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Note

Politique du patrimoine : il faut sauver le ministère de la Culture

Alors que la période estivale est l’occasion de redécouvrir le patrimoine de notre pays, cette note de Terra Nova s’interroge sur les orientations actuelles de la politique culturelle en la matière. Depuis de nombreuses années, les grands opérateurs comme le Louvre ou la BNF ont été renforcés à tous égards, tandis que le ministère de la Culture, rue de Valois comme dans les directions régionales, s’est appauvri et affaibli dans ses fonctions de pilotage. Pour Jim Langlois, il faut rééquilibrer la situation en rétablissant le ministère dans sa légitimité, en lui redonnant les moyens de jouer son rôle de pilote, et en recentrant les grands opérateurs sur leurs missions de service public.
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Dans un rapport [2] intitulé « Les musées nationaux après une décennie de transformations (2000–2010) », la Cour des comptes dresse un bilan critique de l’action des principaux musées français (le Louvre, le centre national d’art moderne du centre Pompidou, Orsay, Versailles, le quai Branly). La Cour déplore que le statut d’établissement public administratif dont ces institutions sont aujourd’hui dotées n’ait pas permis d’améliorer substantiellement la qualité de leur action culturelle et ne se soit pas accompagné d’une augmentation de leurs ressources propres suffisante pour permettre une réduction de la subvention publique dont ils bénéficient.

La formule de l’établissement public a pourtant été regardée ces dernières années comme la plus apte à favoriser le développement des opérateurs de la politique publique du patrimoine. Ce statut ne se limite pas aux musées, mais est aussi celui retenu pour des bibliothèques, comme la Bibliothèque nationale de France. Il est même parfois évoqué comme une piste possible pour les Archives nationales, malgré le caractère éminemment régalien de la matière. Il demeure aujourd’hui la formule privilégiée pour les opérateurs patrimoniaux nouveaux (future maison de l’histoire de France) ou rénovés (musée Picasso).

Les critiques de la Cour des comptes doivent conduire à s’interroger sur les conséquences de ce choix institutionnel et sur son impact sur l’ensemble de la politique publique du patrimoine, laquelle ne saurait se réduire aux seuls établissements publics (1). Une option qu’il convient d’étudier consiste à chercher les moyens de rétablir l’équilibre aujourd’hui fragilisé par ces orientations en renforçant la rue de Valois (2).

1 – La prédominance des grands établissements publics culturels dans la politique publique du patrimoine complique le pilotage national de cette politique

1. 1 – La prédominance des grands établissements publics culturels est une donnée fondamentale de la situation culturelle française

1.1.1 – Les établissements publics culturels absorbent une part croissante des moyens engagés par l’Etat dans la politique publique culturelle

Le constat de la Cour des comptes est sans équivoque : les établissements publics muséaux sont de plus en plus consommateurs de moyens, tant du point de vue du budget que des ressources humaines. Ce constat est du reste le même pour l’ensemble des établissements publics patrimoniaux.

Sur le plan budgétaire, la diminution de la subvention de l’Etat espérée comme conséquence du statut d’établissement public conféré aux musées ne s’est pas produite. Ainsi, entre 2000 et 2010, la subvention de fonctionnement attribuée au musée du Louvre est passée de 43 M d’euros à 117 M d’euros (la délégation de gestion des personnels à cet établissement intervenue durant cette décennie ne justifie l’augmentation qu’à hauteur de 42 M d’euros), celle du centre Pompidou de 69 M d’euros à 78 M d’euros et celle de Versailles de 1,26 M d’euros à 6,39 M d’euros.

Sur le plan des ressources humaines, la tendance à l’augmentation est identique : sur la même décennie, les effectifs du Louvre ont progressé de + 674 agents, ceux de Versailles de + 213 agents et ceux du centre Pompidou de + 202 agents. Comme sur le plan budgétaire, cette croissance des effectifs ne s’explique que partiellement par les responsabilités nouvelles dont ces musées ont été dotés durant la période.

