Quel rendement peut-on réellement attendre de la taxation des plus fortunés ?
Entre le dogme présidentiel de l’impossibilité d’augmenter les impôts et le programme fiscal voué à l’échec du Nouveau Front Populaire (NFP), il doit exister une voie pour plus de justice fiscale et la prise en compte des contraintes budgétaires. C’est ce que propose la présente note, après avoir rappelé les urgences de la situation de nos finances publiques.
Le camp présidentiel s’est installé dans une forme de déni au sujet de la montée des inégalités patrimoniales en faveur du « 1% » et du « 0,1% » des plus riches. Le NFP en fait à juste titre un pan significatif de son programme fiscal mais sans tenir compte ni de la jurisprudence constitutionnelle établie, ni de la simple logique. On sait donc qu’il ne pourra jamais être appliqué.
Pourtant, des marges de manœuvre existent. La présente note recense les dispositions qui peuvent être prises pour mettre à contribution les plus fortunés en se plaçant à la limite de la jurisprudence constitutionnelle et des traités, pour un montant de 10 à 15 milliards d’euros. Le rendement attendu est cohérent avec la sous-taxation des plus fortunés identifiée à l’échelle macroéconomique et excède largement les 3 milliards d’allègements fiscaux dont ces derniers ont bénéficié lors du premier quinquennat. Ces mesures pourraient apporter une contribution significative, bien que minoritaire, aux économies indispensables pour stabiliser notre endettement, estimées à une centaine de milliards d’euros. Certaines peuvent être considérées comme risquant de dégrader l’image de la France comme destination d’investissement et doivent donc être débattues de ce point de vue.
Le chemin de raisonnement qui nous parait le plus productif pour les finances publiques n’est pas de remettre en cause la flat tax qui forfaitise à 30–34% le taux d’imposition des revenus du capital mais de mettre fin à l’effacement des plus-values latentes à la transmission, qui fait que les très riches ne paient jamais cette flat tax. Les héritiers paieront désormais cet impôt à la revente des titres. Pour rémunérer l’Etat du très long différé d’imposition ainsi accordé, nous proposons de rétablir un ISF selon différentes modalités ayant en commun de taxer les grands patrimoines professionnels à un taux très faible (0,3 %), sans plafonnement.
La note termine en examinant les marges de manœuvre qui demeurent à l’impôt sur le revenu sur les dernières tranches du barème et les limitations qui pourraient être apportées à certaines « niches fiscales » utilisées essentiellement par le 1 % et le 0,1 %.
Elle doit être lue moins comme un programme « clés en main » que comme une illustration du travail d’articulation des contraintes indispensable si la gauche veut se donner une chance de gouverner sans renier ni les orientations politiques sur lesquelles elle s’est fait élire, ni sa capacité à gouverner efficacement une fois arrivée au pouvoir.
Introduction
Le programme porté par le Nouveau Front Populaire (NFP) pendant la campagne des récentes élections législatives aura eu la vertu de remettre le sujet de la fiscalité des plus fortunés au centre des débats.
Il s’agit d’un sujet tout à fait légitime dans un contexte où la France va devoir réaliser un effort d’économies massif – de l’ordre d’une centaine de milliards d’euros[1] – rien que pour stabiliser son endettement.
L’outil fiscal doit néanmoins être manié avec prudence et agilité, en particulier quand il s’agit de prélever des recettes sur les plus fortunés, qui sont généralement bien conseillés et assez mobiles. En la matière, la gesticulation politique au mépris du droit, qui n’est que trop fréquente, ou la simple erreur technique, se payent cash. Plusieurs ministres en ont donné l’exemple au cours des vingt dernières années, en laissant à leurs successeurs des contentieux perdants qui ont couté des milliards à l’Etat, en impôts indument perçus et en intérêts de retard (taxe de 3 % sur les dividendes, contentieux précompte, contentieux OPCVM, etc.)[2]. Certaines autres mesures n’ont pas pu entrer en vigueur en raison de la censure constitutionnelle ou se sont révélées d’un rendement ridicule. La fameuse taxe à 75 %[3] en constitue l’exemple le plus caricatural : d’abord annulée par le Conseil constitutionnel, elle est définitivement enterrée au bout de 2 ans après avoir rapporté à peine 500 millions d’euros[4].
Il est donc important d’évaluer dans quelle mesure taxer les plus fortunés peut raisonnablement contribuer au redressement des comptes publics et au financement de nouvelles priorités sociales, en conformité avec la Constitution et les traités et sans trop d’inconvénients sur la localisation en France des centres de décision, des entrepreneurs et des talents.
L’objet de la présente note est d’apporter une contribution à ce débat, en dressant une liste des possibilités constitutionnelles et pratiques permettant de taxer spécifiquement le « 1 % », et, ce qui est plus difficile, le « 0,1 % » et le « 0,01 % » des plus fortunés. Ces mesures ne sont pas nécessairement sans inconvénient sur l’image générale de notre pays comme destination d’investissement et méritent donc d’être débattues sur ce plan ; en revanche, elles paraissent juridiquement et pratiquement faisables – à la différence, comme on le verra, de beaucoup de propositions mises en débat, notamment dans le programme du NFP.
1. 2017–2024 : un dérapage des finances publiques très largement dû aux allègements fiscaux consentis par la majorité de centre-droit, même si les baisses d’impôts en faveur des individus les plus fortunés n’en représentent qu’une part très minoritaire
Un argument souvent mobilisé pour appeler à un renforcement de la fiscalité pesant sur les plus fortunés tient à la volonté de revenir sur les « cadeaux fiscaux » de la précédente majorité présidentielle, dont il est donc utile d’évaluer l’ampleur.
1.1 Il est vrai que la période 2017–2024 a été marquée par des allègements fiscaux de très grande ampleur, qui ont fortement pesé sur les comptes publics.
D’après la Cour des comptes, le coût total net des mesures fiscales pérennes adoptées depuis l’élection d’Emmanuel Macron en 2017 s’établit à 62 milliards d’euros (Mds€)[5], soit un peu plus de 2 points de PIB, répartis environ pour moitié en faveur des ménages et pour moitié en faveur des entreprises.
Le rapport économique, social et financier publié par le Gouvernement en annexe du budget 2024 permet de retracer le coût des principales mesures concernées.
Baisse des prélèvements obligatoires : principales mesures pérennes entre 2018 et 2024
Principales mesures de baisse des prélèvements pour les ménages | Md€ |
Suppression de la taxe d’habitation sur les résidences principales | 18,5 |
Réforme du barème de l’IR | 5,4 |
Exonération et défiscalisation des heures supplémentaires | 3,6 |
Remplacement de l’ISF par l’impôt sur la fortune Immobilière (IFI) | 3,2 |
Suppression de la redevance audiovisuelle | 3,2 |
Mise en place du prélèvement forfaitaire unique (PFU) | 1,8 |
Principales mesures de baisse des prélèvements pour les entreprises | Md€ |
Baisse du taux d’impôt sur les sociétés | 11,5 |
Baisse des impôts de production dans le cadre du plan de relance | 8,9 |
CICE – montée en charge et hausse de taux | 5,2 |
Suppression partielle de la CVAE | 4,3 |
Ces chiffres appellent deux constats.
D’une part, les allègements fiscaux sont responsables d’une part substantielle de la dégradation du déficit public.
Pour 2023, celui-ci s’est établi à 5,5 % du PIB, contre 2,3 % en 2018. Cela représente un différentiel de 3,2 points de PIB, soit environ 100 Mds€.
Précisons que tout ceci n’a rien à voir avec les dépenses exceptionnelles liées aux chocs sanitaires et énergétiques, puisque Bercy s’attend désormais à un déficit de 6,5 % en 2027[6], soit un horizon où la totalité des mesures de soutien liées à ces contextes exceptionnels auront été « débranchées ».
En première analyse, les baisses de prélèvements obligatoires (62 Mds€) pourraient donc expliquer près de 60 % de la dégradation du déficit depuis 2018 (100 Mds€) – date à laquelle, rappelons-le, le déficit français (2,3 % du PIB) respectait l’objectif de 3 % du PIB.
Précisons par souci d’équité que ce raisonnement est essentiellement comptable et ne tient pas compte des effets potentiels sur l’activité économique de ces mesures, à la fois à court terme (du fait des « effets multiplicateurs » qui jouent transitoirement) et à moyen terme (du fait des effets sur l’offre), difficiles à quantifier. A titre d’illustration, une première évaluation causale de l’allègement des impôts sur les entreprises adopté aux Etats-Unis en 2017 estime que 20 % de la réforme sera auto-financée à long terme par ses effets sur la croissance [7]. L’approximation comptable constitue donc vraisemblablement un bon ordre de grandeur, surtout qu’on attend très peu d’effets sur l’offre de la réforme la plus coûteuse du premier quinquennat Macron, à savoir la suppression de la taxe d’habitation.
