inégalité territoriale, pensant que l’une et l’autre ont tendance à se tenir par la main. La décentralisation, en somme, c’est comme la vertu : tout le monde (ou presque) est « pour ».
Mais, à l’enthousiasme initial succède à présent un malaise face à ce qui est devenu le fameux « mille-feuilles territorial ». Tout d’abord, la crise des finances publiques remet directement en cause les stratégies et les méthodes d’un système local qui, pour se déployer ou résoudre des problèmes territoriaux, n’a fait qu’augmenter ses dépenses. Dans le même temps, on voit poindre les mouvements de protestation de ceux qui défendent une tutelle étatique plus protectrice à leurs yeux qu’une tutelle locale ou régionale. Il existerait ainsi, à côté des pressions des corporatismes, une « conjuration des notables »[3] qui ont appris à bien vivre à l’ombre d’un Etat paternel et redistributeur : pour eux, le sauvetage de la République passerait alors par un regain des pouvoirs de l’Etat ! De même, la décentralisation fait l’objet de violentes critiques de la part de ceux qui ne cessent de dénoncer le « tribalisme local » ou la « République des fiefs » (Y. Mény[4]). Enfin, la déception par rapport à la décentralisation peut aussi venir du fait qu’il n’est pas rare que l’Etat, au gré des développements de ses politiques, reprenne d’une main ce qu’il a lâché d’une autre : d’abandons en reprises, le pouvoir central n’hésite pas à re-centraliser insidieusement certaines décisions pour mieux contrôler les effets de la décentralisation (telles les politiques industrielles ou la politique de la transition énergétique, par exemple), s’appuyant sur une vision de l’intervention publique conçue comme une forme supérieure de rationalité.
Enthousiasmes et déceptions se sont ainsi succédé, au fil des ans, et il n’est pas exagéré d’avancer qu’aujourd’hui, l’organisation territoriale de la République est en crise. Ce sentiment de crise est probablement aggravé par la confusion qui entoure les dernières lois, faites de compromis et de concessions, et dont les objectifs apparaissent toujours flous, quand ils ne sont pas contradictoires. D’où des rafistolages peut-être lisibles par les experts et les décideurs, mais incompréhensibles pour les citoyens.
Il ne s’agit pas ici de proposer un nouveau scénario providentiel et idéal d’organisation territoriale de la République qui serait alternatif au projet mis en œuvre actuellement par le gouvernement. Tout au plus, s’agit-il de clarifier les termes et les dilemmes des arbitrages qu’appellerait une amélioration de notre organisation territoriale du pouvoir. On le verra, il s’agira de proposer un compromis politique.
Plus précisément, il s’agit, dans une perspective à la fois plus conceptuelle et pédagogique, d’esquisser et d’exposer, au service du débat démocratique, une sorte de « grammaire » des enjeux actuels et des principes qui devraient présider aux compromis et arbitrages en faveur de tel ou tel dispositif d’organisation territoriale. Les éléments de ce cadre conceptuel se situent en amont de ce que pourraient être des doctrines (ensemble de compromis) elles-mêmes fondées sur des options ou des valeurs idéologiques particulières. Il s’agit donc de tenter de contribuer à améliorer l’intelligence de ces questions plutôt que (ou avant) d’essayer de les trancher.
(1) Entre « l’ordre central » et les « forces du local », la décentralisation n’est pas qu’une affaire de « défaisance » de l’Etat. (2) C’est un phénomène complexe et son processus de développement n’obéit pas à un modèle unique et bien défini. (3) Alors que la théorie économique est souvent d’un faible secours pour en comprendre la logique(4), plusieurs principes permettent de fonder sa légitimité, (5) notamment ceux de l’efficacité et de la démocratie. (6) Même s’il existe de fortes tensions entre ces principes de la décentralisation, (7) il est néanmoins possible, au prix de nombreux compromis, d’esquisser quelques pistes pour faire coopérer l’« ordre central » et les « forces du local ».
[1] « The main reason for decentralization around the world is that it is simply happening » http://www1.worldbank.org/publicsector/decentralization/what.htm
[2] Rapporteur des travaux de la Constituante, guillotiné en 1794.
[3] Philippe Estèbe (2015) La décentralisation ? Tous contre !! in Esprit, 2015/2 (Février)
[4] Yves Mény (1992) La République des fiefs, in Pouvoirs, n°60, janvier 1992