1.1.2 – Ces établissements développent une politique culturelle qui leur est propre

La croissance de ces moyens s’explique par le fait que la plupart de ces établissements ont eu pour objectif non la rigueur budgétaire, mais le développement de leur rayonnement. Usant à plein de l’autonomie conférée par leur statut et des responsabilités nouvelles qui leur ont été transférées d’année en année, les établissements ont engagé les investissements qu’ils jugeaient indispensables non seulement au développement de leur cœur de métier muséal, monumental ou lié au patrimoine écrit, mais aussi à l’intervention dans des champs culturels ne relevant pas a priori de leur mission. La Bibliothèque nationale de France fournit un exemple édifiant de cette tendance, accueillant aujourd’hui couramment des expositions de photographes contemporains ou des concerts. C’est à cette institution, plus encore peut-être qu’aux établissements publics culturels muséaux, que la qualification d’« opérateurs culturels globaux » retenue par la Cour des comptes pour caractériser cette évolution d’ensemble s’appliquerait le mieux.

La conséquence de cette évolution ne fait guère de doute : améliorer la qualité de ses prestations et intervenir dans des champs nouveaux implique nécessairement des investissements accrus. Ici réside sans doute le malentendu que l’on croit percevoir à la lecture du rapport de la Cour : pour elle, la formule de l’établissement public est synonyme de rigueur budgétaire accrue ; mais cette conception est-elle réellement applicable à un domaine – celui du patrimoine – dont la finalité n’est, ni en France, ni ailleurs, d’atteindre à un rigoureux équilibre économique ? Alors que la responsabilité du patrimoine implique nécessairement, d’une part, la prise en compte d’impératifs de service public tels que la nécessaire modération des coûts d’accès (voire la gratuité), d’autre part, une activité de mise en valeur de chefs-d’œuvre difficilement compatible avec la rigueur comptable la plus stricte, on peut se demander si les espérances de vertu gestionnaire placées dans la formule de l’établissement publique ne sont pas, ici au moins, quelque peu utopiques.

Il reste que la montée en puissance de ces « opérateurs culturels globaux » pose un tout autre problème que celui des dérives budgétaires induites : celui du devenir d’une politique culturelle nationale. Lorsque quelques grands établissements publics, mobilisant la plupart des moyens du ministère de la Culture, développent une véritable politique culturelle propre, touchant aussi bien au patrimoine dans son ensemble qu’au spectacle vivant, le risque est grand de voir les orientations nationales données par le ministre se dissoudre dans les choix faits par les responsables de ces établissements. A terme, la politique publique du patrimoine pourrait être non plus le fait du ministre et du gouvernement, mais de la dizaine de responsables de ces grands opérateurs nationaux. Au-delà de l’atteinte que cette évolution pourrait porter aux objectifs traditionnels – et guère contestables – du ministère de la Culture, notamment sur le plan d’un développement territorial équitable de l’action patrimoniale face à des « opérateurs culturels globaux » essentiellement parisiens, c’est une véritable question d’équilibre démocratique que poserait la prise en mains de la politique française du patrimoine par les responsables d’établissements publics au détriment d’un ministre agissant au nom du Gouvernement.

1.2. Le défaut de pilotage national de la politique publique du patrimoine mis en lumière

1.2.1. Un exercice de la tutelle toujours plus délicat

Le rapport de la Cour des comptes est très critique sur l’exercice de la tutelle par le ministère de la Culture sur les établissements publics muséaux. Dénonçant « l’affaiblissement du ministère de la Culture dans ses fonctions de pilotage national », il reproche notamment au ministère l’insuffisance des documents contractuels (projets scientifiques et culturels, lettres de mission, contrats d’objectifs) s’imposant à ces établissements et sa capacité limitée à faire respecter les prescriptions contenues dans ces documents.

Mais la Cour semble attribuer cet état de fait aux seuls défauts de volonté politique et d’organisation de l’administration centrale du ministère. Si ces deux facteurs expliquent probablement une part des dysfonctionnements dénoncés, des causes plus structurelles doivent également être avancées.

