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Note

Sommet européen du 26 octobre : une digue européenne face au tsunami financier

Le sommet européen du 26 octobre est historique : le défaut de la Grèce est le plus grand de l’histoire moderne, devant l’Argentine, et le premier de l’histoire occidentale depuis 60 ans. Il donne naissance à la première vraie digue européenne : un Fonds européen de stabilisation financière doté de moyens d’intervention massifs. Mais le tsunami financier est toujours là : la dette publique des Etats de la zone euro, même consolidée, continue de dériver. Sortir du surendettement, tel est l’enjeu des mois à venir, en priorité en France. Sans cela, la nouvelle digue européenne volera en éclats.
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1 – L’euro s’effrite, mais la parole est dévaluée

Ce sommet, comme les autres, sera riche en paroles. Paroles données, paroles reçues, coups de théâtre, coups de menton, mâle assurance, communiqués conjoints où la luxuriance des adjectifs et des adverbes s’épanouit en général sur le terrain précis où l’accord n’a été dégagé ni sur la substance, ni sur l’action. Un communiqué comme les aiment les diplomates.

Le problème des Européens est qu’ils ont considérablement dévalué leur parole politique depuis le début de cette crise. Et il ne faut pas s’étonner que les marchés deviennent fous, après ce qu’ils ont expérimenté depuis deux ans de revirements, de dénis, et d’effets d’annonce non suivis d’effets réels.

Car les marchés sont comme les chiens : ils mordent la main qui tremble.

Le principe de base des Traités était qu’il n’y aurait pas de plan de sauvetage pour les pays surendettés. Cela n’était guère crédible. Il a donc fallu venir au secours de la Grèce, avec un premier plan de sauvetage. Mais pour se protéger de l’aléa moral, les dirigeants français et allemands ont immédiatement affirmé que ce serait un cas unique, et qu’à l’avenir, le secteur privé serait appelé à prendre ses pertes, c’est-à-dire que les Etats feraient défaut. Cette parole malheureuse a immédiatement étendu la crise au Portugal et à l’Irlande.

On les a donc soutenus aussi, tout en corrigeant la parole donnée antérieure : les éventuelles contributions du secteur privé ne seraient appelées qu’après 2013, après une réforme qui permettrait d’ « organiser » les faillites d’Etat.

Mais la crise grecque n’a pas attendu la réforme, et le premier plan s’est révélé insuffisant. On en a donc fait un second avant l’été, qui prévoyait une contribution de 21 % des créanciers privés, bien avant 2013. Pour solde de tout compte bien sûr, et compte tenu des circonstances uniques qui sont celles de la Grèce.

Le solde de tout compte n’a pas duré trois mois : dès octobre, l’accord est remis en cause, et les créanciers privés sommés de porter leurs pertes de 21 à plus de 50 %.

Le cas grec, bien sûr, reste unique, promis juré. Il était unique il y a deux ans en ce qu’il serait le seul cas de soutien. Il est unique aujourd’hui, car il sera le seul défaut.

Les marchés ne regardent plus ces promesses. Les déclarations d’intention des dirigeants n’offrent même plus de répit, tant que ne sont pas en place les procédures et les financements. Le seul acteur dans cette crise qui peut encore parler en étant entendu est la Banque centrale européenne. Parce qu’elle fait ce qu’elle dit, en général.

L’action des dirigeants eux-mêmes pointe d’ailleurs souvent dans une direction inverse de celle de leurs paroles. Au début de la crise grecque, les ministères des Finances français et allemands assuraient que l’Europe ne laisserait pas la Grèce faire défaut, et menaçaient de représailles les banques qui vendraient, avec une décote, leurs obligations grecques.

Les banques allemandes n’en ont eu cure, et se sont déchargées massivement de leur dette grecque au détriment des naïfs qui croyaient aux discours officiels. Les banques françaises, plus dociles, ont gardé les leurs. Ce qui justifie aujourd’hui qu’on leur demande de prendre leurs pertes et de se recapitaliser ; la circonstance que ce soit la même personne, passée du ministère des Finances français au FMI, qui leur tienne successivement les deux discours est à peine relevée…

Dans ces conditions de dévaluation de la parole politique, il ne faudra pas s’étonner que les marchés, c’est-à-dire les créanciers des Etats, jugent les résultats du Sommet au trébuchet des seuls actes et non des promesses pour l’avenir.

Pour les créanciers, les choses sont simples. Si la Grèce peut faire défaut, tous les Etats européens le peuvent aussi. La probabilité doit être mesurée en fonction de la situation financière de chaque Etat, de sa gouvernance, du consensus de son opinion publique, et aussi, heureusement, des mécanismes de solidarité européenne qui se mettent partiellement en place. Et l’évaluation de cette probabilité se mesure dans la prime de risque appliquée à chaque Etat. Et si la Grèce devait sortir de l’euro, comme le recommandent certains irresponsables, en dehors de Grèce, la conclusion serait simple aussi : tous les Etats pourraient un jour sortir de l’euro, les plus faibles par le bas, les plus forts par le haut. Et les primes de risques de dévaluations imprévisibles s’appliqueraient alors non seulement aux Etats, mais à toute l’économie privée, puisque plus personne ne saurait en quelle monnaie sont libellées les créances et les dettes.

Oublions donc les paroles, les promesses, et tout le tissu conjonctif qu’a produit ce Sommet, et concentrons-nous sur les actes.

Des actes, il y en a eu quelques-uns. Des heureux, des dangereux, et des inutiles. Ils ont ceci en commun : les évènements qu’ils vont entrainer vont changer radicalement le fonctionnement de l’Europe, et aussi les termes du débat présidentiel, dès avant mai 2012.

2 – Défaut de la Grèce : la mèche est rallumée…

La première décision du Sommet est donc de rallumer une mèche reliée à un baril de poudre : remettre en négociation le défaut de la Grèce tel qu’adopté en juillet dernier, pour obliger les porteurs à augmenter la décote sur leurs créances de 21 à 50 % au moins.

La justification technique est une nouvelle évaluation de la situation grecque par la Troika, qui tient compte des impacts de la récession et des délais décourageants dans la tentative du nouveau Gouvernement grec de créer un Etat. Dans la nouvelle évaluation, les besoins d’aide de la Grèce jusqu’à la fin de la décennie (date la plus proche où l’on puisse espérer qu’elle retrouve un taux d’endettement égal à celui de l’Italie et l’accès au marché), n’est plus de 100, mais de 250 milliards. Qui devront être couverts par les Européens, soit en prenant en charge des reports d’échéance sur la dette détenue par les institutions publiques, soit par de l’argent frais pour ce qui est des déficits courants. Notons au passage que la part de la France dans cet engagement hors bilan des Européens vis-à-vis des grecs n’est comptabilisée nulle part dans notre dette. La part qui est financée par le FMI devra être remboursée, et est prioritaire par rapport aux autres : celle du FESF implique directement la signature française à hauteur de sa part ; celle de la BCE d’ailleurs aussi, sauf à refuser à la BCE une compensation/recapitalisation de ses pertes sur la Grèce, ce qui reviendrait à l’obliger à monétiser cette dette et porterait atteinte à son indépendance. Mais les créanciers publics reporteront ces problèmes comptables à plus tard. Les privés, eux, doivent les traiter tout de suite. Passer la décote sur la dette détenue par le secteur privé de 21 à 50 ou 60 %, c’est-à-dire l’effort des créanciers privés de 37 à 100 mds, n’allège pas l’effort que devra faire la Grèce. C’est juste une manière de ramener l’effort public pour la prochaine décennie autour des 100 milliards prévus en juillet. Plus exactement à 130 milliards, car 30 milliards ont été ajoutés pour constituer une garantie de remboursement au profit des créanciers qui accepteront de réduire leurs encours de 50 %.

