Travailler au XXIème Siècle – L’ubérisation de l’économie ?
Ce rapport réalisé pour l’Institut de l’Entreprise et Terra Nova par Jacques Barthélémy et Gilbert Cette paraît aux Editions Odile Jacob ce mercredi 4 janvier 2017. Nous en proposons ici une rapide présentation.
Le texte ci-dessous présente dans les grandes lignes l’ouvrage qui paraît aux Editions Odile Jacob, et qu’il est possible de se procurer en cliquant sur ce lien.
La révolution technologique associée aux technologies de l’information et de la communication (TIC) et à l’économie numérique transforme radicalement les modes aussi bien de vie que de production. Cela n’a rien de nouveau : il en a été de même pour les précédentes révolutions industrielles. Mais l’ampleur des bouleversements associés à la révolution technologique en cours est peut-être encore insoupçonnée.
Plusieurs types de questions sont souvent soulevées dans les débats. La première, quantitative, consiste à avancer que les développements en cours vont réduire la quantité de travail et d’emplois, du fait des gains de productivité qui leurs sont associés. Ce n’est pas le moindre des paradoxes que de constater que cette anxiété concernant les destructions d’emplois est très forte à une époque où les gains de productivité sont particulièrement faibles. En mobilisant la littérature économique disponible, notre analyse rappelle que cette anxiété s’est maintes fois manifestée sur les deux derniers siècles, et qu’elle a toujours été contredite par les faits. Elle montre pourquoi il en sera aussi très probablement de même sur la période à venir. La question ici importante est celle de la transition, autrement dit de la capacité à donner de nouvelles qualifications aux actifs concernés afin que le ‘reversement’ des emplois menacés vers d’autres emplois en expansion, par exemple dans les services à la personne pour nos économies développées vieillissantes, puisse se réaliser. La réussite de cette transition appelle le développement et la mobilisation de systèmes de formation professionnelle performants et dynamiques et la diminution des nombreux freins à la mobilité professionnelle.
La seconde interrogation consiste à associer la troisième révolution industrielle à une polarisation de l’emploi, concrétisée par une baisse de la part des emplois intermédiaires dans l’emploi total et une augmentation des emplois soit peu qualifiés et rémunérés, soit au contraire fortement qualifiés et mieux rémunérés. Nous montrons que cette polarisation observée sur les salaires dans de nombreux pays développés ne se retrouve pas sur les niveaux de diplômes, la part relative des diplômes les plus bas se contractant continument. Mais cette question soulève à nouveau celle de l’adaptation des politiques d’accompagnement des mutations technologiques, par exemple dans le domaine de la formation.
Une troisième interrogation consiste à avancer de façon plus spéculative que la nature même des emplois serait modifiée : au travail salarié se substituerait un travail indépendant, les travailleurs étant directement mis en relation avec leur clientèle via des plateformes numériques. Dans cette vision, les garanties et protections sociales des travailleurs, essentiellement construites dans une logique d’emploi salarié, seraient menacées. Pour utiliser une expression devenue commune, nous serions à l’aube de l’ubérisation de l’économie.
C’est au départ en rapport avec cette dernière vision alarmiste que notre rapport a été envisagé. La question que nous nous sommes posée est la suivante : quelles sont les transformations souhaitables de l’architecture réglementaire afin, à la fois, (i) de ne pas brider des évolutions et innovations susceptibles, comme les précédentes, d’améliorer sensiblement le niveau de vie économique moyen des populations et (ii) d’éviter toute dégradation et même d’améliorer les protections dans l’emploi et les protections sociales des travailleurs ?
La réponse apportée par notre rapport à cette question, comme la question elle-même, ne peut être ni de gauche, ni de droite. Elle doit être transpartisanne. Le droit du travail et celui de la protection sociale est en substance apolitique, même si ensuite des dispositions ou réformes en ces domaines sont parfois plus connotées, préconisées, engagées ou au contraire discutées et rejetées sur des bases partisannes. C’est cette approche transpartisanne qui explique que le même rapport nous ait été simultanément demandé par l’Institut de l’Entreprise et la Fondation Terra Nova.