La première tient aux conséquences logiques de l’autonomie croissante conférée par les textes et par la pratique aux établissements publics culturels. Ainsi, lorsque la Cour des comptes reproche à la tutelle son incapacité à encadrer la politique tarifaire des musées, on peut objecter que cet encadrement est plus que délicat face à des opérateurs dont l’augmentation des tarifs d’entrée constitue le levier le plus simple à manier pour rétablir l’équilibre financier et qui doivent par ailleurs, comme l’ensemble des établissements publics, parvenir à augmenter leurs ressources propres. Une régulation centralisée de la politique tarifaire des musées constituerait certes un geste fort de la tutelle, mais s’effectuerait nécessairement au détriment d’une autonomie des opérateurs considérée par la Cour elle-même comme bénéfique. L’autonomie des opérateurs implique nécessairement une liberté croissante de ceux-ci dans la détermination de leurs ressources propres.

La deuxième est liée au renforcement constant des moyens humains des grands établissements publics. Ce renforcement n’est pas seulement, comme on l’a déjà vu, quantitatif, mais aussi qualitatif. Les grands établissements publics culturels attirent de plus en plus les personnalités ayant quitté la vie politique active, les membres des grands corps de l’Etat, voire des contractuels venus du secteur privé. Cette sociologie de l’encadrement supérieur des grands établissements, très majoritairement dirigés et encadrés il y a quelques années encore par des conservateurs, confère nécessairement à ces institutions une capacité accrue à mettre en œuvre des politiques conformes à leurs intérêts propres et à faire avaliser ces politiques par le Gouvernement, grâce au réseau de ces nouveaux dirigeants.

La troisième résulte, symétriquement, de la diminution constante des moyens humains de l’administration centrale. Peu épargnée tant par la révision générale des politiques publiques que par la règle du non remplacement d’un fonctionnaire sur deux, l’administration centrale du ministère de la Culture dispose aujourd’hui de moyens humains bien réduits pour jouer à plein son rôle de tutelle. Les effectifs de certains bureaux du ministère de la Culture apparaissent aujourd’hui dérisoires pour assumer le contrôle d’établissements dont la puissance financière comme le champ d’intervention culturelle s’accroissent constamment. La lutte apparaît bien inégale.

1.2.2. La réorganisation récente de l’administration centrale du ministère de la Culture n’a pas simplifié la situation

C’est dans ce contexte difficile qu’est intervenue, en 2010, la plus importante réforme de l’organisation de l’administration centrale du ministère de la Culture depuis sa création. Cette réforme a, d’une part, regroupé en trois directions générales les dix directions qui existaient jusqu’alors, d’autre part, sensiblement accru les prérogatives du secrétariat général, désormais chargé par les textes non plus seulement de responsabilités administratives et de gestion, mais du pilotage de nombreuses politiques publiques culturelles transversales comme l’action territoriale, la prospective ou encore le patrimoine immatériel.

L’effet recherché par cette réforme était double : d’une part, le renforcement des compétences administratives et de gestion d’un ministère réputé faible en la matière, d’autre part, la constitution de directions d’administrations centrales plus puissantes parce que plus importantes en nombre et en attributions et capables, par voie de conséquence, de peser plus fortement dans le paysage administratif, notamment vis-à-vis du ministère du Budget.

Cependant, force est d’admettre que les effets attendus tardent à se manifester.

Sur le plan de l’administration et de la gestion, le constat est plutôt celui d’une certaine confusion née d’une organisation complexe, multipliant les strates et niveaux de responsabilité sans détermination claire de la chaîne de décision. On objectera que ces dysfonctionnements résultent du caractère récent de la réforme, dont l’importance explique quelques flottements qui s’atténueront avec le temps. Mais on peut malgré tout se demander si la complexité de la mise en œuvre de la réforme ne résulte pas, au moins partiellement, de la complexité du système lui-même. Et les difficultés observées sont naturellement d’autant plus grandes que, comme il a déjà été dit, les moyens humains sont de plus en plus restreints.