L’explication politique, c’est que l’Allemagne n’avait au fond jamais accepté le « demi-défaut » qui a fait l’objet du compromis de juin. Sa préoccupation est d’éviter l’aléa moral, c’est-à-dire, en français plus courant, de faire des exemples. C’est le même esprit qui animait Henry Paulson quand il a décidé, à tort ou à raison, de laisser Lehman Brothers faire faillite. Il est vrai qu’obliger les Etats qui ont bien géré leurs finances à payer la note pour ceux qui ont fait n’importe quoi donne un mauvais exemple. Et vrai aussi que, dans les situations de surendettement, la responsabilité et le coût de l’ajustement doivent être partagés entre les cigales et ceux qui leur ont permis, trop longtemps, de faire la cigale : les Européens par défaut de surveillance, mais aussi les préteurs, qui ont cru pendant vingt ans que la Grèce, malgré ses quatre défauts en deux siècles, était, par la seule grâce de l’Union monétaire, devenue allemande.

Mais la morale n’est pas forcément bonne conseillère en économie, et il faut bien se rendre compte de la leçon qui sera tirée de l’exemple qu’on veut donner. Un Etat occidental membre de l’Union européenne va faire défaut, pour la première fois depuis 60 ans. Pas un petit défaut partiel à 21 %, un vrai : 50 à 60 %, c’est-à-dire la proportion moyenne habituelle des pertes sur les pays du tiers monde quand ils font faillite. Inutile bien sûr à ce stade de prétendre que l’effort est volontaire, même si on évitera peut-être le déclenchement des CDS souverains ; en montant de dette reniée, le défaut grec est juste, devant l’Argentine, le plus grand de l’histoire du monde moderne.

Même si les marchés ont été psychologiquement préparés à cette issue, il faut donc s’attendre à des changements profonds, et pas seulement sur le standing de l’Europe auprès des pays émergents. Ce qui est mis en cause, c’est le financement de tous les déficits budgétaires des Etats du Nord, et particulièrement ceux qui partagent avec d’autres la gestion d’une monnaie commune.

Regardons une fois encore ce qui s’est passé après l’annonce en juillet du premier « défaut partiel », sur 21 %. Les Allemands étaient contents d’avoir fait contribuer le secteur privé de 37 milliards. Mais le « secteur privé » s’est immédiatement remboursé et vengé, en exigeant des primes de risques accrues sur l’Italie et l’Espagne ; 100 à 150 points de base de taux d’intérêt en plus sur l’Italie et l’Espagne, cela coûte dans la durée, appliqué aux 2 000 milliards de dette de ces deux pays, une trentaine de milliards par an, soit presque autant chaque année que tout ce qu’on a imposé de contribuer au secteur privé pour dix ans. Et pour lutter contre cette flambée des taux, la BCE a du acheter des obligations d’Etat, au secteur privé et à la charge des contribuables, pour bien plus que 37 milliards. Le secteur privé a donc taxé les Etats de bien plus que ce qu’il a perdu, parce qu’il a perdu confiance.

Il n’y a pas de raison de penser que l’effet de contagion sera différent aujourd’hui. Les marchés raisonneront comme pour chaque crise, en appliquant la « théorie des cafards » : si je découvre un jour en allumant la lumière un cafard dans ma cuisine, il faut être vraiment un grand optimiste pour penser qu’il est le seul. Le plus probable est qu’il y en a d’autres, cachés… Où donc est le prochain ? C’est en prévision de cet effet de contagion, enfin anticipé et admis, que le Sommet s’engage sur la mise en place de « pare-feux », dont nul ne sait s’ils vont suffire à circonscrire l’incendie.

Mais avant même de s’occuper d’éviter la contagion aux autres pays du Sud, les Européens vont d’abord avoir à s’impliquer pour que la Grèce garde des services publics et un système de paiement, et ne retourne pas à l’âge de pierre, ou celui du troc.

Car dans le « secteur privé » qui va devoir prendre des pertes sur les obligations grecques, il y a, pour une petite moitié, des banques et des institutions financières grecques. Celles-ci perdent un de leurs actifs essentiels, et sans doute plus que leur capital. Il faut donc les recapitaliser très vite, et avant que leurs dépôts ne s’enfuient. L’Etat grec n’ayant pas les moyens de le faire, il faudra que le FESF s’en charge. Ce qui d’ailleurs réduit l’intérêt d’une participation du secteur privé dont l’Europe doit immédiatement compenser une grande partie.

Ensuite les banques grecques, comme toutes les autres banques d’Europe, s’approvisionnent en liquidités à la BCE, et remettent en garantie des obligations d’Etat, en général de l’Etat grec. Si la BCE ne peut plus accepter ce collatéral, ce qui est normalement le cas d’une dette en défaut, l’approvisionnement de la Grèce en liquidités est coupé. Espérons qu’il y a un plan.

Enfin, les Grecs n’ont pas seulement besoin qu’on reporte leurs dettes, ils ont aussi un déficit primaire, c’est-à-dire besoin d’argent frais pour payer les fonctionnaires et faire tourner leur Etat, au moins pendant le temps nécessaire pour que les mesures de rigueur produisent leurs effets. La Troika peut trouver pédagogique de menacer de ne pas assurer, de suspendre ou de retarder, à un point du process, la paie des fonctionnaires, ce qui montrera que la Grèce n’est pas malade de sa dette, mais de son déficit.

Mais ce jeu est dangereux. Sa limite, c’est qu’un Gouvernement grec désespéré, où le système de paiement ne serait plus assuré, pas plus que la continuité des services publics de base, n’aurait d’autre choix que de demander à sa banque centrale d’émettre un papier croupion qu’il puisse remettre en paiement de ses fonctionnaires et de ses fournisseurs. C’est-à-dire de sortir de l’euro, et donc de l’Union européenne.

Toutes les analyses convergent pour dire que ce serait une catastrophe économique majeure pour la Grèce, une perte de pouvoir d’achat pour les grecs bien pire que l’ajustement proposé par les européens, sans espoir de faire jamais les réformes structurelles qui permettraient de rétablir un peu de compétitivité. Tous les partis politiques grecs, y compris les communistes, en refusent résolument la perspective. Mais l’Europe, si elle n’aide pas les grecs à surmonter les conséquences immédiates de leur défaut, a les moyens de pousser la Grèce hors de son sein.