Le bilan ex post est donc de facture typiquement « reaganienne » : programme d’allègements fiscaux tous azimuts et non financés, sans réel effort de réduction de dépenses, en espérant confusément qu’on arrivera à forcer les économies à terme quand on aura suffisamment dégradé la solvabilité de l’État – « starve the beast ! », disaient les républicains américains…
Rappelons que ce n’est pas le projet sur lequel Emmanuel Macron s’était fait élire en 2017. Du reste, à peu près les deux tiers de ces allègements – 40 Mds€ d’après l’OFCE[8] – ne figuraient pas dans son programme initial. Ce dernier prévoyait certes de nombreux changements de fiscalité, pour des montants beaucoup plus ambitieux que les législatures précédentes. Mais la majorité a commencé par les allègements. Et quand il a fallu en venir aux compensations, elle s’est aperçue que tout ce qu’elle projetait sur la « fiscalité verte » était rendu impossible par la crise des Gilets jaunes, et que ses autres projets, notamment les mesures sur la CSG et les pensions des retraités, heurtaient le seul électorat qui lui restait. Elle aurait pu faire demi-tour, comme l’avait fait Nicolas Sarkozy qui avait augmenté les impôts en 2011 après les avoir baissés en 2008. Mais elle ne l’a pas fait, que ce soit par obstination ou par faiblesse politique. Elle en a au contraire rajouté, au fur et à mesure de l’affaiblissement du pouvoir et des crises.
1.2 Les allègements en faveur des plus riches représentent un montant significatif (3 Mds€) mais très minoritaire à l’échelle de l’ensemble des baisses de prélèvements
Les allègements fiscaux consentis par Emmanuel Macron sont certes globalement anti-redistributifs[9], en raison essentiellement de la réforme de la fiscalité du capital. Là encore, ce n’était pas conforme aux engagements de campagne, qui prévoyaient que cette dernière se ferait à rendement constant[10].
Celui qui est le plus nettement favorable au « 1% » des foyers les plus fortunés est la transformation de l’ISF en IFI, qui a coûté 3,2 Mds€ par an.
La « flat tax » à 30 % sur les revenus du capital, dont le coût était initialement estimé à
1,8 Md€ au titre de l’impôt sur le revenu, bénéficie plus largement aux classes supérieures – les 15 % les plus aisés obtiennent ainsi 80 % du gain total de niveau de vie[11] – mais est partiellement compensée par la hausse des prélèvements sociaux opérée dans le cadre de la bascule cotisations-CSG[12].
Au total, on peut estimer les gains pour les trois premiers centiles de revenus de l’ensemble des réformes à près moins de 3 Mds€[13].
C’est déjà beaucoup bien sûr, mais cela ne représente donc qu’un peu moins de 5 % du coût total des baisses de prélèvements. Le plus gros volume d’allègements « en masse budgétaire » a en fait concerné les classes moyennes (allègements de l’impôt sur le revenu en milieu de barème après la crise des Gilets jaunes, suppression de la taxe d’habitation sur les résidences principales, suppression de la redevance TV, etc.).
Nous ne parlons là que de l’impact de « premier tour », c’est-à-dire des bénéficiaires directs des allègements. Il faut néanmoins relever que l’allègement le plus couteux en faveur des ménages, la suppression de la taxe d’habitation (TH), qui a grevé de 18,5 Mds€ les finances publiques, a pu récemment être évaluée par l’Institut des politiques publiques (IPP). La conclusion de cette étude est que, compte tenu des tensions sur le marché du logement, plus de la moitié (53 %) du gain a été capté par les propriétaires pour les nouveaux loyers : il y aurait donc lieu de retaxer les propriétaires si l’on souhaitait compenser cet effet.[14] Mais notre étude se limitant ici aux mesures concernant les très riches, nous mettons provisoirement ce point de côté.
Revenir au dispositif d’avant 2017 sur les plus riches seulement n’aurait en tout cas, si cela devait être décidé par les prochains gouvernements, qu’un impact limité sur les marges de manœuvre budgétaire. C’est pourquoi il est important de pousser l’analyse pour voir sur quels segments il peut être fait plus, ou mieux, tout en sachant que, quoi qu’en disent les discours politiques, ces contributions additionnelles, aussi politiquement nécessaires qu’elles soient, n’épuiseront nullement le débat au sujet de l’effort à consentir sur les dépenses publiques, sur l’imposition des entreprises, sur l’imposition des autres ménages, pour corriger la dérive des comptes publics.
Le 1 % ne produira pas tout, ni le 0,1 %, ni le 0,01 %. Mais il faut commencer par là, surtout que des marges de manœuvre existent.
2. Une réalité méconnue : la France est un « paradis fiscal » pour les très riches qui n’ont pas besoin de se verser beaucoup de revenus pour vivre
2.1 Les plus fortunés échappent en partie à l’imposition sur les revenus du capital
C’est sans esprit de provocation que le fondateur d’un grand cabinet d’avocats fiscalistes parisien a récemment qualifié la France de « paradis fiscal par rapport à nos voisins »[15] et détaillé pour ses clients français expatriés les moyens d’y revenir, pour profiter des avantages dont bénéficient les plus fortunés une fois leur capital constitué.
Au premier abord, l’usage de ce qualificatif paraît pour le moins paradoxal, s’agissant d’un pays où :
- les prélèvements obligatoires sont plus élevés que dans toute l’Europe[16] ;
- le taux marginal d’impôt sur les plus hauts revenus du travail est parmi les plus élevés d’Europe (55,2 % y compris prélèvements sociaux et contribution sur les hauts revenus), tout comme celui sur les successions (45 % en ligne directe) ;
- l’impôt sur les revenus du capital et les plus-values réalisées, fixé pour les plus hauts revenus à 34 % (PFU 30 % + 4 % de contribution « exceptionnelle » perçue depuis 2011 sur les hauts revenus au-delà de 500k€), est dans la « moyenne haute » des pays de l’Union européenne ;
- s’il n’y a plus d’impôt annuel sur la détention de la fortune financière, depuis la disparition de l’ISF, il en reste un sur la fortune immobilière assez analogue à la « property tax » des pays qui ont ce type de prélèvement.
Tout cela est exact… mais une part importante des revenus financiers des plus riches parvient à y échapper, comme le sait parfaitement notre avocat fiscaliste précité.
Cela s’explique d’abord par un trait distinctif : les plus fortunés n’ont pas besoin de se verser beaucoup de revenus (en proportion de leur capital) pour vivre. Ils n’encaissent qu’une petite partie de leurs plus-values : les autres s’accumulent. Cette spécificité conduit à ce qu’une grande partie du revenu tiré de leurs investissements échappe à l’impôt, car notre droit fiscal considère que l’accumulation de plus-values « latentes » n’est qu’un revenu « virtuel » qui sera taxé plus tard voire… jamais !
En effet, comme dans la quasi-totalité des pays de l’OCDE, la France diffère le paiement de l’impôt sur les plus-values au moment où le contribuable vend ses actifs. Par exemple, lorsqu’une action prend de la valeur, la plus-value est ainsi considérée comme « latente » tant que son détenteur ne l’a pas cédée et n’est donc pas imposée. C’est uniquement lors de la revente de l’action que la plus-value est considérée comme réalisée et soumise au prélèvement forfaitaire unique (34 % au maximum, c’est-à-dire la « flat tax » plus la contribution « exceptionnelle » sur les très hauts revenus instaurée en 2011 par Nicolas Sarkozy).
Mais ce n’est que lorsque ce mécanisme se combine à une seconde règle, moins répandue, qu’il peut permettre à la plus-value latente d’échapper définitivement à l’imposition des revenus du capital. La France fait ainsi partie des pays dans lesquels la transmission par donation ou succession des actifs entraîne l’« effacement » de la plus-value latente – aux côtés certes des États-Unis mais le parti démocrate américain a précisément inscrit à son programme de supprimer cet avantage. Dans la plupart des pays d’Europe du Nord et en Allemagne, la dette fiscale liée à de la plus-value latente est transférée aux héritiers – à charge pour eux de payer quand ils vendront. Au Danemark, l’impôt sur la plus-value est même prélevé en sus de l’impôt sur les successions, comme si le bien était vendu.
Traitement des plus-values latentes à la date du décès dans les principaux pays anglo-saxons et européens
Plus-values latentes taxées au décès | Canada, Danemark, Hongrie |
Charge fiscale transférée aux héritiers avec report d’imposition | Allemagne, Australie, Estonie, Danemark, Finlande, Irlande, Luxembourg, Norvège, Suède, Suisse |
Plus-values latentes effacées lors du décès | Danemark, Espagne, Etats-Unis, Finlande, France, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Portugal, Slovénie, Royaume-Uni |
Source : OCDE, « Impôt sur les successions dans les pays de l’OCDE », 2021
Notre droit fiscal prévoit à l’inverse que le paiement des droits de mutation a pour effet de « remettre les compteurs à zéro » : lorsque les héritiers ou les donataires vendent des actifs qui leur ont été transmis, le prix d’achat retenu pour le calcul de la plus-value correspond à leur prix au moment de la transmission, et non à leur prix d’acquisition par le donateur ou le défunt. Aucun impôt sur le revenu n’est donc payé sur la partie de la plus-value correspondant à la différence entre le prix d’acquisition historique et le prix évalué au moment de la transmission. La dette fiscale est ainsi « effacée » par la transmission.
Les plus-values non réalisées bénéficient ainsi en France d’un taux d’imposition effectif extrêmement favorable comparativement aux revenus du travail et aux dividendes, ces derniers étant d’abord taxés en tant que revenu (au barème progressif de l’impôt sur le revenu ou au prélèvement forfaitaire unique) puis, s’ils ont été épargnés, lors de leur transmission.