Sur le plan de la puissance accrue de l’administration centrale, on observera simplement que le constat très critique de la Cour des comptes sur la capacité de tutelle du ministère date de mars 2011, soit plus d’un an après l’entrée en vigueur de la réforme. Aujourd’hui, les grands établissements publics culturels continuent à négocier directement avec le ministère du Budget et à recourir aux cabinets du Président de la République ou du Premier ministre pour imposer certains arbitrages à leur tutelle. Laquelle tutelle se trouve désormais segmentée entre un secrétariat général aux attributions renforcées et des directions générales « métier » qui tentent souvent, sans toujours y parvenir, de préserver la dimension avant tout scientifique et culturelle de l’action des opérateurs.

Le risque induit par la situation actuelle paraît donc clair : une administration centrale réduite au simple rôle d’agence de moyens et une quinzaine de grands opérateurs de la politique patrimoniale monopolisant les moyens alloués à la politique publique patrimoniale au service de leurs intérêts propres. Ce système a sa logique et, même son efficacité, car il serait absurde de nier que le Louvre ou la Bibliothèque nationale de France produisent aujourd’hui des réalisations d’une qualité remarquable en matière culturelle et même contribuent au rayonnement culturel et international du pays. Mais il manque, au-delà de ces initiatives, une vision d’ensemble qui constitue la raison d’être du ministère de la Culture depuis sa création. Y renoncer conduit alors logiquement à se poser la question, comme un ancien ministre l’a fait lui-même, de la nécessité de l’existence d’un ministère de la Culture. Pour que ce ministère continue à jouer pleinement son rôle, ce ne sont pas seulement des réformes, mais un véritable changement de paradigme dans la conception de la politique publique du patrimoine que l’on doit envisager.

2 – Le renforcement de la politique publique nationale du patrimoine implique un rééquilibrage institutionnel entre l’administration centrale et ses établissements publics

2.1. Des établissements publics au service de la politique publique nationale du patrimoine

2.1.1. Le renoncement au modèle de l’entreprise culturelle

Le fondement idéologique de la montée en puissance des établissements publics patrimoniaux – que la Cour des comptes avait elle-même, en son temps, appelée de ses vœux avant, semble-t-il, de la regretter aujourd’hui – n’est guère mystérieux : le rapprochement de ces établissements du modèle d’efficience représenté par l’entreprise privée. Recherche de la rentabilité économique par la fixation d’objectifs chiffrés, responsabilisation des dirigeants par des lettres d’objectifs et une rémunération à la performance, conquête de « nouveaux marchés » d’offre culturelle : autant de principes vertueux censés garantir l’avènement d’une politique publique à la fois plus économe des deniers publics et plus efficace.

Comme souvent, et malgré les procès qui lui sont ordinairement faits, l’administration publique a, c’est le moins que l’on puisse dire, fait une fois de plus la preuve de sa capacité à remplir les objectifs qu’on lui fixe. Et, effectivement, le Louvre, Versailles ou la Bibliothèque nationale de France n’ont aujourd’hui rien à voir avec ce qu’ils étaient il y a quinze ans. Pourquoi ne pas envisager qu’un certain nombre de ces « opérateurs culturels globaux » du patrimoine deviennent demain des établissements publics industriels et commerciaux ?

Dire que les objectifs de rentabilité sont étrangers au monde de la culture serait absurde : le cinéma, l’édition, le spectacle vivant ont nécessairement une dimension économique forte et la bonne santé de ces secteurs en France est certainement due à l’existence d’acteurs économiques puissants qui les font vivre.

S’agissant de musées, de monuments historiques, de bibliothèques et d’archives, la problématique est toutefois différente. Alors même que des pays, de tradition pourtant libérale, ont fait le choix d’extraire largement ces institutions des contraintes de rentabilité inhérentes au secteur marchand – on peut entrer gratuitement à la National Gallery, au Metropolitan Museum et dans la plupart des musées du Mall à Washington – et que des collectivités territoriales comme Paris ont fait le même choix, pourquoi continuer à voir dans nos établissements publics patrimoniaux de potentielles entreprises ? Les déceptions exprimées par la Cour des comptes quant au coût accru de ces établissements pour la collectivité et au « jeu personnel » qu’ils jouent ne tiennent-elles pas, fondamentalement, à l’inadéquation du modèle entrepreneurial au secteur du patrimoine ?