Or ce n’est pas dans l’intérêt de l’Europe. La Grèce a déjà fait beaucoup de mal en montrant qu’un défaut dans l’Euro est une chose possible. Mais elle peut en faire plus encore si elle donne le premier exemple d’un défaut sanctionné par une sortie de l’Euro.

Car l’Union monétaire comporte quelques rares petits inconvénients, notamment celui de devoir faire une politique monétaire unique pour des pays qui ont certaines différences, et de nombreux immenses avantages : la fin des guerres monétaires, la facilitation des échanges, la réduction des incertitudes, la convergence des anticipations d’inflation, un environnement stable, des taux d’intérêt faibles pour les gens qui investissent à long terme. Mais ces avantages sont liés au fait que tout le monde pense qu’elle est éternelle. Si la Grèce sort de l’Europe et de l’Euro, et réintroduit une monnaie croupion immédiatement dévaluée de 60 ou 70 %, tous les préteurs, mais aussi tous les investisseurs et tous les industriels, vont se demander si cela peut arriver dans le pays où ils investissent, que ce soit le leur ou non. Le raccourcissement des horizons d’investissement sera massif, et très probablement l’investissement s’arrêtera. L’épargne fuira massivement vers les pays les plus stables et leurs banques pour se prémunir d’un risque de conversion ou de gel. On commencera à se demander, dans une économie européenne totalement intégrée où les dettes et les créances sur l’étranger représentent, dans chaque pays, deux ou trois fois le PIB, en quelle monnaie serait convertie telle dette ou telle créance, et si les transactions avec d’autres pays de la zone s’équilibrent au jour le jour, ou laissent chaque entreprise, chaque banque, chaque Etat, victime d’une roulette russe mortelle s’il devait être exposé à une variation de valeur le jour où un grand pays sort de l’euro. A ce moment là, la crise du secteur public aurait contaminé non seulement les banques, mais toute l’économie productive, et l’effort institutionnel qu’il faudrait faire pour rassurer serait peut-être inaccessible. A défaut d’avoir aidé la Grèce à ne pas faire défaut, nous allons donc devoir l’aider à garder des banques ouvertes et une monnaie qui circule.

3 – La recapitalisation des banques, une distraction récessive

Les modes se développent rapidement chez les économistes. Celle de l’automne était d’une élégante simplicité : puisque les Etats d’Europe ne parviendront pas à construire la machinerie fédérale complexe qui leur permettrait de mutualiser leurs dettes, qu’ils s’assurent au moins que leurs banques puissent faire face aux chocs qui pourraient survenir en cas de défaut des Etats les plus fragiles. A défaut de sauver l’Europe, qui n’existe que depuis 50 ans, assurons-nous au moins de préserver l’existence d’un système de paiement, d’un système de crédit, de la monnaie sous sa forme scripturale, toutes choses avec lesquelles nous vivons depuis la Renaissance. Et la taille du problème paraît en effet se réduire à proportion de l’ambition du sauvetage, puisque les banques ne détiennent au fond qu’une minorité des obligations d’Etat.

Passons sous silence l’impasse qui est faite, dans ce raisonnement, sur les autres créanciers des Etats, épargnants directs, SICAV, fonds de pension, fonds souverains, banques centrales étrangères, compagnies d’assurance vie, qui ont investi sur des obligations d’Etat à faible rendement en raison de leur prétendue sécurité. Imaginons un instant qu’ils prennent leurs pertes, en incluant les compagnies d’assurance qui devraient à un certain point, pour survivre, répercuter la perte sur les porteurs de contrats d’assurance vie, et donc être déliées par la loi de la garantie qu’elles donnent au nominal des contrats d’assurance-vie en euros. Notons juste au passage que tous ces épargnants se garderaient alors de réinvestir ce qu’il leur reste en quelque obligation publique que ce soit, ce qui ferait monter les taux au ciel et rendrait simplement impossible le financement des déficits courants des Etats.

Oublions tout cela, et restons-en aux banques. Elles devraient bien sûr être recapitalisées d’un montant au moins égal aux pertes qu’elles enregistreraient sur les obligations d’Etat. Les économistes à la mode d’automne ont pour cela une proposition simple : faisons les recapitaliser par les Etats ! Bien sûr, ceux–ci n’ont pas d’argent : ils devraient donc lever de la dette, d’un montant correspondant exactement, au global, à la dette qu’ils renient, même si les dettes seraient plutôt reniées par les Etats du Sud et les recapitalisations faites par les Etats du Nord. Et qui souscrirait ces obligations ? Là est le raffinement suprême : les obligations seraient souscrites… par les banques, qui devraient bien placer quelque part l’argent de cette recapitalisation : la règlementation les incite à placer leurs liquidités en titres d’Etat, puisque ce sont les seuls qui sont réputés « sûrs » et dont la détention n’exige pas de mettre de côté un capital supplémentaire pour faire face aux variations de valeur – c’est là qu’on voit que la règlementation est faite par les Etats.

Ce schéma de Ponzi, appliqué à l’économie publique, n’aurait trompé personne. Il est dangereux parce qu’il est absurde et circulaire, mais surtout parce qu’il banalise les défauts d’Etat. La vérité, c’est que les Etats du cœur de l’Europe ne doivent pas, en aucun cas, et quel que soit le niveau de capitalisation de leurs banques, faire faillite, sauf à entrainer des conséquences incalculables sur la continuité des services publics et l’existence du système de paiement.

Les Européens ont fini par se rendre à l’évidence, mais non sans jouer pendant quelques semaines avec l’idée que la recapitalisation des banques pouvait être un substitut à la solvabilisation des Etats. Et c’est vrai que la manœuvre était politiquement tentante, qui mettait sur le dos des banques la responsabilité de l’incapacité des Etats à honorer leur dette. Le résultat est que, pour pouvoir redonner confiance, ils vont devoir faire les deux.

Le FMI ayant largement popularisé l’idée que la recapitalisation des banques permettait de construire des « pare-feux » à la crise des dettes souveraines, il a été décidé d’anticiper le mouvement d’adaptation des banques aux nouvelles exigences de capitalisation qui tirent les leçons de la crise des subprimes , dont elles étaient, pour le coup, les responsables et les coupables : passage immédiat des normes « Bâle 2 » à « Bâle 2,5 », puis dans l’avenir à Bâle 3. Mais surtout, ces exigences de recapitalisations doivent être atteintes sous certains scénarios de stress qui, contrairement à ce que prévoyaient les normes précédentes, doivent permettre aux banques d’enregistrer des pertes sur emprunts d’Etat. Quelles pertes ? Celles qui résultent de l’évaluation instantanée que fait le marché, au 30 juin 2011, de la valeur des obligations publiques : toutes les décotes appliquées par le marché à cette date aux obligations du Sud, moins les surcotes que la fuite vers la qualité a appliqué aux obligations du Nord. C’est ce calcul qui aboutit au besoin de recapitalisation de 108 milliards.