Nous montrons que ces alarmes sont quantitativement démenties par les faits. Dans de nombreux pays développés, la part des emplois non-salariés dans l’emploi total se contracte presque continument depuis longtemps. En France, elle augmente légèrement depuis 2008, ce qui correspond d’ailleurs à la création du statut d’auto-entrepreneur, pour demeurer inférieure à 12 %, très en-deçà des niveaux atteints avant l’année 2000. Cette part augmente de façon significative dans seulement deux pays développés : le Royaume-Uni et les Pays-Bas. Mais dans tous les pays développés, un accroissement du travail non-salarié s’observe surtout dans des secteurs de conseil et d’assistance technique aux entreprises ou aux ménages, dans lesquels les travailleurs sont en moyenne très qualifiés et plus nettement diplômés que la moyenne des emplois de l’ensemble de l’économie. Nous sommes loin de l’uberisation croissante souvent décrite. L’émergence et le développement d’un nouveau travail indépendant induit par les TIC et l’économie numérique nous parait plutôt concerner des activités à forte valeur ajoutée et à main d’œuvre très qualifiée.
Il est important de bien accompagner l’émergence, dans certaines activités particulières, d’un travail indépendant hautement qualifié. Il s’agit à la fois de réduire et parfois même d’écarter certaines brides réglementaires qui contiendraient le développement de ces transformations et, en même temps, de développer pour les travailleurs indépendants concernés, comme pour l’ensemble des travailleurs indépendants, des droits et garanties sociales comparables à celles des salariés. Une telle adaptation s’est déjà opérée sous des modalités diverses dans plusieurs pays européens. Mais cette réflexion doit être élargie au-delà des différences de statuts juridiques entre salariés et non-salariés. En effet, la diffusion des TIC a pour effet de réduire les différences concrètes des modes de travail entre salariés et non-salariés. Via l’usage des TIC, de nombreux salariés très qualifiés bénéficient d’une autonomie qui n’a rien à envier à celle de nombreux indépendants également très qualifiés. Cet usage des TIC aboutit à flouter largement les frontières entre vie personnelle et vie professionnelle.
Le droit du travail que nous connaissons, créé par et pour la civilisation de l’usine, ne pourra qu’évoluer dans le sens d’un droit regroupant tous les travailleurs. La dépendance économique et non la subordination juridique concrétisée par le contrat de travail doit y devenir la source des protections des travailleurs concernés. Dans la construction de ce droit nouveau, la négociation collective a indiscutablement un rôle majeur à jouer. Par exemple, pour caractériser la dépendance économique susceptible d’affecter le consentement et donc justifiant une protection adaptée.
Les réponses généralement proposées pour tenir compte de cet environnement nouveau ne sont pas à la hauteur des enjeux et accroissent parfois la complexité en donnant naissance à des statuts intermédiaires. Mieux vaut un droit de l’activité professionnelle regroupant tous les travailleurs, du plus subordonné juridiquement au plus indépendant économiquement. Celui de la protection sociale unifiée pour le régime de base et généralisant portabilité et transférabilité pour les garanties collectives. Celui des rapports individuels assis sur les libertés émanant de la déclaration des droits de l’Homme, celui des droits collectifs fondés sur ceux liés à la négociation et à l’action collective d’essence constitutionnelle et communautaire.
Comme dans nos précédents travaux, c’est donc un équilibre étroit entre protection des travailleurs et efficacité économique qui est recherché dans nos propositions. Nos analyses nous amènent en effet à considérer que ces deux objectifs ne sont pas contradictoires et peuvent être conciliés, avec un bénéfice mutuel pour les deux. Les opposer pour en privilégier un seul aboutirait à perdre sur les deux tableaux. Mais, au cœur des mutations en cours qui peuvent réserver bien des surprises sur les prochaines années et décennies du fait par exemple d’innovations technologiques encore balbutiantes ou insoupçonnées, nos propositions sont inévitablement évolutives. Dans ce contexte, la conclusion de cet ouvrage ne peut qu’être prospective.