2.2 Un enjeu d’une quinzaine de milliards d’euros pour les finances publiques, concentré sur un très faible nombre de contribuables
En pratique, cette spécificité française se révèle très favorable aux patrimoines les plus élevés, qui sont gérés de façon à transformer les revenus du capital (intérêts, dividendes, plus-values) en plus-values latentes, afin de reporter la charge fiscale. En pratique, les schémas d’optimisation reposent le plus souvent sur l’interposition d’une société holding ou le recours à un contrat d’assurance vie. Par ce biais, les ménages les plus fortunés peuvent se permettre de différer indéfiniment la taxation d’une part substantielle des revenus tirés de leur patrimoine, dont ils n’ont pas besoin pour vivre. C’est ce mécanisme qui explique largement la baisse des taux effectifs d’imposition au sommet de la distribution : le taux d’imposition effectif sur l’ensemble du « revenu économique », incluant les bénéfices non distribués, atteint un maximum à 46 % pour les 0,1 % les plus riches, soit un peu moins de 40 000 foyers, avant de diminuer à 26 % pour les 75 foyers les plus fortunés[17].
Taux d’imposition rapporté au revenu économique
Source : Institut des politiques publiques, étude précitée
Certes, leurs héritiers paieront un impôt sur les successions mais à un taux que les avantages Dutreil, sur lesquels nous reviendront, rendent excessivement favorable. Les plus grosses successions sont en effet taxées à un taux effectif de l’ordre de 10 %[18], très loin du sommet théorique du barème (45% en ligne directe), du fait des nombreux abattements et « niches ».
Ces avantages, joints à la baisse des taux d’intérêt et la hausse des valeurs d’actifs, font qu’à l’échelle macroéconomique, la France est ainsi confrontée comme la plupart des pays à une concentration croissante du patrimoine : le premier centile (top 1 %) détient désormais 24 % du patrimoine net du pays, contre 16 % en 1985[19].
Il n’est donc pas étonnant que même les électeurs de Valérie Pécresse en 2022 soient largement favorables au rétablissement de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) dans les enquêtes d’opinion[20].
Quel est le manque à gagner pour l’État de ce traitement avantageux de la capitalisation ? Un simple calcul permet de donner des ordres de grandeur utiles pour démarrer : d’après les résultats de l’étude précitée de l’Institut des politiques publiques, remédier à la régressivité du système fiscal pour les plus fortunés en les taxant à 46 % (soit le taux maximum actuellement atteint pour les contribuables situés juste avant le top 0,1 %) rapporterait près de 15 Mds€… mais 9 Mds€ viendraient de seulement 75 contribuables[21] !
2.3 Taxer les plus fortunés est nécessaire mais ne sera pas suffisant
Que peut-on retenir de ces premières approximations ?
D’abord, que « le jeu en vaut la chandelle » : l’enjeu budgétaire est important et on ne peut donc pas se contenter des mesures « cosmétiques ».
Ensuite, que la contribution des plus fortunés ne pourra représenter qu’une part minoritaire de l’effort de redressement des comptes publics, estimé au minimum à une centaine de milliards d’euros[22] pour stabiliser notre endettement dans la durée. L’effort ne pourra pas peser uniquement sur les plus riches, même si ces derniers devront être particulièrement mis à contribution.
Enfin, que faire peser un surcroît d’imposition aussi élevé sur un si faible nombre de contribuables à la fois mobiles et très bien conseillés impose de procéder avec prudence et stratégie. En la matière, il nous semble que les pistes les plus prometteuses consistent à commencer par s’attaquer aux « niches » fiscales qui n’ont pas d’équivalent à l’étranger et sont donc les moins susceptibles de provoquer des départs, aux impositions contre lesquelles il est plus difficile d’organiser une expatriation (notamment succession et donation) ou à des formes d’imposition qui ont déjà fait leurs preuves.
3. Les inconvénients d’un débat politique mal informé
3.1 Le choix entre le déni du camp présidentiel et la certitude de l’échec du programme NFP
Face à cette injustice, il est difficile de ne pas voir une forme de déni dans l’attitude du camp présidentiel qui, malgré la nécessité évidente de demander un effort à tous, en dépenses comme en recettes, s’arc-boute sur les mesures qu’il a prises en faveur des plus favorisés.
Rappelons que le livret de campagne du parti présidentiel pour les législatives promettait une « règle d’or anti-hausse d’impôt pour les Français afin de les protéger du matraquage fiscal »[23]. En y regardant de plus près, le constat est encore plus accablant : les rares mesures fiscales proposées allaient plutôt dans le sens d’une aggravation des inégalités patrimoniales. Ainsi, le relèvement des abattements sur les donations et successions, déjà défiscalisés pour l’immense majorité des Français[24], coûterait 3 Mds€[25]. Des mesures un temps esquissées par l’aile gauche de la majorité, il ne restait finalement que la taxation des rachats d’actions, dont le rendement attendu – environ 300 M€ – suffit à démontrer le caractère « cosmétique ».
Face à ce déni, il était indispensable que la gauche porte dans son programme des mesures de justice fiscale. Pour autant, l’honnêteté commande de faire part de nos profondes interrogations sur la solidité juridique et l’efficacité des mesures proposées par le NFP.
Commençons par examiner les mesures proposées au plan juridique.
Les plus importantes sont anticonstitutionnelles et ne pourraient donc pas être mises en œuvre.
Le programme du NFP propose tout d’abord d’instaurer un héritage maximum. Une telle mesure serait très certainement jugée confiscatoire par le Conseil constitutionnel et donc déclarée contraire à la Constitution.
Le programme suggère également d’accroître la progressivité de l’impôt sur le revenu à 14 tranches et de rendre la CSG progressive. Si les taux ne sont pas précisés, l’amendement déposé par les députés LFI à cette fin prévoyait un taux marginal de 90 %, qui dépasse largement le seuil de deux tiers au-delà duquel la mesure est généralement considérée comme confiscatoire par le Conseil constitutionnel[26].
Enfin, le rétablissement de l’ISF se serait accompagné d’une forte hausse de ses taux – jusqu’à 3 % pour les plus grosses fortunes et avec une assiette étendue aux actifs professionnels d’après les auteurs et soutiens du programme. Là encore, un tel taux serait jugé confiscatoire par le Conseil constitutionnel[27], sauf à rétablir un plafonnement en fonction des revenus qui avait abouti à ce que les plus fortunés échappent largement à l’ancien ISF, avec un taux effectif proche de zéro[28].
Même si ces différentes mesures pouvaient être mises en œuvre juridiquement, elles aboutiraient à l’évidence à des situations tellement insoutenables qu’elles bouleverseraient profondément les choix de localisation et les comportements des entrepreneurs.
Prenons un exemple sur le cumul de ces propositions. Un entrepreneur a créé il y a quelques années avec une mise minimale une PME qui fait 3 M€ de résultat et vaut donc 50 M€, dans laquelle il se paie environ 200 000 € par an (peu importe d’ailleurs, disons juste assez pour monter dans les tranches les plus hautes du barème). En appliquant le barème proposé, il doit verser un ISF de 1,3 M€ environ. Pour cela, il peut se payer des dividendes, pour un montant que l’on peut estimer à 1 M€ avec un taux de distribution classique, taxé à 90 % dans l’amendement LFI, ou 65 % si on respecte le plafond du Conseil constitutionnel : cela ne lui rapporte en net que 100 000 € (à 90 %) ou 350 000 € (à 65 %). Pour payer le solde, il doit vendre des titres, mais cela génère des plus-values, qui dans le programme du NFP sont taxées comme le travail et comme les autres revenus du capital, soit 90 %, ou 65 % si on respectait le Conseil constitutionnel. À 90 %, il doit vendre des actions pour plus de 10 M€, c’est-à-dire 20 % de son capital TOUS LES ANS ; à 65 % il doit vendre pour 3 M€ environ, c’est-à-dire 6 % de son capital, tous les ans. L’expropriation est donc très rapide, même avant le décès du fondateur qui entraînera la taxation à 100 % de toute la valeur qui dépasse 12 M€. Compte tenu des limites du financement par de la dette ou de l’equity minoritaire de PME, la vente est très vite inéluctable. Mais à qui ?
Autre exemple : la taxe « Zucman » taxant à 3 % les patrimoines professionnels de plus de 100 M€ et à 8 % au-dessus de 10 Mds€, dont certains estiment qu’elle « rapporterait » 30 à 40 Mds€ par an au budget de l’État[29]. Cette estimation est sûrement réalisée à partir des grands agrégats de la comptabilité nationale mais à un certain niveau de granularité, il vaut mieux le traduire en cas individuels.
Prenons juste trois familles résidentes françaises, et propriétaires de sociétés cotées dont on connaît la valeur : les Arnault (50 % de LVMH, dont la capitalisation est de 340 Mds€), les Bettencourt (36 % de l’Oréal, une capitalisation de 212 Mds€) et les Dumas (65 % de Hermès, capitalisation de 230 Mds€). Avec un tel barème, ces trois familles paieraient à elles seules jusqu’à 30 Mds€ par an, soit l’essentiel du rendement estimé. Elles devraient, dans le régime NFP, y consacrer non seulement les dividendes payés par ces sociétés et taxés à 65 ou 90 % mais vendre chaque année une part importante de leur participation, selon le même mécanisme que plus haut en pire. Avant d’être expropriées pour de bon à chaque génération avec l’impôt à 100 % sur l’héritage…
Qui peut sérieusement penser qu’elles ne mettraient pas au travail les meilleurs constitutionnalistes et experts du droit européen et du droit fiscal pour trouver une organisation plus appropriée, quitte à se déplacer ou à déplacer des activités qui justement ont pour caractéristique commune d’être des entreprises mondiales qui ne sont reliées à la France que par moins de 10 % de leur chiffre d’affaires ? On peut dire que cela n’a pas d’importance. Mais alors il ne faut pas compter sur les rentrées fiscales.
