Investir dans notre jeunesse : le débat continue
Initié par Terra Nova lors de la réforme des retraites, puis plus récemment dans notre dossier spécial « Investir dans notre jeunesse », le débat se poursuit : dans une tribune publiée sur LeMonde.fr, Guillaume Allègre, co-auteur du rapport Terra Nova sur « L’autonomie des jeunes au service de l’égalité », répond à Louis Chauvel. Il montre que la crise de la jeunesse ne peut se réduire à un conflit générationnel, que l’interprétation en termes de conflit générationnel tend à occulter les inégalités sociales, et que répondre à la crise structurelle de la jeunesse nécessite de réfléchir à une politique pour la jeunesse (capital formation, parcours d’entrée dans la vie active).
La tribune de Louis Chauvel (publiée dans Le Monde du 4 janvier 2011) :
Les jeunes sont mal partis
Dans les sociétés vieillissantes, la surdité aux problèmes sociaux des générations à venir peut devenir un vrai souci. Mais c’est là un symptôme plus que la cause profonde du mal, qui n’a rien de nouveau. Ce qui est inédit, en revanche, relève de la profondeur du déni d’un phénomène qui s’amplifie. Mon expérience, douze ans après la première édition du Destin des générations, me permet d’en établir le constat : depuis 1998, nous n’avons rien fait, alors que nous savions. Chaque fois, les périodes de rémission ont donné l’illusion du rétablissement, mais, en réalité, la situation s’est dégradée.
Quels sont les symptômes de ce mal-être collectif ? Les plus visibles relèvent des difficultés de la jeunesse. Nous le savons, trente-cinq ans après l’extension du chômage de masse, la jeunesse a servi de variable d’ajustement. Chômage record, baisse des salaires et des niveaux de vie, précarisation, développement de poches de travail quasi gratuit (stages, piges, free-lance, exonération de charges, etc.), nouvelle pauvreté de la jeunesse, état de santé problématique et faible recours aux soins, absence d’horizon lisible.
En une décennie, nous n’avons pas progressé – c’est une litote. Nous observons un triple déclassement. Scolaire d’abord, la jeunesse étant maintenant de classe moyenne du point de vue des diplômes, mais en deçà de la classe ouvrière du point de vue des revenus. Au-delà de la valeur des diplômes, le déclassement est aussi intergénérationnel, avec une multiplication attendue des trajectoires sociales descendantes par rapport aux parents.
Il est aussi systémique, puisque, avec la chute des nouvelles générations, ce sont leurs droits sociaux futurs qui sont remis en cause : leur développement humain aujourd’hui, leur capacité à élever leurs enfants demain, et leurs retraites après-demain. Il s’agit donc de la régression du système social dans son entier, et pas simplement celui d’individus. Par-dessus tout, une frustration générale envahit les esprits devant l’accumulation des promesses non tenues : celle du retour au plein-emploi grâce au départ à la retraite des premiers-nés du baby-boom (rapport Teulade de 1999), de meilleurs emplois par la croissance scolaire, dans un contexte où le travail seul ne permet plus de se loger. Il s’ensuit une colère, voire une haine, qui se détecte clairement dans la jeunesse de 2010 et que le mouvement sur les retraites a paradoxalement canalisée.
Il reste que la symptomatologie n’est pas un diagnostic. Celui-ci relève du refus collectif de regarder lucidement notre long terme, et du caractère profondément conservateur, rentier, de la société française dans son entier. Le comportement patrimonial des possédants français accumulant de l’assurance-vie et des logements vides, tout comme leurs grands-parents serraient leurs lingots, relève de la même frilosité.
A droite comme à gauche, l’enjeu est de servir les droits acquis plutôt que de développer ceux de demain. Depuis plus de dix ans, la première information sur les sites Internet des grandes centrales syndicales relève de la retraite, et celui des banques vante les placements à bons taux et sans risques auprès de leurs clients. Notre économie est un capitalisme d’héritiers de énième génération où les nouvelles fortunes peinent à faire leur place, et notre Etat-providence nourrit les jeunes pauvres au travers des retraites de leurs ascendants.