Notons au passage le formidable saut quantique que ce mode de calcul fait faire à la conception anglo-saxonne de la comptabilité en « marked to market », dont on sait à quel point elle est dangereusement procyclique. Traditionnellement, les banques ne provisionnaient que les obligations qu’elles comptaient revendre à court terme, avant leur échéance. Pour celles qui étaient détenues jusqu’à maturité, la question n’était pas de savoir comment le marché les évaluait à l’instant T, mais si elles seraient remboursées à l’échéance avec les intérêts prévus. A partir du moment ou l’on accepte, pour ce semestre, que le besoin de recapitalisation des banques soit fonction d’une valeur instantanée du stock, que se passera-t-il le semestre prochain, si le spread de l’Italie augmente, ou celui de la France ? Faudra-t-il rajouter une couche tous les semestres ? Non, bien sûr, mais on aura créé un précédent.

Mais surtout, les décotes actuelles ne protègent pas les banques contre de nouveaux défauts. Elles mesurent juste l’évaluation que fait le marché d’une probabilité de défaut. Prenons l’exemple de la dette italienne, actuellement décotée d’environ 10 %. Le marché ne croit pas, bien sûr, que l’Italie va renier 10 % de sa dette : personne, jamais, nulle part, n’a été assez fou pour prendre le risque de faire un défaut pour alléger son surendettement de seulement 10 %. Ce que mesure le marché, c’est le risque que l’Italie fasse défaut, ce qui coûte en moyenne, historiquement, 50 à 60 % aux prêteurs. Et si la décote est de 10 %, c’est parce que le marché pense que ce risque est d’environ 5 contre 1 au bookmaking des défauts souverains.

Dès lors, protéger les banques contre un défaut de 10 % de l’Italie n’a aucun sens. C’est trop si, comme il est le plus probable, l’Italie honore sa dette. C’est trop peu si elle la renie. Et comme il n’y a pas dix Italie pour équilibrer les paris sur la loi des grands nombres, la provision que vont passer les banques sera inutile. Et n’enlève rien à la nécessité absolue de faire en sorte que l’Italie puisse honorer sa dette. Car aucun niveau de capitalisation ne peut protéger la solvabilité et la liquidité des banques en cas de faillite de leur Etat d’origine, et peu de banques européennes pourraient faire face aux effets en chaîne d’un défaut d’un grand Etat d’Europe.

Maintenant que le mouvement est lancé, les banques vont devoir ajuster leur base de capital à ces nouvelles exigences. Elles devront augmenter leur capital, ou alternativement, on l’oublie trop souvent, réduire leurs encours à risque. Comme elles ne valent aujourd’hui que 40 % de leurs capitaux propres comptables, comme si 100 euros investis en actions d’une banque n’en valaient plus que 40 simplement parce qu’ils sont dans une banque, elles auront le plus grand mal à trouver de vrais investisseurs en fonds propres durs, surtout si la crise souveraine ne se résout pas, et elles auront aussi les plus grandes réticences à diluer leurs actionnaires actuels à des cours aussi manifestement massacrés. Elles vont donc réduire massivement, très vite, leurs encours. Les banques françaises sont déjà sorties, par nécessité, des financements en dollars, et les entreprises européennes devront de plus en plus être accompagnées par des banques étrangères pour leurs financements à l’exportation. Elles vont devoir aussi vendre, parfois à perte, des portefeuilles de crédit, et leurs filiales non core . Et réduire leurs activités de marché, ce qui n’est pas forcément une mauvaise chose du point de vue de leurs risques. Mais il serait naïf de croire que ce « deleveraging » des activités bancaires sera sans impact négatif sur la croissance, ni que le régulateur n’aura pas à intervenir pour éviter que ceci n’entraîne un credit crunch dont les effets sur l’économie productive seraient extrêmement récessifs.

4 – La monétisation se décidera ailleurs qu’au Sommet

La recapitalisation des banques ne rendant pas plus envisageable qu’avant un défaut souverain, le cœur du sommet était donc bien de solvabiliser les Etats.

La France est entrée en négociations avec une proposition stupéfiante, consistant, pour faire simple, à ce que les Etats obtiennent de la BCE qu’elle s’engage devant le Conseil européen à financer par la création monétaire l’essentiel des nouvelles émissions des dettes d’Etats du Sud, que le marché ne veut plus prendre à prix raisonnable. Le tout dans un fonctionnement qui donnait l’essentiel de la décision aux Etats.

II n’est pas étonnant que la France ait rêvé à cette solution extrême. C’est celle qui menaçait le moins son rating AAA, car plutôt que d’accroître les engagements financiers des pays du Nord (Allemagne, Pays-Bas) et du centre (France, Belgique) pour sauver ceux du Sud, elle transformait en inflation potentielle le coût du sauvetage. Or, le rôle des agences de rating est de mesurer les risques de défaut liés à la dette d’un émetteur, pas le risque de dévaluation que l’inflation potentielle fait peser sur ses créances.

Or ce n’est pas avec les agences de rating que nous négocions, mais avec nos partenaires allemands. Et le seul fait que cette proposition ait été faite, d’une façon semble-t-il non tactique, montre l’extraordinaire recul des relations franco-allemandes, et notre faible compréhension de ce qui fait l’histoire, la culture, et les traumatismes de l’Allemagne. L’Allemagne est un pays traumatisé par deux périodes d’hyper-inflation en un siècle, qui ont ruiné l’économie : l’une provoquée par les réparations françaises (« l’Allemagne paiera »), qui a facilité la montée du nazisme, l’autre provoquée par la défaite face aux Alliés. Elle s’est réinventée en un Etat de droit, fondé sur la séparation des pouvoirs, et une monnaie stable, qu’elle a accepté de partager. La proposition française avait ceci d’extraordinaire que, vue par un allemand, elle foulait au pied tout ce qui fait l’identité allemande.

La réussite d’une monnaie stable, d’abord. D’un point de vue allemand, faire financer par la planche à billets les déficits budgétaires, c’est-à-dire faire acheter par la banque centrale les émissions obligataires nouvelles des Etats, c’est exactement ce que fait Robert Mugabe, ou les autres Etats impécunieux d’Afrique. Autoritarisme politique, laxisme économique, inflation de la masse monétaire : mauvais souvenirs.