Bref, tout cet exercice est un programme de posture, bricolé dans l’urgence, sans réflexion d’ensemble ni connaissance de la « matière » à taxer, qui sert à se donner des airs très à gauche tout en évaluant d’une manière entièrement fausse les impacts budgétaires, en refusant l’évidence que les comportements des ménages réagissent aux changements de grande ampleur de leur environnement fiscal.
3.2 Il est illusoire de croire que des mesures fiscales confiscatoires puissent se développer à l’abri d’un « rideau de fer » fiscal qu’il suffirait d’avoir la volonté de mettre en place
Plutôt que de calibrer les mesures fiscales de façon à minimiser ce risque d’expatriation, le NFP a proposé un temps d’importer en France l’impôt universel américain, fondé sur la nationalité. Il est utile de revenir sur ce débat, qui témoigne là encore d’une forte dose d’improvisation.
À l’évidence, la présidence d’Emmanuel Macron a dégradé notre capacité à résister aux expatriations à but fiscal en allégeant l’exit tax alors qu’il convient au contraire de la renforcer.
Rappelons ce qu’est l’« exit tax ». C’est une disposition qui vise à éviter que les contribuables s’expatrient pour faire taxer à l’étranger, à un taux plus bas que le nôtre (ou dans certains pays à zéro) des plus-values nées pendant qu’ils étaient résidents français. Elle avait été initialement conçue comme une obligation de payer au départ l’impôt sur les plus-values latentes mais la Cour de Justice de l’Union européenne a condamné le dispositif, sous le motif assez juste qu’il introduisait une différence de traitement constituant un obstacle à la libre circulation des personnes garanties par les traités[30]. Elle a donc été remplacée par un dispositif qui vise à « photographier » les plus-values au moment du départ afin qu’elles soient payées en cas de revente dans un certain délai les années suivantes, le contribuable étant exonéré de constituer des garanties s’il va dans un pays avec lequel la coopération fiscale avec la France est suffisante.
Emmanuel Macron a abaissé ce délai à 5 ans, ce qui est notoirement insuffisant puisqu’il permet d’échapper à l’impôt sur les plus-values en France après 5 ans d’expatriation. Il convient de l’allonger le plus possible dans le respect du droit, d’une façon qui peut d’ailleurs être proportionnée à l’enjeu, jusqu’à une génération pour les plus grosses fortunes.
Mais il ne s’agit ici que d’assurer la taxation en France de ce qui a été produit en France – la plus-value constituée jusqu’à la date du départ – pas de charger les gens qui ont la « malchance » d’être français d’un « droit de suite » du fisc qui les poursuivra où qu’ils résident et même s’ils n’utilisent aucun service collectif français, pour peu que le pays où ils résident ait une imposition plus faible que la française (c’est-à-dire partout, une fois le programme du NFP appliqué).
Il faut prendre la mesure du caractère injuste d’une telle proposition. Pour les Français qui vivent dans des pays où la protection sociale et les grands services collectifs ne sont pas assurés par l’État mais par le privé, cela reviendrait à devoir payer deux fois pour la santé, l’éducation et les retraites : une fois par le biais des prélèvements versés à la France, qui viennent financer les services publics ; une deuxième fois pour s’auto-assurer auprès des assurances privées dans son pays de résidence. A titre d’ordre de grandeur, rappelons que les retraites et les transferts en nature (santé, éducation, etc.) représentent 16 290 € par ménage chaque année[31] !
C’est pourtant cette philosophie qui semblait animer la proposition de Lucie Castets proposant d’adopter en France le système américain de « l’imposition universelle » et de poursuivre ainsi nos expatriés ad libitum d’exigences fiscales vis-à-vis du fisc français, non seulement sur l’argent et les plus-values gagnés en France mais sur ce qu’ils font du reste de leur vie.
Naturellement, cela, comme le reste, ne pourrait pas prospérer.
Contrairement aux États-Unis qui ont ce système depuis toujours et ne l’imposent au système bancaire mondial que par la force du dollar (voir le formulaire « Fatca » que votre banque vous fait signer pour jurer que vous n’êtes pas américain), la France a conclu des conventions fiscales avec environ 130 pays, qui chacune ont une force supérieure à la loi. Ces conventions déterminent la répartition de la possibilité de taxer les contribuables « à cheval » sur deux pays. Les critères sont généralement la résidence, le centre des intérêts économiques et familiaux, et jamais, ou à titre très subsidiaire, la nationalité. La logique est de taxer en fonction de l’origine des revenus et des services utilisés – et c’était d’ailleurs une doctrine française constante pour faire payer l’impôt… à ses immigrés. L’idée que nous allons réussir à renégocier les conventions signées avec près de 130 pays, pour nous accorder l’avantage de taxer des gens qui apportent actuellement des impôts à nos partenaires, paraît pour le moins irréaliste.
Ensuite, il y a le droit communautaire. Comme l’a d’ailleurs admis le président LFI de la commission des finances Eric Coquerel dans son rapport sur le sujet, cela constituerait un « risque juridique majeur » dans la mesure où l’application d’un impôt universel par un État membre tel que la France paraît « se heurter aux principes de l’Union, notamment à la liberté d’établissement et à la libre circulation des personnes »[32]. De ce point de vue d’ailleurs, le principe de l’impôt universel, appliqué aux expatriations internes à l’Union européenne, ressemblerait moins à l’imitation du modèle américain qu’à l’invention d’un Texas qui se mettrait à taxer ad vitam aeternam ses natifs qui déménagent en Arizona.
Aussi bien d’un point de vue de droit conventionnel que de droit européen, cette proposition paraît donc vouée à l’échec.
Il existe certes des dispositifs très ponctuels au sein de l’Union européenne organisant un « droit de suite » sur le fondement de la nationalité mais il s’agit de mécanismes applicables temporairement, vers les pays à fiscalité faible et sous réserve des conventions fiscales[33]. L’amendement LFI inspiré de ces dispositifs proposant un « rattrapage fiscal » pendant 10 ans pour les Français expatriés vers les pays présentant une fiscalité de moitié inférieure à celle de la France prévoyait d’ailleurs explicitement que son application se ferait « sous réserve des conventions fiscales », c’est-à-dire nulle part, sauf en cas d’expatriation dans quelques dictatures ou paradis fiscaux non coopératifs avec lesquels nous n’avons pas de convention.
Et même si c’était possible, la philosophie sous-jacente à cette proposition paraît difficilement articulable dans une démocratie libérale : l’idée que la nationalité française est d’abord un passif, on naît français avec une dette ; l’idée que l’individu « appartient » à l’État, qu’il lui doit le fruit de son travail, et jusqu’à 90 %, et où qu’il aille ; l’idée qu’il n’y a pas de création, même d’une entreprise nouvelle, qui si elle est située en France ou développée par un Français, ne doive revenir entre les mains de l’État en moins d’une ou deux décennies… Si un gouvernement français se donnait le projet, condamné à terme, de progresser dans cette direction, quelle image donnerions-nous de l’ouverture de la France au monde ?
Car curieusement, les autres s’occupent plutôt de faire entrer des gros contributeurs à leurs finances publiques, fussent-ils étrangers, plutôt que d’empêcher leurs résidents de sortir. Et nous-mêmes avons assez bien réussi à ce jeu dans le cadre du Brexit qui s’est traduit par l’arrivée en France d’environ 7 000 banquiers de la City[34].
Bref, il est profitable d’être attractif, et la concurrence entre États de l’Union européenne pour attirer les meilleurs contributeurs est une réalité : elle ne porte pas que sur les impôts mais aussi sur le mode de vie, les infrastructures, les services publics. Elle suppose une approche un peu tactique et n’interdit pas de réduire les avantages à la capitalisation des fortunes rentières. L’électeur de gauche ne doit pas être contraint de devoir choisir entre un programme de centre droit injuste et sans imagination et un programme de gauche inapplicable. Surtout qu’il nous semble qu’il y aurait (beaucoup) mieux à faire.
4. Comment bien taxer les plus fortunés ? Cinq orientations, pour un rendement à terme d’environ 15 Mds€
Disons-le clairement : notre objectif est d’abord de rappeler que l’arrivée au pouvoir se prépare et que la gauche ne peut faire l’économie d’un vrai travail programmatique interdisciplinaire associant non seulement des universitaires mais aussi des hauts fonctionnaires de Bercy, des conseillers fiscaux, des spécialistes des conventions fiscales, des juristes, etc.
Nous proposons juste en conclusion de cette note cinq orientations qui doivent davantage être lues comme un point de départ pour la réflexion que comme un programme fiscal « prêt à l’emploi ». Nous espérons néanmoins qu’elles permettent de donner la mesure du rendement possible d’un plan à la fois très agressif et relativement réaliste pour mettre à contribution les plus fortunés, dans des proportions quatre à cinq fois supérieures à celles de l’allègement consenti en 2017.