La réforme des retraites aurait pu être un moment propice à l’analyse des années 2030, mais la confrontation, nécessaire, ne fut que celle des postures convenues de notre régime : la droite gouvernementale protège les retraités d’aujourd’hui, son coeur électoral, et sacrifie ceux de demain ; les syndicats et la gauche exigent quant à eux de reporter la charge sur les jeunes actifs, ces grands absents des débats politiques.
Dans son texte sur « la révolution de l’âge » (Le Monde du 14 avril 2010), Martine Aubry ne mentionne les jeunes qu’au détour de deux phrases : pour être soutenus par les anciens, et pour avoir confiance en le système. Jusqu’où ? Faut-il s’étonner dès lors que notre Assemblée nationale, la plus vieillie au monde, fondée sur la quasi-absence des moins de 50 ans, professionnalisée autour de députés mâles sexagénaires réélus depuis plus de vingt ans, cumulant souvent un mandat et de généreuses retraites, réforme les pensions en conservant ses propres droits acquis et fait porter l’ajustement sur les députés de demain, absents des débats.
Il s’agit de comprendre que ce jeu est « idéal-typique » de notre pays, où les derniers retraités aisés du début du baby-boom décident de l’appauvrissement des générations nées trop tard, victimes muettes d’enjeux où leur absence est sciemment organisée. C’est là une racine de notre mal : le diagnostic de 2010 montre que les « nouvelles générations » nées après 1955, celles entrées dans le monde du travail après 1975 dans le contexte du plein chômage, ont été affectées de façon durable, voire définitive. Derrière ces premières cohortes de vétérans de la guerre économique, les suivantes ont accumulé des handicaps croissants qui forment des cicatrices durables sur le corps social.
Alors que faire ? Pour partie, le traitement est bien connu. L’enseignement est un enjeu vital. L’état de pauvreté de l’université « low cost » à la française effraie les collègues étrangers : nous signons là le choix du déclassement scientifique de notre pays. Mais cela ne suffira pas : à quoi bon former parfaitement des jeunes qui ne trouveront pas d’emploi ?
L’invention du travail quasi gratuit (les stages), massivement subventionné par les parents aisés, n’a pas suffi, et, après trente années d’incurie, il faut aussi réintégrer les anciens jeunes de 1985 qui avaient raté leur entrée dans la vie. Cette politique de retour au plein-emploi est la première priorité de la politique de génération dont nous avons besoin. Il faudra passer par le double tranchant de la fluidification du droit du travail et de l’obligation d’embauche faite aux employeurs. La crise du logement exige aussi un plan de long terme de constructions collectives et de qualité pour densifier le tissu urbain des espaces moyens entre centre et périphérie.
Rien ne se fera sans investissements massifs. Notre défi de la décennie 2010 est que nous abordons mal cette période, en concentrant les trois grands handicaps caractéristiques des blocages des périodes prérévolutionnaires, selon le sociologue Randall Collins : dette massive de consommation empêchant l’élaboration de politiques publiques ambitieuses d’investissement ; frustrations liées à l’accumulation de promesses intenables ; gouvernance du pays déstabilisée par des majorités de plus en plus difficiles à réunir, dans un contexte où plus aucune autorité n’est acceptée.
Ces investissements massifs nécessitent d’en dégager des moyens. On ne peut honorer sans retour les promesses d’une retraite précoce, longue et aisée comme celle des jeunes seniors des classes moyennes d’aujourd’hui, et ces besoins d’investissements d’avenir. Le projet d’abandon de l’impôt sur la fortune (ISF) et son remplacement par une taxation des revenus du patrimoine va dans le mauvais sens, dans une société française où le patrimoine immobilier dormant a vu tripler sa valeur en vingt ans.