C’est aussi contraire à l’Etat de droit, puisque l’article 121 du Traité l’interdit de façon absolument inconditionnelle et formelle. Certes, la Banque centrale européenne a parfois accepté, de son propre chef et grâce au courage de son Président, d’aller aux limites du Traité, en luttant contre des accès de spéculation en rachetant sur le marché secondaire, et non à l’émission, des titres menacés. Elle l’a fait, dit-on, pour plus de 150 milliards d’euros, en respectant au moins la lettre de la loi, non sans obtenir des Etats un engagement de la compenser en cas de pertes. Ce qui signifie d’ailleurs que les euro-obligations commencent à exister, discrètement : l’Allemagne les refuse encore en principe, mais Trichet les a faites, en pratique, pour des montants malheureusement expérimentaux. Mais elle l’a fait au cas par cas, en toute indépendance, pour donner le temps aux politiques de mettre en place les traitements de fond, et la monétisation, comme la morphine, n’en est pas un. Ici, pour contourner l’article 121, la proposition consistait à ce que le FESF devienne une banque, et puisse ainsi avec 250 mds de capital disponible, acheter 2 000 milliards d’obligations d’Etat avec des fonds fournis par la banque centrale, qui se serait ainsi retrouvée en risque après les premiers 12 % de pertes sans que les Etats ne s’engagent formellement à rembourser les sommes qu’aurait investies le FESF dont ils sont les actionnaires.

Et c’est le pire défaut de la position française du point de vue allemand : vouloir instituer dans un sommet une décision liant la Banque centrale est une atteinte à la séparation des pouvoirs, et à l’indépendance de la Banque centrale, qui est la garantie de bonne gouvernance qu’ont obtenue les Allemands pour accepter de partager leur monnaie. Certes, les banques centrales américaines et britanniques utilisent parfois la monétisation des déficits. Mais elles le font en tant qu’institutions indépendantes, dans le cadre de leur mandat, quand elles estiment que les risques pour la stabilité financière sont plus grands que les risques d’inflation induite. Et pas parce que le Sénat américain le déciderait, au moment où cela arrange le calendrier électoral. Quand la réserve fédérale achète des titres publics, elle achète des obligations des Etats-Unis d’Amérique, et ne s’occupe pas de savoir s’il faut qu’elle aide plutôt le financement de l’Alabama ou celui de l’Arizona ; son mandat n’est pas de décider des transferts entre américains, ce qui est du ressort des hommes politiques, il est de régler l’évolution de la masse monétaire aux besoins de l’économie, ce qui est le mandat indépendant des banquiers centraux : elle le fait en achetant éventuellement des obligations dont le remboursement est garanti par l’ensemble des Américains.

Nous ne sommes pas, à Terra Nova, des ayatollahs du monétarisme. Nous avons déjà écrit que, maintenant que la BCE a assis sa crédibilité, une réforme des Traités pourrait utilement lever certaines des interdictions qui sont faites à la Banque centrale, pour rendre ses interventions aussi indépendantes, mais plus efficaces, dans le cadre d’un mandat élargi à la préservation de la stabilité financière et à la surveillance des banques de la zone euro. C’est-à-dire pour harmoniser le droit avec les faits, et arrêter de mettre les interventions utiles de la BCE à la merci d’un professeur de droit allemand. Mais l’indépendance de la BCE est le cœur de la confiance entre l’Allemagne et le reste de l’Europe. Il est dommage qu’elle ait été ébranlée.

Le réglage des interventions de la BCE sur les obligations d’Etat se décidera donc là où cela doit se faire : au Conseil des gouverneurs, et non au Conseil européen. Et il appartiendra aux Etats de convaincre les banquiers centraux, à défaut des marchés, qu’ils sont solvables, et que leur difficulté de placer la dette sur le marché ne vient que d’un affolement spéculatif et passager.

5 – Démultiplication du FESF : le véritable progrès pour faire face à la crise

De toutes façons, les achats directs de titres par la BCE n’ont vocation qu’à être exceptionnels. Pour donner aux Etats européens la capacité d’acheter dès l’émission des obligations du Sud dans des proportions suffisantes pour leur laisser le temps de s’ajuster, il fallait augmenter la capacité d’action du FESF, sur lequel 750 milliards ont été levés, mais qui ne peuvent être utilisés qu’à proportion de la contribution des Etats dont la signature n’est pas menacée, soit 450 milliards en tout ; car il faut bien que le fonds puisse lever des fonds aux taux les plus bas, et l’Italie ne peut pas réassurer l’Italie, ni la Grèce l’Espagne. Sur ces 450 milliards, environ 200 sont réservés pour la Grèce et les banques. Il n’en reste donc que 250 pour lutter contre la contagion au stock de 2 500 à 3 000 milliards de dettes des Etats menacés. Or l’augmentation des ressources du FESF s’est heurtée à l’imprévisibilité des processus de ratification parlementaire dans les Etats du Nord, et au barrage posé par la Cour constitutionnelle allemande. D’où une sorte de concours Lépine de l’innovation financière, pour sécuriser plus de dettes avec le même argent.

Le résultat est que les nouvelles émissions de dette souveraine des pays du Sud de l’Eurozone devraient bénéficier, de la part du FESF, d’une garantie partielle, à hauteur des « premiers » 20 % de perte actuarielle, ou des 20 % qui suivent directement un premier  « ticket modérateur » de 5 à 10 % qui serait laissé à la charge des investisseurs. Soit que l’émission des dettes du Sud soit assortie d’un certificat de garantie détachable sur le FESF, en application d’un mécanisme complexe dont le but est de contourner les clauses des contrats existants qui interdisent de donner des garanties à des dettes nouvelles au détriment des anciennes. Soit qu’un fonds soit mis en place pour acheter ces dettes, par le FESF ou le FMI, dans lequel le FESF aurait une position subordonnée qui le conduirait à prendre les premiers 20 % de pertes en cas de défaut et les investisseurs normaux, principalement des pays émergents, fourniraient les fonds en position « senior ».

Du point de vue de l’investisseur extérieur au système de garantie, la valeur de ces obligations devrait se trouver à peu près à mi chemin entre le prix d’une obligation du Nord et celle d’une obligation du Sud. En effet, l’investisseur mesure le risque de défaut et applique une prime pour le compenser. En cas de défaut, la perte est en moyenne, sur les dettes d’Etat, de 50 à 60 %.

Si les pays du Nord couvrent la première perte de 20 %, on peut estimer que la prime de risque entre obligation du Nord et obligation du Sud sera réduite de 30 à 50 %, sur les nouvelles obligations émises par le Sud. A l’inverse, les obligations anciennes ne devraient pas bouger beaucoup, sauf légèrement à raison de l’amélioration des conditions de taux sur la dette nouvelle. Mais les Etats du Sud auront la charge assez délicate de gérer un double marché de la dette.

Les dettes nouvelles s’analyseraient donc comme des «  eurobonds partielles », les pays du Sud ayant bénéficié d’un « rehaussement de crédit » des pays du Nord. C’est une solution assez puissante. Au début de la crise, elle aurait arrêté la spéculation immédiatement. Au point où nous en sommes, il faut espérer qu’elle suffira à calmer les marchés.

En sens inverse, les pays du Nord auront pris un « engagement hors bilan » qui s’ajoutera à leur dette en cas de défaillance d’un Etat du Sud. Et qui pourrait bien être pris en compte dès aujourd’hui, comme une dette potentielle ou une dette hypothétique, quand les agences de rating et les investisseurs évalueront la solvabilité des Etats du Nord.