Trois types de mesures pourraient traduire une rupture avec le modèle actuel assigné aux établissements publics patrimoniaux.

La première concerne la définition des objectifs assignés à ces établissements. Si un musée ou un monument ne peut évidemment se désintéresser de sa fréquentation, l’accroissement de celle-ci n’est pas nécessairement synonyme d’une politique culturelle de qualité. Faire, comme c’est souvent le cas aujourd’hui, des objectifs chiffrés de fréquentation le paramètre d’appréciation essentiel d’un établissement revient donc à imposer une logique quantitative à un secteur – le patrimoine – qui n’y est pas réductible. De tels objectifs chiffrés présentent en outre l’inconvénient de pousser l’établissement à privilégier les expositions et manifestations les plus susceptibles d’atteindre une fréquentation élevée, au détriment de choix de programmation plus innovants. Ce n’est pas, certes, parce qu’une manifestation patrimoniale a du succès qu’elle est de mauvaise qualité, mais la « logique du chiffre » peut conduire à une politique peu ambitieuse. Il convient donc de redéfinir les objectifs assignés aux établissements patrimoniaux en pondérant les critères quantitatifs par d’autres, plus qualitatifs, qui prendraient en compte la pertinence culturelle de tel ou tel choix de programmation. Ces critères sont certes plus délicats à définir, parce qu’impliquant nécessairement une part de subjectivité, mais les compétences ne manquent pas, notamment au sein du corps des conservateurs du patrimoine, pour les concevoir sur le fondement de la connaissance pratique de la matière.

La deuxième a trait à la rémunération des dirigeants. Il semble devenu naturel qu’un dirigeant d’établissement public patrimonial bénéficie d’une rémunération constituée pour partie d’une part variable liée à sa « performance », c’est-à-dire, bien entendu, essentiellement à sa capacité à atteindre les objectifs quantitatifs chiffrés fixés à son institution. Pourtant, dans un domaine – le patrimoine – dont la réduction à des chiffres constitue une dénaturation, on peut regretter que la performance du dirigeant soit ainsi évaluée. Il faut donc revoir également ces modes de rémunération dans un sens plus conforme à l’esprit du secteur d’activité concerné, quitte à ce que cette évolution se traduise par une diminution du montant maximal de la part variable : il n’est pas obligatoire de rémunérer un dirigeant d’établissement public patrimonial selon la même logique qu’un dirigeant d’entreprise privée.

La troisième porte sur la structure d’emplois des établissements publics patrimoniaux. Dans le cadre du modèle actuel, il ne fait guère de doute qu’un établissement public sera plus incité à recruter des bons financiers que de bons conservateurs. Mais c’est oublier la mission première d’une institution patrimoniale, qui est de mettre ses collections à portée du public. Et, en particulier, du public qui a besoin d’une médiation pour accéder à ces collections. La Cour des comptes déplore à juste titre l’insuffisance de la diversification des publics des musées, les classes supérieures restant surreprésentées. Les conservateurs et les professionnels de la médiation sont sans doute les mieux placés pour conduire une politique plus active en la matière. Il faut donc faire revenir ces professions en force dans les établissements, y compris dans leurs organes de direction, afin de mitiger la culture de la performance d’une culture de métier.

2.1.2. Les vertus du principe de spécialité des établissements publics

Il est évidemment exclu de revenir sur le statut d’établissement public des établissements patrimoniaux qui en disposent aujourd’hui : la formule a de nombreux avantages et la remettre en cause engendrerait des lourdeurs administratives dont on peut se dispenser. Il faut aussi garder en mémoire que le système précédent, qui consistait à confier le pilotage effectif des grands musées à la direction des musées de France et à la réunion des musées nationaux, était loin d’être parfait et suscitait même d’inextricables difficultés de gestion. L’évolution vers la formule de l’autonomisation des établissements publics a donc sa raison d’être.