4.1 Commençons par ce que nous proposons de garder : le « Prélèvement forfaitaire unique » (PFU), c’est-à-dire la « flat tax » sur les revenus du capital à des taux compris entre 30 et 34 %
Avec un taux de taxation de droit commun des revenus du capital de 30 à 34 %, la France demeure dans le haut des classements internationaux
Reste que ce taux de taxation est significativement inférieur à celui applicable aux revenus (55,2 % en cumulant les prélèvements sociaux, l’IR et la contribution sur les hauts revenus), ce qui constitue un irritant à gauche. En effet, beaucoup de gens disent souvent que les revenus du capital ou de l’épargne (intérêts, dividendes, plus-values) « devraient » être taxés comme les revenus du travail au barème de l’impôt sur le revenu.
En réalité, c’est une vision qui a peu de fondements théoriques et pratiques.
Pour un ménage gagnant 5 fois le revenu moyen, la quasi-totalité des pays de l’OCDE applique un taux de taxation plus élevé aux salaires qu’aux dividendes au niveau des ménages – et la France fait partie des États où le différentiel est plutôt faible en comparaison internationale.
Ce n’est que le quinquennat de François Hollande qui a prétendu, en communication politique, taxer les revenus du capital au même taux que ceux du travail, c’est-à-dire au taux du barème de l’IR. Mais il n’y avait que les étourdis ou les spéculateurs à très court terme qui payaient ce taux, compte tenu des nombreux dispositifs et aménagements qui existaient[35].
En réalité, il n’y a pas de raison particulière qui justifierait ce traitement, ni au nom de la neutralité, ni au nom de la justice fiscale :
- pour les dividendes, l’entrepreneur ou la famille propriétaire qui se paie par dividende n’a pas de raison particulière de payer plus que si elle se versait un salaire. Or, le dividende est versé sur un bénéfice qui a déjà payé l’impôt sur les sociétés. Si l’on tient compte de l’ensemble de la chaîne d’imposition, le taux marginal de taxation des dividendes était ainsi déjà de 57,6 % avant la « mise au barème » (et de 60,1 % après) ;
- pour la rémunération d’un patrimoine diversifié, composé d’intérêts, de dividendes et de plus-values, il est évident que les deux premiers points de rendement ne sont pas une rémunération à proprement parler, puisqu’ils ne font que conserver le pouvoir d’achat du capital sous inflation normale : le vrai gain ne commence qu’au-delà de 2 %. Pas plus qu’on ne taxe les effets de l’inflation sur les revenus des gens (puisqu’on indexe le barème de l’impôt sur le revenu), il n’y a donc de justification théorique à taxer les premiers 2 % de rentabilité du capital. Le Conseil constitutionnel a d’ailleurs déjà censuré des tentatives de taxer des plus-values, en l’espèce immobilières, au barème sans abattement permettant même grossièrement de tenir compte de l’érosion monétaire[36].
Bien sûr, tout cela est un peu compliqué pour des produits financiers. Mais dire qu’on taxe le rendement à un peu plus de la moitié du taux maximum applicable aux salaires est une forme de forfaitisation assez réaliste pour un patrimoine diversifié qui gagnerait 4 % à 5 % par an, dont 2 points assurent juste le maintien de sa valeur réelle.
C’est pour cela que l’instauration de la flat tax n’a pas coûté très cher. C’est aussi pour cette raison qu’une étude récente montre que, si elle était renversée, les épargnants utiliseraient des stratégies d’optimisation si facilement que cette réinstauration ne rapporterait pas grand-chose[37] aux finances publiques.
Arrêtons donc cette hypocrisie. Un taux de 30 % (à 34 % pour les plus hauts revenus) tel qu’il est appliqué en France n’est pas très favorable au capital. On peut l’augmenter à la marge mais pour un rendement minime (environ 200 M€ par point[38]) et il faudrait en parallèle durcir la fiscalité sur les produits privilégiés.
En revanche, il faut que tout le monde paie les 34 %, y compris les plus riches qui jusqu’à présent s’en exonèrent, puisqu’ils ne réalisent pas de plus-values et effacent les plus-values latentes quand ils transmettent leur patrimoine. C’est cette incapacité à faire payer le taux de 30 à 34 % aux très riches qui fait de la France un paradis fiscal pour les plus fortunés.
4.2 Pour que tout le monde paie au moins un jour le PFU à 30–34%, l’instrument le plus approprié est la fin de l’effacement des plus-values latentes
Notre première proposition a déjà fait de notre part l’objet d’une note approfondie[39], dont la présente section vise à rappeler les principaux constats et à mettre à jour les estimations.
La France fait partie, comme nous l’avons indiqué plus haut, d’une minorité de pays développés dans lesquels les plus-values sont « remises à zéro » au moment d’une succession ou d’une donation, le prix de revient de l’actif étant réévalué à sa valeur au jour de la transmission.
En pratique, cette spécificité française se révèle très favorable aux patrimoines les plus élevés, qui sont gérés de façon à transformer les revenus du capital (intérêts, dividendes, plus-values) en plus-values latentes afin de reporter la charge fiscale. En pratique, les schémas d’optimisation reposent le plus souvent sur l’interposition d’une société holding – à défaut sur des contrats d’assurance vie en unités de compte. Par ce biais, les ménages les plus fortunés peuvent se permettre de différer indéfiniment la taxation d’une part substantielle des revenus tirés de leur patrimoine, dont ils n’ont pas besoin pour vivre. C’est ce mécanisme qui explique largement la baisse des taux effectifs d’imposition au sommet de la distribution.
Si des systèmes alternatifs consistant à taxer l’ensemble des plus-values dès leur constitution ont été imaginés pour faire obstacle à ces stratégies d’optimisation, ils posent de nombreuses difficultés pratiques et ne paraissent pas transposables en France. On pourrait bien sûr déterminer comme base taxable la progression de la richesse, c’est-à-dire la variation des plus-values latentes. Ce système serait le plus juste mais il aurait des inconvénients : obligation de vendre pour les contribuables n’ayant qu’un seul actif professionnel ; forte procyclicité pour le budget, qui devrait rendre de l’argent aux contribuables quand les marchés baissent (cette année par exemple, le budget devrait rendre, dans l’hypothèse de la mise en place d’un tel système, une petite dizaine de milliards à… Bernard Arnault, dont la fortune professionnelle a baissé d’une petite trentaine – on ne le sent pas trop). De toute façon, le Conseil Constitutionnel a estimé qu’intégrer dans le revenu imposable du contribuable des sommes « qui ne correspondent pas à des bénéfices ou revenus que le contribuable a réalisés ou dont il a disposé » au cours de l’année est contraire à la Constitution[40].
Dès lors, notre proposition consiste plutôt à assimiler fiscalement la transmission à titre gratuit à une cession mais à octroyer automatiquement un report d’imposition pour le paiement de l’imposition sur la plus-value constatée, sous réserve que l’héritier ou le donataire prenne l’engagement d’acquitter l’impôt lors de la revente effective des actifs. Ce report d’imposition s’analyserait dès lors comme une dette fiscale grevant la donation ou la succession[41]. C’est le système choisi majoritairement par les pays qui n’effacent pas les plus-values latentes.
Afin d’éviter que le contribuable ne paie « de l’impôt sur l’impôt », le montant à acquitter au titre de la taxation de la plus-value pourrait être réduit à hauteur des droits de mutation à titre gratuit payés lors du décès ou de la donation sur l’imposition différée. En outre, une franchise gagnerait à être mise en place afin d’épargner les petits patrimoines et de concentrer l’impact de la mesure sur le périmètre des anciens assujettis à l’ISF, renforçant ainsi son acceptabilité politique.
Économiquement, cette taxation devrait avoir des effets limités. Les expatriations liées à des formes d’imposition touchant les héritiers sont moins fréquentes, dès lors qu’elles impliquent, à un âge beaucoup plus avancé et en prévision d’un événement dont on ne connaît pas l’échéance, de déménager à la fois le foyer fortuné et les héritiers. Les entreprises sous pactes Dutreil resteraient très largement exonérées d’impôt sur les successions, et ce n’est qu’au moment où certains héritiers vendraient leur part dans l’affaire, pour en tirer un capital en espèces, qu’ils deviendraient redevables de l’impôt sur les plus-values – ce qui serait d’ailleurs favorable à la stabilité du contrôle familial. Bien sûr, la facture serait très importante, en cas de cession de titres, pour les familles contrôlant de grandes entreprises, et c’est pour cela qu’il conviendrait de renforcer considérablement la durée de suivi de l’exit tax.
Chiffré initialement à 2 Mds€, nous estimons que cette mesure pourrait finalement rapporter à terme près de 4 Mds€[42].
Il s’agit seulement d’un rendement de « croisière » car l’impôt ne sera acquitté qu’à la revente par les héritiers et les donataires. En sens inverse, le rendement des premières années pourrait être accru par l’incitation aux donations qui existera entre l’annonce de la réforme et son application, qui pourra inciter les contribuables à donner de façon anticipée, le temps de pouvoir bénéficier une dernière fois du système – ce qui rapportera des droits de donation supplémentaires.