Pour prendre le cas de l’Etat du Nord le plus fragile, la France, les marchés ajouteront à sa dette réelle, environ 90 % du PIB, l’ensemble des engagements qui ne sont pas encore de la dette, mais pourraient le devenir si les choses tournent mal, et dont beaucoup sont liés à la crise européenne : engagement de devoir soutenir ses propres banques en cas d’approfondissent de la crise, avec cette circonstance particulière que chacune des plus grandes banques françaises présente un total de bilan de même ordre de grandeur que le PIB ; engagement vis-à-vis du portefeuille obligataire de Dexia, dont le précédent management a réussi la prouesse de créer à lui tout seul des eurobonds à la charge exclusive de la France et la Belgique, obligées de garantir son portefeuille d’obligations du Sud ; engagement de devoir recapitaliser la Banque centrale européenne si celle-ci venait à perdre de l’argent, ce qui arrivera en cas de défaut grec ; engagements vis-à-vis de la Grèce, de l’Irlande et du Portugal ; et enfin, une petite centaine de milliards d’euros, soit tout de même 5 % du PIB, au titre de ce nouveau FESF démultiplié.

En démultipliant son efficacité, le FESF a d’ailleurs aussi démultiplié ses risques. S’il avait acheté des obligations du Sud, son risque « maximum » aurait été de perdre les 50 % de décote qui se constatent en moyenne, sur l’histoire longue, en cas de défaut d’un Etat. Mais en assurant les premiers 20 % de perte, il prend le risque, exactement comme les assureurs « monoline » pendant la crise des subprimes , de perdre l’intégralité de sa mise, même pour un défaut limité d’un Etat du Sud. Les montants contribués au FESF ont donc beau ne pas avoir été accrus, la technique financière utilisée a transformé le FESF en un « concentré de risque » exactement comme s’ils l’avaient été.

Ceci est positif du point de vue de la solidarité européenne, mais signifie aussi que les pays du Nord ont du accepter de dégrader leur solvabilité à l’exacte mesure de celle qu’ils prêtent au Sud. La technique financière ne produit pas de miracles, et ne crée pas de valeur.

Du point de vue de la France, ce système d’ eurobonds partiels, au seul profit des Etats du Sud, comporte donc des risques supplémentaires par rapport aux propositions d’ eurobonds qu’avaient formulées l’institut Bruegel ou Terra Nova. Dans les propositions « fédéralistes », tout le monde garantit tout le monde, au moins dans les Etats du cœur, en échange d’une certaine communautarisation des procédures budgétaires. Dans le système tel qu’il est en train de se mettre en place, les forts et les moins forts garantissent les faibles, à proportion de leur PIB, en échange d’une mise sous tutelle budgétaire des faibles par les forts, c’est-à-dire l’Allemagne.

Le risque de cette méthode est clair pour tout le monde : si les mesures de rigueur ne sont pas suffisantes pour ramener les marchés sur la solvabilité de l’ensemble des pays européens, la spéculation se reportera sur les Etats du milieu, ceux qui ne sont pas assez faibles pour bénéficier des garanties, mais qui se sont affaiblis en les donnant. Ou elle s’équilibrera entre les Etats faibles (Espagne, Italie), dont le spread sera réduit par le bénéfice de la garantie, et les Etats du Centre (France, Belgique), dont le spread augmentera du fait de la garantie.

Car les masses énormes de capitaux en circulation, créées par les déséquilibres des paiements courants et les politiques monétaires laxistes aux Etats-Unis, spéculent sur tout ce qu’ils trouvent. Autrefois, ils spéculaient sur les dévaluations en Europe. L’union monétaire a fermé pendant vingt ans ce terrain de jeu, et aurait continué de le faire si les dettes publiques avaient été contenues ou communautarisées. Mais aujourd’hui, elles sont habituées à spéculer sur les écarts de taux entre Etats européens, dans un contexte où on leur a montré qu’il fallait apprécier individuellement la solvabilité de chaque Etat, même si la monnaie est commune. La probabilité de défaut de chaque pays européen va donc être mesurée chaque jour sur un marché de paris où la confrontation des offres et des demandes va déterminer si l’Italie ou la France peuvent encore financer leur déficit, ou non. Et si elles le peuvent, à quel coût.

6 – Triple A et plan de rigueur : les marchés ont déjà anticipé… pas les Français

La France est une victime toute désignée des ces changements d’humeur, elle dont les deux tiers de la dette sont détenus par l’étranger (un tiers seulement pour l’Italie), et qui affiche encore 3 à 4 % de déficit primaire, hors les charges d’intérêt (l’Italie, elle, est en excédent primaire, depuis 10 ans, son déficit ne résultant que d’une charge de la dette antérieure à l’entrée dans l’euro). Si la France était jusque là classée comme un pays assez sûr, c’est parce qu’elle avait moins de dette (90 % du PIB contre 120 %), même si cette dette croît plus vite, et parce que son système politique est moins décrédibilisé. Mais que la France reprenne une part des risques italiens, et que s’estompe l’effet « bunga bunga », les marchés auront tôt fait de réévaluer l’écart de taux entre les deux pays.

Beaucoup de hedge funds ont d’ailleurs commencé, depuis environ 15 jours, à se mettre longs sur la dette italienne et courts sur la France. Plus significatif, le coût de l’assurance contre un défaut de la France est monté de 100 points de base, à 180 points de base, en quelques semaines ; ce qui veut dire qu’il coûte aujourd’hui près de 2 millions d’euros par an d’assurer 100 millions de dette française contre le risque de défaut. Et plus important encore, l’écart de taux entre la France et l’Allemagne atteint le record historique de 120 points de base, 1,2 % d’intérêt par an, contre 0,3 % avant le début de la crise souveraine.

On explique souvent, mais il est bon de le répéter, quels sont les coûts et les risques de ce dérapage. 1% de taux d’intérêt, s’il se maintient dans le temps, c’est un coût de plus de 15 milliards à terme chaque année sur le budget de l’Etat. C’est l’équivalent de deux points de TVA. Ou c’est comme si disparaissaient d’un coup tous les budgets alloués au ministère de la Culture, plus celui de l’Agriculture, plus celui des Affaires étrangères, plus celui de l’Ecologie et des transports. Mais cela ne s’arrête pas là : car si des économies ne sont pas faites pour supprimer le déficit primaire, au-delà de la simple compensation de la hausse des taux, la confiance se dégrade et les taux augmentent encore : et l’on entre dans la spirale dans laquelle nous ont devancés Grecs et Italiens.

On dit moins souvent à quel « standing de créance » correspondent ces conditions de financement réelles qui sont aujourd’hui celles de la France. Ce sont des conditions moins bonnes que celles des grandes entreprises privées internationales, comme Danone ou Coca-Cola. Ce ne sont pas les conditions d’un émetteur classé « triple A », mais celles d’un « A » ou d’un « BBB+ ». Autrement dit, quoi que fassent les agences de rating , nos créanciers nous ont déjà dégradés.