Mais il est souhaitable, en revanche, de revenir à ce qui constitue l’essence même d’un établissement public, à savoir le principe de spécialité. La création d’un établissement public se justifie par le fait que la gestion d’un service public donné nécessite une autonomie telle qu’elle s’avère inconciliable avec un rattachement à une administration centrale. C’est là une mesure de saine gestion publique qui n’a plus à prouver son efficacité. Mais l’objet n’est pas de permettre à l’établissement ainsi créé de multiplier à l’infini son champ d’intervention au-delà de l’activité ayant justifié sa création. Or, c’est précisément ce qui se passe aujourd’hui : comme précisé ci-dessus, les grands établissements sont devenus aujourd’hui des « opérateurs culturels globaux » agissant dans un nombre toujours croissant de domaines. Cela serait moins gênant si ces établissements étaient également répartis sur tout le territoire et consommaient moins de crédits publics. Mais, comme la Cour le constate elle-même, ces « géants » sont franciliens et dispendieux. Il reste donc bien peu de moyens pour mettre le patrimoine à la portée des cinq sixièmes de la population française.

Il faut donc demander aux établissements de se recentrer sur leur spécialité. Il convient, bien sûr, de le faire avec discernement et sans brider tout esprit d’initiative en leur sein. Mais une certaine fermeté sera sans doute requise en gardant à l’esprit que cette diversification a un coût et qu’un euro investi au bénéfice d’un grand opérateur ne l’est pas dans un modeste musée de province qui peine, lui, à s’acquitter du cœur de ses missions.

2.2. Une administration centrale rétablie dans sa légitimité

2.2.1. L’administration centrale, seul relai possible d’une politique nationale du patrimoine

Le ministère de la Culture ne doit pas oublier ses valeurs cardinales : présence des institutions sur l’ensemble du territoire, démocratisation, exigence de qualité et d’innovation. Les grands établissements patrimoniaux n’ont heureusement pas renié ces valeurs et leur incontestable efficacité a pu servir leur promotion : que l’on songe au centre Pompidou de Metz ou au Louvre de Lens. Pour autant, le ministère de la Culture ne peut pas se décharger sur ces établissements de sa responsabilité de maillage territorial par des institutions patrimoniales.

L’administration centrale est le relai naturel de la politique nationale du patrimoine. Telle est d’ailleurs, pour l’essentiel, la mission que lui confie le décret du 11 novembre 2009 relatif à l’organisation de l’administration centrale du ministère de la Culture. Cette politique peut bien sûr permettre une péréquation territoriale dans l’implantation des nouvelles institutions patrimoniales. Mais elle a aussi pour but la détermination des normes techniques nationales, si indispensables à la qualité et à la cohérence de l’action des opérateurs, la collecte et l’analyse des données statistiques qui doivent permettre d’orienter les choix futurs de politique publique, ou encore la définition de priorités nationales en matière de valorisation scientifique et culturelle du patrimoine.

Or, la politique publique du patrimoine ne se réduit pas à la création d’institutions nouvelles. Les « grands projets » jalonnent évidemment l’histoire du ministère de la Culture et constituent probablement l’aspect le plus visible de l’action de ce ministère pour le public. Mais l’arbre ne doit pas cacher la forêt : le patrimoine a aussi besoin, dans l’intérêt même de celles et ceux qui l’apprécient, de politiques de fond, nécessitant un suivi et garantissant la qualité professionnelle des prestations proposées par les opérateurs. En d’autres termes, la politique publique du patrimoine marche sur deux jambes : celle de ses opérateurs et celle de sa qualité scientifique et culturelle. C’est cette dernière qui ne peut qu’être assumée par l’administration centrale.