Une meilleure taxation des résidences secondaires dans le tissu urbain est de nature à rapporter des ressources considérables tout en fluidifiant de nouveau le marché de l’immobilier : combien de seniors ont leur épargne dans des logements vides à l’année, dans des zones à forte densité, alors que les jeunes familles s’entassent dans quelques pièces ? En réalité, le seul ajustement substantiel susceptible de changer le rapport à la rente consisterait à introduire, dans la déclaration du revenu imposable, la valeur locative, qui est bien un revenu implicite, de l’ensemble des biens immobiliers détenus par les ménages (hors remboursements en cours), en particulier celle de la résidence principale. Cela suppose une réévaluation rapide des valeurs locatives cadastrales, dont on sait les dérives séculaires.
Les seniors de 2010, qui sont propriétaires sans remboursement d’emprunt dans plus de 70 % des cas, ont été les grands bénéficiaires – par les plus-values longues, et donc non imposables – de la crise du logement payée au prix fort par les jeunes actifs. Les seniors urbains des classes moyennes supérieures n’ont jamais vécu aussi à l’aise dans des logements sous-occupés, le couple type de 60 ans vivant à deux dans un cinq-pièces, alors que les jeunes familles sont tenues de s’entasser dans de petites surfaces. La fluidification du marché immobilier qui en résultera permettra ainsi d’ajuster les ressources aux besoins.
Cette mesure est capable de desserrer l’étau du logement et d’activer là une véritable politique de solidarité entre les générations. Mais il faut se rappeler que les périodes de conscience où la société française redécouvre sa jeunesse sont systématiquement suivies de phases d’amnésie où elle oublie jusqu’à l’existence de ses propres enfants. Le patient préfère alors se droguer au déficit, et, dans ces phases, l’investissement dans la jeunesse est un voeu pieux. Parions donc qu’aucun candidat n’aura le courage de s’atteler à une telle politique de générations.
La réponse de Guillaume Allègre (publiée sur LeMonde.fr le 10 janvier 2011) :
La jeunesse française fait face à une crise structurelle
Dans une tribune publiée dans Le Monde du 4 janvier intitulée « Les jeunes sont mal partis », Louis Chauvel dresse un constat noir et plaide pour des politiques d’investissement massifs en faveur de la jeunesse. Pour cela, il oppose les générations : « les derniers retraités aisés du début du baby-boom décident de l’appauvrissement des générations nées trop tard ». Ces générations "nées trop tard« seraient celles »nées après 1955, celles entrées dans le monde du travail après 1975 ». On peut déjà apercevoir la limite de l’interprétation générationnelle de la crise de la jeunesse : les jeunes sacrifiés par les baby-boomers ont jusqu’à 55 ans ! En se focalisant sur les questions intergénérationnelles et en oubliant les inégalités sociales au sein de chaque génération, le diagnostic de Louis Chauvel se révèle extrêmement réducteur.
La crise de la jeunesse ne peut pas se réduire à un conflit générationnel. La jeunesse n’est pas une catégorie sociale uniforme : certains jeunes sont hautement diplômés, d’autres sortent du système scolaire sans diplôme ni qualifications. Les enfants des professeurs d’université, ceux dont les parents sont propriétaires, ne partent pas avec les mêmes probabilités d’accès à l’emploi et au logement que les enfants des ouvriers et/ou les enfants issus de l’immigration. Les inégalités économiques au sein de chaque génération sont plus importantes que les inégalités entre les générations. Affirmer que « la jeunesse est de classe moyenne du point de vue des diplômes » n’a pas vraiment de sens. Il ne faut pas non plus occulter toutes les formes de solidarités intergénérationnelles. Par exemple, beaucoup de parents qui le peuvent aident leurs enfants à accéder à la propriété.