Dans ces conditions, la focalisation du débat politique sur les agences de rating participe d’un « complexe du bon élève » qui constitue sans doute une erreur politique et un contre-sens tactique.

Une erreur politique, parce qu’on ne motive pas un peuple à faire des efforts pour garder une note, attribuée par des conglomérats privés employant des technocrates, dont ce n’est pas une insulte de dire qu’ils n’ont pas beaucoup de prix Nobel, à juger des politiques économiques. Il est trop facile pour les populistes de se distraire en les invectivant, ou en organisant d’amusantes « opérations andouillette ». Ce qui est en jeu, ce n’est pas une note, c’est notre modèle de solidarité, dont il faut essayer de préserver le cœur menacé. Et ce n’est rien moins que la continuité des services collectifs.

Un contre-sens tactique parce que ce n’est pas les agences de rating qu’il faut convaincre, mais les créanciers. Les agences de rating , dans cette affaire de crise souveraine qui remet en cause toute la hiérarchie des rendements et des risques, du Nord et du Sud, du public et du privé, et tous les principes de la finance, sont terrorisées comme des lapins perdus sur l’autoroute. Elles n’orientent plus les marchés, elles les suivent. Elles n’ont pas la moindre idée de ce qu’il faut faire, peu de compétences macroéconomiques pour démêler l’écheveau, et la théorie ne leur est d’aucun secours : car la théorie économique n’apprend rien sur le point à partir duquel une dette d’Etat devient insoutenable. Tout ce qu’on sait de la théorie, c’est qu’il y a un point en deçà duquel la solvabilité est certaine (les critères de Maastricht), un point au-delà duquel la faillite l’est aussi (là où se trouvait la Grèce) ; et entre les deux, ce que les économistes appellent une « zone d’indifférence », où l’on peut basculer d’un coté ou de l’autre, en fonction de l’action des politiques et de la réaction des marchés, qui est aussi une affaire d’appréciation politique. C’est là que nous sommes ; et à ce point de rupture, il est un peu vain de faire une hiérarchie à 12 notes.

Les agences le savent, et leurs actions sont guidées essentiellement par le souci de se protéger : se protéger des risques règlementaires dans les Etats du Nord, essentiels à leurs activités car ils abritent le gros des marchés, et contre les vociférations de ceux du Sud, impatients que la notation entérine le renversement des équilibres mondiaux. Il se fait d’ailleurs progressivement ; on a rendu compte dans la presse des dégradations ou alertes intervenues sur les pays du Nord au cours des douze derniers mois (USA, Grèce, Italie, Espagne, Irlande, Portugal, Japon, alerte sur la France), moins des « upgrades » dont ont bénéficié les pays du Sud. Car il y a des pays qui remontent l’échelle pendant que l’Occident la descend ; l’an dernier la Turquie, le Brésil, le Pérou, le Paraguay, le Bolivie, l’Angola, l’Indonésie et l’Estonie.

Prises entre deux feux, les agences ont donc peur, et rien ne les terrorise plus qu’un gouvernement qui se présente d’une manière à la fois docile et indolente, en les assurant qu’il est prêt à « faire tout ce qu’il faudra pour préserver le Triple A »… tout en n’en faisant rien, comme s’il attendait que l’agence lui dise quoi faire. Or l’agence n’en sait rien, elle non plus. Elle attend de voir ce qui sera fait, comment les marchés réagiront à ce qui sera fait, et elle suivra derrière.

Les dernières déclarations de Moody’s sur la France sont écrites entièrement par des juristes pour se protéger, en inventant pour la France un nouvel étage : on connaissait la dégradation, la mise sous surveillance en vue d’une dégradation éventuelle, on nous invente donc l’alerte à une éventuelle mise sous surveillance en vue d’une possible dégradation. Le but n’est autre que de pouvoir, si les choses s’enveniment, suivre vite le marché en pouvant dire qu’on avait prévenu. Standard and Poor’s est plus net encore en disant que la France serait dégradée en cas de nouvelle récession ou de « choc sur les taux », c’est-à-dire si le marché n’a pas confiance.

L’impact d’une éventuelle dégradation de la France ne serait pas nul pour autant, sinon sur les conditions de crédit, au moins sur le fonctionnement du FESF. Car le FESF a été créé pour être « triple A », et ne fonctionne qu’à proportion des économies qui lèvent leur dette au plus faible coût. Les deux plus grosses sont, encore, la France et l’Allemagne. Si la France venait à être dégradée, il faudrait choisir entre réduire la taille du FESF pour que lui-même reste « triple A », et accepter que l’Allemagne y prenne seule les décisions, ou accepter que le fonds n’ait plus qu’une notation égale à celle de la France. La deuxième solution est bien sûr la seule praticable, mais il faudra en convaincre les Allemands, et s’assurer que la dégradation, déjà anticipée par les marchés, n’ait pas un effet supplémentaire de décalage des conditions de financement de la France et du Fonds.

Pour compenser l’impact négatif que peut avoir sur le marché l’augmentation du coût pour la France du sauvetage du Sud, ainsi que l’impact de la crise sur la croissance – qui rend caduques les hypothèses du projet de loi de finances -, le gouvernement devra, cette fois, convaincre les marchés, les créanciers. C’est-à-dire entrer dans une véritable politique de rigueur. Et cela dès avant les élections.

Et la gauche aussi devra livrer sa conception de la rigueur. Celui qui gagnera sera le plus crédible, c’est-à-dire le plus ductile, le plus capable de remettre en cause, dans un projet de société cohérent, ses tabous d’avant la crise. En particulier, le refus de l’augmentation des impôts pour la droite, et le refus des coupes brutales de dépenses pour la gauche. C’est cette compétition qui commence. Elle est saine.

7 – Les Etats-Unis d’Europe

La scénographie des Sommets en dit long sur la manière dont l’Europe fonctionne, et ce vers quoi elle dérive.

Scénographie des décisions d’abord. Il n’y a plus, bien sûr, de « directoire »  franco-allemand. Il y a l’Allemagne et la BCE qui décident, et la France qui bénéficie du droit de plaider un peu plus longtemps ou en plus petit comité que les autres. Quand l’Allemagne et la BCE ne sont pas d’accord, comme en juillet sur le défaut grec, la France peut d’ailleurs jouer un rôle d’intermédiaire utile pour rapprocher leurs points de vue ; mais quand elle essaie d’entrer en conflit avec les deux, comme cette fois où elle a tenté d’imposer la monétisation au Sommet, sa capitulation doit être totale.