Une fois cette réforme réalisée, les plus riches paieront le même taux que les autres sur leurs revenus financiers, au taux modéré de 30 à 34 %. Plus précisément : ils le paieront… un jour. Entre temps, ils bénéficient d’un report de leur dette fiscale, qui est consenti – à ce stade gratuitement – et porte sur un montant considérable.
C’est pourquoi il faut aussi un ISF annuel sur les grandes fortunes.
4.3 Le seul dispositif qui permet efficacement à l’État de « facturer » le report à long terme de l’imposition des plus-values latentes, c’est un impôt annuel sur la fortune
Même si l’on mettait fin à l’effacement des plus-values latentes en cas de décès ou de donation, le décalage entre la constitution de la plus-value et le paiement de l’impôt constitue en soi un avantage important : économiquement, cela revient, pour le Trésor public, à accorder aux contribuables concernés un prêt sans intérêt d’un montant égal à la dette fiscale reportée, dont ils peuvent tirer un rendement supplémentaire. Cela contraint par ailleurs l’État à s’endetter pendant l’intervalle s’il veut assurer un même niveau de dépense et de recette.
Un argument classique en faveur de l’ISF tient ainsi à son rôle pour compenser l’absence de taxation des plus-values latentes dont les études empiriques ont montré qu’elles représentent une part très substantielle des revenus et du patrimoine des plus fortunés.
Un lien explicite entre l’absence de taxation des revenus latents et l’ISF avait d’ailleurs été fait sous la présidence de Nicolas Sarkozy. En effet, l’un des deux projets de refonte de l’ISF présenté en 2011 consistait à le remplacer par un « impôt sur les revenus de la fortune » visant à taxer non plus la richesse elle-même mais l’enrichissement latent des plus hauts patrimoines. Ce qui, on l’a vu, était peu pratique – et que le Conseil Constitutionnel a de toutes façons interdit.
Quels seraient les contours possibles d’un nouvel ISF ? Traçons plusieurs options.
L’option théoriquement la plus satisfaisante, mais qui n’existe nulle part, serait de mettre en place un « impôt sur la fortune latente » qui viserait très directement à facturer au « juste prix » aux plus fortunés le prêt gratuit que leur accorde le Trésor public sur leur dette fiscale liée au décalage entre la constitution des revenus latents et le paiement de l’impôt correspondant. Chaque contribuable disposant d’une fortune importante déclarerait chaque année ses plus-values latentes, qui subiraient un taux d’imposition d’environ 0,9 %, correspondant à 3 % (taux d’intérêt que paie l’État sur le décalage de recettes) de 30 % (taux d’impôt des plus-values). Naturellement, comme les plus-values vont et viennent, il faudrait tenir compte des variations de valeur à la baisse, et être prêt à rembourser quand une plus-value disparaît, ce qui là aussi serait procyclique en période de crise financière.
Si cette forme d’imposition serait plus juste, en s’attaquant directement à la cause du problème, son caractère novateur et atypique à l’échelle internationale mériterait un travail préparatoire approfondi, sur la base des propositions déjà formulées dans la littérature sur le sujet[43].
L’autre approche serait de « forfaitiser » en appliquant un taux très bas à toute la fortune, y compris outil de travail, qui soit représentatif du coût pour l’État du différé d’imposition accordé.
A l’image du prélèvement libératoire unique qui « forfaitise » la part des revenus financiers qui fait plus que compenser l’inflation, de même pourrait-on considérer que l’ISF forfaitise le paiement du différé d’imposition. Comme ordre de grandeur, notons que si les fortunes élevées ont un tiers de leur montant en plus-values capitalisées, comme le suggèrent les études américaines[44], dont la taxation à 30 % est différée (le plus souvent jusqu’à leur décès), elles bénéficient d’un crédit gratuit de la part du Trésor public sur un encours de 30 % (taux d’imposition des plus-values) * 33 % (part des plus-values latentes dans leur patrimoine), qui leur évite de payer un taux de 3 % (en prenant comme référence le coût de financement à long terme de la France), soit un intérêt qui représente environ 0,3 % des patrimoines concernés.
Ce taux extrêmement modéré serait aisément finançable par les revenus de l’actif et pourrait être appliqué à tous les actifs, y compris professionnels, et sans plafonnement par rapport aux revenus. Rappelons en effet que le juge constitutionnel a admis que le législateur ne mette pas en place de mécanisme de plafonnement de l’impôt sur la fortune à la condition que les taux fixés restent faibles. Dans ce cadre, un taux marginal de 0,5 % a été validé en l’absence de plafonnement[45], même si l’assiette était évidemment moins large.
Une clause de sauvegarde pourrait être introduite, permettant au contribuable de bénéficier d’une réduction d’impôt a posteriori s’il parvient à démontrer la diminution effective de son patrimoine global du fait du paiement de l’impôt, dans une logique analogue à celle du juge judiciaire[46]. Un tel scénario resterait exceptionnel compte tenu du niveau des taux envisagés.
L’avantage de cette solution serait de générer un rendement important tout en ciblant un plus faible nombre de contribuables que l’ancien ISF.
Ses effets sur l’attractivité sont en revanche plus difficiles à estimer ex ante, même si la faiblesse du taux peut rendre optimiste.
À titre d’illustration, un taux de 0,3 % appliqué au patrimoine des 0,1 % les plus fortunés rapporterait environ 4 Mds€[47]. Il s’agit d’une population dix fois inférieure à celle de l’ancien ISF, qui concernait le premier centile.
Si l’on souhaite faire contribuer également les « 1% qui ne sont pas dans les 0,1% », l’ISF, sous sa forme ancienne, est un outil tout à fait adapté.
Rappelons qu’il ne vise pas la même population. Les ultra-riches le payaient très peu en proportion de leur fortune, pour la double raison que l’outil de travail (les « biens professionnels ») était exclu et que l’ISF était plafonné par rapport à leurs revenus réalisés, dont on a déjà vu qu’ils sont très faibles, en regard de leur patrimoine. Grâce à de récentes études, on sait désormais que l’ISF tendait même vers 0 % pour les plus grandes fortunes.
Cet impôt a néanmoins l’avantage d’être éprouvé : « un bon impôt, dit l’adage, est un vieil impôt ». Les études commandées par France Stratégie n’ont mis en évidence aucun effet défavorable majeur, sous la forme qu’il avait de 2012 à 2017, que ce soit sur l’investissement, le développement des entreprises ou les expatriations fiscales[48].
Il s’agirait de l’option la plus sûre juridiquement et économiquement. Elle rapporterait un peu plus de 3,4 Mds€, en tenant compte de la suppression concomitante de l’impôt sur la fortune immobilière et de la hausse de l’assiette intervenue depuis[49].
Comme nous l’avons déjà dit, l’inconvénient majeur de cette solution serait d’exonérer largement les plus fortunés.
Ces deux dernières options ne sont toutefois pas mutuellement incompatibles. On peut très bien imaginer cumuler, au moins à titre transitoire pendant la phase de redressement des finances publiques :
– d’une part, le retour de l’ISF ancien sur les biens non professionnels, plafonné par rapport aux revenus ;
– d’autre part, un impôt à taux très bas (0,3 %) sur les biens professionnels, non plafonné par rapport aux revenus, à partir d’un niveau élevé de fortune professionnelle, de l’ordre par exemple de 10 M€.
Dans ce cas, on peut estimer que le rendement de l’ISF rénové serait au moins de 5–6 Mds€.
4.4 Un effort possible sur les hauts revenus
Nous avons vu que le programme du NFP, prévoyant de taxer les hauts revenus jusqu’à 90 % n’est pas constitutionnel – et donc inapplicable.
Pour autant, l’honnêteté commande de reconnaître :
- que notre taux d’impôt marginal est légèrement supérieur à celui de nos plus proches voisins. En effet, notre taux marginal maximum actuel « tout compris » s’élève à 55 %[50].
- mais qu’il existe une marge par rapport au prélèvement maximum de l’ordre de 65 % fixé par la jurisprudence constitutionnelle.
Pour un foyer gagnant plus de 500 000 € par an, l’imposition marginale est donc environ dix points en dessous de la limite constitutionnelle.
Passer de 55 à 65 % de taux marginal sur les hauts revenus aurait-il un effet de « désincitation au travail » ou encouragerait-il à s’expatrier ? Certaines études empiriques disponibles tant en France qu’à l’international, certes fragiles, suggèrent que nous sommes déjà dans la « zone à risque » où l’augmentation des taux marginaux sur les revenus du travail risque de ne plus beaucoup produire de recettes[51]. C’est probablement davantage à raison d’une incitation à développer ailleurs des activités hautement rémunératrices, plutôt qu’en raison d’une prétendue « désincitation au travail » : personne ne prétend que les cadres supérieurs travaillaient moins sous Raymond Barre en France ou Franklin D Roosevelt aux Etats-Unis. Mais il est en revanche probablement exact qu’il convient de ne pas trop accroitre l’écart avec les pays voisins, d’un point de vue de localisation des activités.
A tout le moins pourrait-on sortir de l’hypocrisie et intégrer dans le barème cette contribution « exceptionnelle » sur les hauts revenus, instaurée il y a 13 ans par Nicolas Sarkozy, et qui n’est donc plus du tout exceptionnelle. Cela ne rapporterait rien, mais accroîtrait la lisibilité du régime.