On ajoutera que l’administration centrale est naturellement le bras armé de la politique définie par le ministre et son cabinet. Sa mission est d’exécuter directement la politique déterminée par ceux qui détiennent la légitimité démocratique. Ici encore, des attentes identiques ne peuvent naturellement pas être formulées vis-à-vis des établissements publics, lesquels doivent avant tout – et c’est parfaitement légitime – défendre leurs objectifs particuliers. Il n’est d’ailleurs sans doute pas souhaitable pour la bonne marche des établissements que leurs dirigeants soient, comme c’est parfois le cas, victimes des alternances politiques, car les opérateurs ont besoin d’une certaine continuité pour progresser.

Enfin, c’est en s’appuyant sur les directions régionales des affaires culturelles, services déconcentrés relayant sur le terrain les politiques définies par le ministère au niveau central, que des indispensables partenariats avec les collectivités territoriales pourront se développer. Ces dernières sont prêtes, souvent, à investir en faveur d’un patrimoine qui contribue au prestige de leur territoire. Pourtant, l’Etat, si prompt par ailleurs à pousser les établissements publics vers une marchandisation posant tout de même de sérieux problèmes déontologiques, semble voir dans l’intervention accrue des collectivités territoriales une menace pour la conception de la politique publique du patrimoine. Il y a là un paradoxe : s’il faut trouver des modes nouveaux de financement des institutions patrimoniales, pourquoi ne pas se tourner naturellement vers des partenaires publics dont l’engagement en faveur de l’intérêt général n’est guère contestable ? On peut préférer voir, sur certains monuments, le logo du conseil général côtoyer celui du ministère de la Culture, à l’apposition, sur ces mêmes monuments, d’immenses panneaux publicitaires.

2.2.2. Le ministère doit bénéficier des moyens lui permettant de s’acquitter de cette mission

Cette responsabilité cruciale ne peut naturellement être assumée sans moyens. Et, notamment, sans moyens humains. Or, les diminutions d’effectifs d’année en année toujours plus fortes imposées à l’administration centrale menacent la continuité même de certaines politiques nationales. Il n’est pas rare, aujourd’hui, que telle ou telle de ces politiques repose sur un seul agent dont le départ non remplacé met un terme à des missions pourtant fondamentales.

Ces sacrifices sont jugés moins graves parce que moins visibles que la fermeture d’un monument ou d’un musée sous l’effet du manque d’effectifs. Mais c’est une erreur : le public, en particulier celui – majoritaire – pour qui l’accès à la culture ne résulte pas d’un héritage familial, n’a rien à gagner à l’affaiblissement d’une administration centrale qui garantit l’égalité d’accès de chacun au patrimoine.

Il faut donc revoir la répartition des emplois dans le secteur du patrimoine en intégrant administration centrale et établissements publics dans un plafond unique et fongible. Le nécessaire recadrage du champ d’intervention des établissements publics évoqué ci-dessus devrait avoir pour conséquence logique de rendre ceux-ci moins consommateurs d’emplois. Les marges ainsi dégagées pourront utilement servir à renforcer l’administration centrale, lui permettant d’assumer pleinement ses responsabilités.

Conclusion

Depuis bientôt dix ans, la politique publique du patrimoine repose essentiellement sur les établissements publics. Cette formule est devenue la panacée et la création d’un nouvel établissement semble constituer aujourd’hui la réponse incontestable à toute attente nouvelle de l’autorité politique vis-à-vis du patrimoine.

Le rapport de la Cour des comptes montre pourtant que la vertu de cette formule sur le plan de l’économie des deniers publics, pourtant l’un des objectifs recherchés, est plus que contestable. En réalité, c’est moins le principe d’opérateurs culturels autonomes qu’il convient de remettre en cause que le modèle entrepreneurial à eux fixé. On s’apercevrait qu’une politique plus équilibrée dans l’allocation des moyens entre administration centrale et opérateurs coûterait moins cher à la collectivité. Et elle serait aussi plus conforme à l’esprit de la politique publique du patrimoine, savant et perpétuel équilibre de diffusion et de science.

  1. Jim Langlois est le pseudonyme d’un haut fonctionnaire spécialiste des questions culturelles.

  2. Rapport public thématique « Les musées nationaux après une décennie de transformations » publié le 30 mars 2011

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