Scénographie du contrôle démocratique, ensuite. Ces vingt-sept exécutifs, plus la Commission, sont contrôlés par 27 parlements, plus le Parlement européen. Mais il y en a un seul qui fait s’interrompre le Sommet pour que son Gouvernement obtienne son accord sur les mesures, en session plénière, avant de s’engager : c’est le parlement allemand. Parce que le Tribunal de Karlsruhe l’a demandé, et aussi parce qu’après tout, c’est le peuple allemand qui, dans cette histoire d’ eurobonds , prête un peu de sa solvabilité au Sud, en s’engageant à payer une partie des pertes. Mais le résultat est tout de même que c’est au Bundestag, et pas à la Commission ni au Parlement européen, que les journalistes ont appris le détail des mesures du Sommet. Comme si le Sommet européen était une sorte de Sénat en train de faire la navette avec une chambre basse avec laquelle il devait se mettre d’accord, et que cette chambre basse était 100 % allemande.

Scénographie des humiliations, ensuite. Faute d’avoir complété l’union monétaire d’une gouvernance budgétaire qui aurait imposé des règles et des sanctions pour prévenir les dettes excessives, on gère par l’humiliation les situations où il faut faire pression pour qu’un Etat s’engage dans une politique de rigueur. La façon dont a été traité le Premier ministre italien pendant ce Sommet était inconcevable dans les règles de comportement classiques qui étaient celles des Sommets européens pendant les 40 premières années de la construction européenne : convoqué devant un tribunal franco-allemand où le français était un procureur d’autant plus impatient de rendre l’audience publique qu’il voulait que chacun réalise qu’on l’avait encore cette fois invité du bon coté de la table ; moqué en son absence dans une conférence de presse conjointe de chefs d’Etat. Tout cela laissera des traces en Italie, car les peuples ont une dignité, même quand leurs dirigeants sont ridicules. Il ne faut pas les humilier.

Ajoutons enfin, dans les scénographies européennes, les scènes de « drama queens » qui viennent de la règle de l’unanimité ; comme nous en ont faites récemment encore, sur l’existence même du FESF, les parlements finlandais et slovaques. On pourrait actualiser une blague classique de normalien, et annoncer un jour que les Poldèves bloquent le réhaussement de la dette italienne, il est probable que les agences de presse relaieraient l’information.

Tout cela montre à quel point la gouvernance européenne est à bout de souffle. Chacun sent bien qu’il va falloir la changer. Les dirigeants français un peu moins que les autres, car ils gardent en souvenir l’échec de la Constitution européenne.

Mais nous en arrivons au point où les peuples vont avoir plus de chances encore de rejeter l’Europe telle qu’elle existe que de refuser une Europe fédérale.

Car les peuples peuvent comprendre qu’il y ait des règles constitutionnelles qui s’imposent aux finances des Etats, et même une surveillance mutuelle organisée des budgets avant qu’ils soient votés, et même des sanctions appliquées selon des règles à ceux qui ne respectent pas les règles ; après tout, la liberté de chaque Etat s’arrête où commence celle de ses voisins, et l’expérience a amplement démontré que les déviants budgétaires imposaient des troubles à toute l’Europe. Mais les peuples n’accepteront pas que deux collègues prennent pas surprise leur dirigeant, l’humilient et le moquent, et lui imposent, en un weekend, sans étude ni préparation, de réformer son régime de retraite, sauf à se faire couper les vivres et mettre la clé de l’Etat sous la porte.

Ils peuvent comprendre aussi qu’il faudra, sur beaucoup de sujets, abandonner l’unanimité, et que les institutions soient construites sur le principe  « un citoyen, une voix », et non « un Etat, une voix » ; bien sûr, la Lettonie ne peut pas prétendre à la même influence que l’Allemagne. Mais les peuples ne comprendront pas qu’au moment où se décide leur avenir, ce soit le Parlement allemand, et lui seul, qui exerce le contrôle démocratique.

Bref, il ne faut pas souhaiter trop de sommets comme celui là, car la violence de ces négociations sous diktat est bien plus destructrice pour l’identité et la fierté des peuples que le fonctionnement de droit d’un Etat fédéral, ou chacun a le même droit à l’expression, même si la décision majoritaire s’impose à tous.

Par ailleurs, la Cour constitutionnelle allemande a mis de tels obstacles aux conditions dans lesquelles l’Allemagne peut contribuer à la résolution de la crise que les européens allemands eux-mêmes ne pourront avancer que dans le cadre d’un projet fédéral.

La dernière décision du Tribunal de Karlsruhe est en effet très révélatrice. Fondamentalement, le Tribunal est souverainiste, tendance parlementariste ; il considère que les institutions européennes n’ont pas de légitimité démocratique, parce que les peuples n’y sont pas représentés selon le principe : « un homme, une voix » ; elles n’ont donc pas de légitimité à prendre des décisions financières qui engagent l’Allemagne. Ces décisions doivent être prises dans un cadre national, aussi longtemps que c’est dans ce cadre que les peuples consentent à l’impôt et supportent les conséquences de leurs actes. Les soutiens aux pays du Sud en crise doivent être très limités et exceptionnels, approuvés dans le détail et au cas pas cas par le Parlement allemand avant que la chancelière n’engage son pays, et il ne saurait être mis en place de mécanismes de solidarité budgétaires plus significatifs, plus autonomes ou plus durables que le FESF sans réformer la Constitution allemande, c’est-à-dire faire un référendum en Allemagne.

Le référendum en Allemagne, il faudra peut-être y venir un jour, car cette décision change tout. Au-delà de ce qui a été fait jusqu’à aujourd’hui, et nous sommes vraiment arrivés aux limites de l’exercice, cela veut dire que l’Europe ne progressera plus dans les méandres de la technique, mais au grand jour du débat politique. Et il méritera à nouveau de se battre pour elle. C’est pour cela notamment que les allemands pro-européens, comme par exemple la ministre Ursula Van der Leyen, ou de façon plus interrogative la chancelière elle-même, ne proposent pas un fonds monétaire européen, un gouvernement économique ou des eurobonds … inventions de technocrates bien intentionnés. Quand ils parlent d’aller plus loin, ils parlent des « Etats-Unis d’Europe ».

Et c’est bien là que nous allons devoir aller si nous ne voulons pas que l’Europe sombre. Un système politique démocratique qui représente les peuples en fonction de leur population, où la décision de la majorité devienne la loi de tous, et où les dettes, qui sont raisonnables au global, seront solidairement assumées en contrepartie d’une discipline commune. Un système qui ne soit pas gouverné par l’Allemagne, mais par la règle de la majorité et celle du droit.

Cette proposition d’une Europe fédérale, tout indique qu’elle sera bientôt faite, probablement par l’Allemagne, qui aura beaucoup procrastiné, beaucoup tardé, beaucoup consulté, comme elle le fait toujours, mais qui aboutira à la conclusion qu’elle ne peut laisser l’Europe se déliter. Ce sera ce Gouvernement, avec ses positions financièrement rigoureuses, ou le suivant s’il est de gauche, avec un peu plus d’ouverture à la solidarité économique. Mais l’opportunité politique viendra, et nous devons être prêts, le combat politique qu’il faudra mener sera immense. Et cette fois, il faudra le gagner.

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