Pour le reste, on peut au moins chiffrer les recettes attendues « à comportement inchangé » si l’on se rapprochait de la limite constitutionnelle, afin de donner un ordre de grandeur des enjeux. D’après nos simulations, porter de 41 % à 45 % et de 45 à 55 % les deux dernières tranches du barème actuel rapporterait 2,4 Mds€. Au total, une marge de l’ordre de 2 Mds€ est sans doute le maximum de ce qui peut être recherché sur l’imposition des très hauts revenus en modifiant le barème.
4.5 Une remise en cause de niches fiscales à l’impôt sur le revenu et à l’impôt sur les successions, quand elles bénéficient aux plus riches
Enfin, pour clôturer le chapitre, il nous semble utile, sans nécessairement retenir toutes ces pistes, de passer en revue les « niches fiscales » qui permettent actuellement aux plus fortunés d’optimiser leurs impôts, pour un montant de l’ordre de 3 Mds€ même sans retenir l’intégralité des options que nous examinons ci-dessous.
Il est bien sûr paresseux de brandir le montant total des « dépenses fiscales » ou « niches » et d’imaginer de grands rendements, alors même qu’il s’agit souvent, pour les dispositifs les plus coûteux, de dérogations bénéficiant à une population bien plus large que les plus fortunés (ex : abattement de 10 % sur le montant des pensions et retraites), répondant à des objectifs établis de politique publique (ex : crédit d’impôt en faveur de la recherche) ou à la nécessité d’éviter des doubles impositions (la fameuse « niche Copé » visant à éviter la multiple taxation des dividendes qui remontent dans un groupe).
Concentrons-nous plutôt sur quelques régimes particuliers qui concernent particulièrement les plus fortunés, qu’ils soient ou non considérés comme des dépenses fiscales, et interrogeons-nous sur leur utilité.
S’agissant de l’impôt sur le revenu, le crédit d’impôt pour les salariés à domicile constitue un bon candidat. Il coûte 6 Mds€, dont la moitié pour les 20 % les plus aisés. Alors que les services aux personnes dépendantes et la garde d’enfants ne représentent que 22 % du coût du dispositif, une députée socialiste a récemment proposé d’instaurer un barème dégressif pour les « dépenses de confort » (ex : jardinage, ménage, etc.), susceptible de rapporter jusqu’à 2 Mds€. La Cour des comptes suggère pour sa part un rabot d’un milliard d’euros, tout en maintenant un niveau de taxation favorable par rapport au travail dissimulé[52].
Les régimes particuliers d’imposition au titre de la location meublée concernent aussi particulièrement les contribuables les plus aisés et pourraient également être revus.
À l’impôt sur les successions, les plus fortunés utilisent trois instruments principaux pour payer moins que le barème officiel :
- Le premier est l’exonération consentie aux sommes placées en assurance vie.
Cette exonération est totale jusqu’à 152 500 € par bénéficiaire (et non par souscripteur) pour les sommes versées avant 70 ans ; pour les sommes allant au-delà, un barème spécifique, indépendant de celui appliqué sur le reste du patrimoine, limite l’impôt à 20 % par bénéficiaire jusqu’à 700 000 €, puis 31,25 % au-delà. Tout cela ne bénéficie bien sûr qu’aux plus aisés et coûte 4 à 5 Mds€ par an[53].
- Le deuxième est la niche fiscale « Dutreil » sur les transmissions d’entreprises.
En France, les parts ou actions d’une société ayant fait l’objet d’un « pacte Dutreil » transmises à un ayant droit par succession ou par donation sont exonérées de droits de mutation à titre gratuit à concurrence de 75 %. En cas de donation de parts ou d’actions d’une société effectuée dans le cadre d’un tel pacte, le bénéfice de l’exonération est cumulable avec une réduction de droits de mutation de 50 %, sous réserve que le donateur soit âgé de moins de 70 ans.
Pour une entreprise dont la valeur atteint plusieurs centaines de millions d’euros, le taux effectif d’imposition s’élève ainsi à 5,3 % en cas de donation avant 70 ans et à 10,6 % en cas de succession effectuée dans le cadre d’un pacte « Dutreil », contre près de 45 % lorsque la transmission n’est pas préparée.
Désormais, même l’exonération en vigueur en Allemagne apparaît moins favorable que le dispositif français[54].
À titre d’illustration, une simple suppression du cumul avec la réduction de droits de mutation de 50 %, qui porterait donc le taux d’imposition effectif sur les transmissions de grosses entreprises autour de 10 %, rapporterait déjà 1,4 Md€, sans remettre en cause l’économie générale du dispositif.
Un versement « normal » de dividendes permettrait toujours aux bénéficiaires de s’acquitter de leurs impôts sans vendre leurs parts, et ce d’autant plus que l’administration fiscale permet déjà d’en étaler le paiement sur quinze ans.
- Le troisième dispositif est le « démembrement de propriété ».
Cette « niche fiscale » permet à ceux qui préparent leur succession très en avance de ne donner de leur vivant que la « nue-propriété » de certains actifs – et de n’être taxé à l’impôt sur les transmissions que sur la valeur de cette nue-propriété. La valeur de la nue-propriété est fixée par un barème fiscal : 60 % de la valeur complète pour les sexagénaires ou 70 % pour les septuagénaires, pour retenir les tranches les plus courantes.
Il est vrai que dans les pays voisins où cette notion de droit latin existe, le régime fiscal ne tient pas toujours compte de la réduction de valeur, pourtant objective, liée au fait de ne pas pouvoir ni utiliser un bien, ni en encaisser les revenus, pendant 20 ou 30 ans (Belgique, Luxembourg, Espagne…)[55].
Pour autant, si on changeait le régime français, outre qu’il est probable que les effets ne pourraient sans doute pas s’appliquer aux démembrements déjà effectués, il faut se demander ce que feraient les donateurs à la place. S’ils transfèrent les mêmes biens en pleine propriété, ils paieront plus, certes, mais pourquoi le feraient-ils ? S’ils arrêtent d’anticiper, c’est au contraire une mauvaise affaire pour l’État : en effet, les donations en nue-propriété présentent le gros avantage d’anticiper l’encaissement des droits de mutation de plusieurs décennies, à un prix de l’argent plutôt inférieur au coût des emprunts d’Etat à long terme[56].
Il ne nous semble donc ni souhaitable, ni possible, de remettre en cause la prise en compte fiscale de la moindre valeur d’une donation en nue-propriété. En revanche, il pourrait être envisagé d’instaurer au moment du remembrement de propriété un droit d’enregistrement modéré calculé au même taux que le droit de partage appliqué aux indivisions (2,5%). Compte tenu des masses en cause, le rendement ne serait pas négligeable (de l’ordre de 500 M€[57]) sans que le taux soit de nature à changer les comportements.
Conclusion
Au total, ce plan agressif mais relativement réaliste se place à dessein « à la limite », quoiqu’à l’intérieur des limites, de la jurisprudence constitutionnelle. Il a d’abord vocation à illustrer le travail d’articulation des contraintes indispensable si la gauche veut se donner une chance de gouverner sans renier ni les orientations politiques sur lesquelles elle s’est fait élire, ni sa capacité à gouverner efficacement une fois arrivée au pouvoir.
Le train de mesures proposé pourrait ainsi dégager un rendement de l’ordre de quinze milliards d’euros en rythme de croisière, dont près d’une dizaine à court terme (nouvel ISF : 5 Mds€ ; niches fiscales : 3 Mds€ ; IR en extrémité de barème : 1 Md€ ; fin de l’effacement des plus-values latentes : 4 Mds€ montant progressivement en régime).
L’ordre de grandeur est ainsi cohérent avec la sous-taxation des très riches identifiée au niveau macroéconomique. Son impact pour le tissu productif, l’attractivité ou la sécurité juridique pourrait être modéré s’il s’accompagne d’un fort message de stabilité fiscale – l’important pour les personnes concernées étant de pouvoir compter sur un environnement stable, qui ne soit pas remis en cause à chaque débat parlementaire. En tout état de cause, il fait peu de doute que ce message serait délivré par le Conseil Constitutionnel.
[1] Pour une estimation récente, voir : Conseil d’analyse économique, « Quelle trajectoire pour les finances publiques françaises ? », 2024.
[2] https://www.actu-juridique.fr/fiscalite/droit-fiscal/quel-cout-budgetaire-pour-les-contentieux-fiscaux/
[3] Promesse majeure du candidat François Hollande, elle a finalement pris la forme d’une taxe exceptionnelle sur les hautes rémunérations supérieures à 1 million d’euro visant à atteindre un taux global d’imposition de 75 % avec les contributions sociales.
[4] Malka Guillot, « Tax Incidence Among the Working Superrich. Evidence From the French 75% Tax on Millionaires », 2021.
[5] Cour des comptes, Rapport sur la situation et les perspectives des finances publiques, juillet 2024, p. 35.
[6] https://www.lesechos.fr/economie-france/budget-fiscalite/exclusif-budget-2024-bercy-tire-la-sonnette-dalarme-sur-le-deficit-qui-risque-de-deraper-a-56-du-pib-2116472
[7] Gabriel Chodorow-Reich, Matt Smith, Owen Zidar, Eric Zwick, “Public Tax Policy and Investment in a Global Economy”, octobre 2023.
[8] OFCE, « Les crises expliquent-elles la hausse de la dette publique en France ? », 2024.
[9] IPP, « Effets redistributifs des mesures socio-fiscales du quinquennat 2017–2022 à destination des ménages », 2022.
[10] « Le programme d’Emmanuel Macron concernant la fiscalité et les prélèvements obligatoires », 2017. Références ?
[11] Insee, « Effets des réformes 2018 de la fiscalité du capital des ménages sur les inégalités de niveau de vie en France : une évaluation par microsimulation », 2021.
[12] L’idée était d’alléger les cotisations pesant sur le travail, en basculant une partie du financement de la protection sociale vers la contribution sociale généralisée (CSG), dont l’assiette est plus large et inclut notamment les revenus du capital.
[13] Calculs réalisés à partir des annexes statistiques de l’étude de l’IPP précitée.
[14] https://www.ipp.eu/wp-content/uploads/2023/12/TH_CPO_vIPP_vdef_compressed.pdf
[15]https://www.youtube.com/watch?v=S5KMre1Yxus&pp=ygUecGFyYWRpcyBmaXNjYWwgbWFyYyBib3JuaGF1c2Vy
[16] https://www.insee.fr/fr/statistiques/2381410
[17] Institut des politiques publiques (IPP), « Quels impôts les milliardaires paient-ils ? », 2023.
[18] Conseil d’analyse économique (CAE), « Repenser l’héritage », 2021.
[19] Données du laboratoire sur les inégalités mondiales (World Inequality Database, WID).
[20] A 63 %, contre 79 % pour l’ensemble des Français d’après : IFOP, « Le regard des Français sur différentes mesures proposées par la NUPES », 2022.
[21] Les calculs ont été effectués à partir des données sous-jacentes aux figures 1.a et 1.b publiées sur https://www.ipp.eu/publication/16253/.
[22] Pour une estimation récente, voir : Conseil d’analyse économique, « Quelle trajectoire pour les finances publiques françaises ? », 2024.
[23] https://doc.ensemble-2024.fr/programme-legislatives-24.pdf
[24] Chaque parent peut par exemple donner jusqu’à 100 000 € par enfant tous les 15 ans sans qu’il y ait de droits de donation à payer.
[25] https://www.institutmontaigne.org/legislatives-2024/ensemble-majorite-presidentielle/relever-labattement-sur-les-droits-de-succession-a-150–000-e-en-ligne-directe-enfants-et-100–000-e-en-ligne-indirecte/
[26] Conseil d’État, « Demande d’avis relative aux conditions de constitutionnalité d’une contribution sur les très hauts revenus », 21 mars 2013.
[27] En effet, le Conseil constitutionnel a considéré qu’un barème comportant un taux marginal de 1,8 %, soit un niveau très inférieur à ceux envisagés, doit nécessairement être assorti d’un tel mécanisme (Conseil constitutionnel, décision n° 2012–654 DC du 9 août 2012, cons. 33).
[28] IPP « Évaluer les effets de l’impôt sur la fortune et de sa suppression sur le tissu productif », 2021.
[29] Estimation de l’auteur dans Mediapart, « Gabriel Zucman ‘La France pourrait, dès la mi-juillet, taxer efficacement les ultrariches’ », juin 2024.
[30] CJCE, 11 mars 2004, dit de Lasteyrie du Saillant.
[31] Insee analyses n° 88, septembre 2023.
[32] Rapport de la mission d’information de l’Assemblée nationale relative à l’impôt universel, 2019.
[33] Ibid.
[34] « Finance : Paris célèbre ses réussites financières post-Brexit », Le Monde, 27 juin 2023.
[35] Ainsi, l’imposition des dividendes au barème progressif de l’impôt sur le revenu s’est accompagnée de la mise en place d’un abattement de 40 %. Pour les plus-values, des abattements pour durée de détention allant de 50 % à 85 % ont été introduits. Enfin, de nombreuses enveloppes fiscales permettaient d’échapper entièrement à la barémisation (assurance vie, PEA, etc.).
[36] Dans sa décision n° 2013–685 DC du 29 décembre 2013, le Conseil constitutionnel était saisi de dispositions prévoyant une imposition au barème de l’IR du montant brut des plus-values de cession de terrains à bâtir, sans aucun dispositif d’abattement pour durée de détention. Il les a alors censurées, car « l’assujettissement des plus-values de cession de terrains à bâtir à l’impôt sur le revenu […] ainsi qu’aux prélèvements sociaux […], quel que soit le délai écoulé depuis la date d’acquisition des biens ou droits immobiliers cédés et sans que soit prise en compte l’érosion de la valeur de la monnaie ni que soit applicable aucun abattement sur le montant de la plus-value brute calculée en application des articles 150 V à 150 VB du même code, conduit à déterminer l’assiette de ces taxes dans des conditions qui méconnaissent l’exigence de prise en compte des facultés contributives des contribuables intéressés ».
[37] Voir par exemple : Marie-Noëlle Lefèbvre, Étienne Lehmann, Michaël Sicsic, Eddy Zanoutène, « Faut-il mettre au barème les dividendes ? », Revue française d’économie, 2021.
[38] « Transformation de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) en impôt sur la fortune immobilière (IFI) et création du prélèvement forfaitaire unique (PFU) : un premier bilan », rapport d’information du Sénat, 2019.
[39] Terra Nova, « Mettons fin à l’« effacement » des plus-values au moment de la transmission ! », 2022.
[40] Conseil constitutionnel, décision n° 2012–662 DC du 29 décembre 2012, cons. 95.
[41] Un tel transfert de la charge fiscale ne serait pas inédit en droit français : il existe déjà pour les plus-values professionnelles en cas de cession à titre gratuit d’une entreprise individuelle, sous condition de poursuite de l’activité.
[42] En tenant compte des nouvelles estimations de la World Inequality Database sur la valeur du patrimoine du top 1 % (3 120 milliards d’euros au lieu de 2 500 milliards d’euros), du taux effectif d’imposition des transmissions venant réduire le rendement (10 % au lieu de 30 %, sur la base de l’étude du CAE précitée) et de l’importance des holdings familiales, pour lesquels les prélèvements sociaux ne sont pas acquittés sur les plus‑values latentes.
[43] Voir par exemple : Cynthia Blum, “New role for the treasury : charging interest on tax deferral loans”, Harvard journal on legislation, 1998.
[44] Pour un bilan des données existantes, voir : Owen Zidar, “Discussion of top incomes and tax policy”, Oxford Open Economics, Volume 3, Issue Supplement 1, 2024, Pages i1133–i1138
[45] Conseil constitutionnel, décision n° 2011–638 DC du 28 juillet 2011.
[46] Pour le juge judiciaire, le seul fait d’avoir été contraint de céder des actions pour s’acquitter de ses obligations fiscales n’est pas suffisant pour que l’imposition revête un caractère confiscatoire. Voir : Cass. com., 27 juin 2019, n° 18–13.370.
[47] Sur la base des estimations de la World Inequality Database.
[48] IPP « Évaluer les effets de l’impôt sur la fortune et de sa suppression sur le tissu productif », 2021.
[49] Insee, « Effets des réformes 2018 de la fiscalité du capital des ménages sur les inégalités de niveau de vie en France : une évaluation par microsimulation », 2021.
[50] Ce taux peut être retrouvé de la manière suivante : pour 100 euros de revenus perçus par un salarié situé au sommet du barème, ce dernier doit s’acquitter de 9,7 % de CSG/CRDS, dont 6,8 points déductibles ; puis de l’impôt sur le revenu sur une base de 100–6,8=93,2 au taux de 45% ; et enfin de 4 % de contribution « exceptionnelle » sur les hauts revenus à partir de 500 000 euros par foyer.
[51] Voir, par exemple, sur données françaises : Michaël Sicsic, “Does labour income react more to income tax or means-tested benefits reforms?”, 2022, TEPP Working Paper 2020–03, TEPP.
[52] https://www.lesechos.fr/economie-france/budget-fiscalite/menage-jardinage-garde-denfants-le-credit-dimpot-juge-trop-couteux-2085504
[53] Conseil d’analyse économique (CAE), « Repenser l’héritage », 2021.
[54] Lorsque la valeur de l’entreprise excède 26 millions d’euros, le pourcentage d’exonération décroît progressivement pour s’éteindre au-delà de 90 millions d’euros dans le dispositif allemand. En outre, la transmission des biens de l’entreprise qui ne sont pas directement utiles à son activité ne bénéficie pas de l’avantage fiscal. Ce n’est pas le cas dans le dispositif français.
[55] Voir par exemple : https://blog-gestion-patrimoine.cfpb.fr/le-demembrement-de-propriete-a-linternational/
[56] Pour un taux d’actualisation assez raisonnable, proche des 3 % auxquels s’endette l’État sur 10 ans (plus sur 20 ou 30 ans) si l’on considère l’espérance de vie des donateurs (par exemple pour un donateur de 65 ans l’espérance de vie est de 20 ans, ce qui à 3 % justifierait une réduction de 44 % au lieu de 40 % dans le barème fiscal).
[57] La valeur déclarée des biens donnés en nue-propriété représentait environ 18 milliards d’euros lors de la dernière année pour laquelle les chiffres ont été fournis par la DGFiP, soit en 2006. En faisant l’hypothèse que la valeur de l’usufruit représente 40 % en moyenne de la pleine propriété, on avait donc une assiette de l’ordre de 12 milliards d’euros, que l’on réévalue pour tenir compte de la progression des patrimoines sur la période.