En sens inverse, l’interprétation générationnelle ne permet pas d’expliquer le mouvement d’une partie de la jeunesse contre la réforme des retraites. Les jeunes auraient dû approuver une réforme qui fait payer d’autres générations que la leur. Pourtant, une partie des jeunes refuse que la réforme se fasse en son nom. Manifestement, la lutte sociale ne se réduit pas au conflit entre générations. Certains jeunes reconnaissent que notre modèle social s’appuie sur la solidarité intergénérationnelle : en finançant les retraites de la génération précédente, les actifs actuels obligent en quelques sortes les générations futures. Ce principe de réciprocité indirecte, à l’avantage de tous, et garantie par l’Etat, est bien analysé par André Masson. Les baby-boomers n’ont certes pas eu à payer une lourde contribution à la retraite de leurs aînés, mais ils ont en revanche fortement contribué à la massification de l’enseignement supérieur. Ils ont ainsi investi dans les générations futures ; peut-être insuffisamment dans l’université, comme le déplore Louis Chauvel, mais les autres filières sont particulièrement bien dotées. Sur ce point également, ce sont les inégalités au sein de chaque génération qui sont les plus importantes.
Occulter les inégalités sociales est contre-productif
La jeunesse française fait face à une crise structurelle. Les difficultés d’accession au logement et à l’emploi pour une partie de la jeunesse sont une réalité qu’il ne s’agit pas de nier. Ces difficultés sont amplifiées par la crise économique. Mais si elles touchent particulièrement les jeunes en termes de chômage, c’est aussi parce que les taux d’emploi des seniors n’ont cette fois pas diminué : en voulant faire contribuer les baby-boomers, on a, à court-terme, touché les jeunes par ricochet ! D’autre part, il existe un risque à se focaliser sur les jeunes et à oublier tous les autres chômeurs de longue durée. La crise structurelle de la jeunesse est en fait due à l’inadaptation des institutions éducatives et sociales à la massification scolaire et à l’allongement de la jeunesse qui en résulte. Il faut répondre à ces changements en réformant notre système éducatif et social.
L’intégration de la valeur locative des biens immobiliers dans le revenu imposable, comme le propose Louis Chauvel, va dans le bons sens mais concerne peu les jeunes car ils contribuent peu à l’impôt sur le revenu (du fait, justement, de leur « paupérisation »). Il faut commencer par changer les objectifs que l’on donne au système scolaire. La méritocratie scolaire française encourage toutes les formes de compétition scolaire : ségrégation urbaine, choix d’option stratégiques, pression sur le système éducatif pour évaluer, hiérarchiser et faire redoubler de la part même de parents anxieux par rapport à la réussite scolaire de leurs enfants.
Comme le montre les enquêtes PISA, ce système assure un bon niveau scolaire à une élite restreinte mais engendre un échec scolaire important. D’autre part, les transferts sociaux se font en grande partie en direction des familles et non pas directement aux jeunes. Il faudrait inverser cette tendance, en dotant les jeunes d’un « capital-formation », en recréant une allocation d’insertion pour les primo-demandeurs d’emploi, et en proposant un nouveau parcours individualisé d’entrée dans la vie active. Pour répondre à la crise de la jeunesse, il faudra ainsi inventer de nouvelles solidarités sociales et intergénérationnelles. Dans cet esprit, opposer les générations et occulter les inégalités sociales est contre-productif.
Pour en savoir plus : consulter le dossier Terra Nova « Investir dans notre jeunesse ».
Olivier Ferrand
Président de Terra Nova
Le 8 novembre 2010
Ce sentiment est justifié. Son déclassement est brutal. La jeunesse était, il y a trente ans, intégrée, active, prospère. Elle est devenue la figure de l’exclusion dans notre société moderne, singulièrement la jeune mère célibataire. Les statistiques officielles sont cruelles : le taux de pauvreté atteint désormais 20% pour les jeunes de moins de 25 ans, contre 11% pour les actifs adultes, 8% pour les retraités.
Que s’est-il passé ? Disons-le sans détour : depuis trente ans, face à la crise, les jeunes sont la variable d’ajustement d’une société d’ insiders qui protège ses acquis au détriment des nouveaux entrants. Toutes les grandes politiques publiques – éducation, logement, politique sociale, politique fiscale – discriminent les jeunes générations. Si nous voulons redonner un avenir à notre société, il y a urgence à effacer ces inégalités intergénérationnelles, que nous avons créées. Cela passe par trois grands retournements.
Premier retournement : priorité à l’investissement éducatif, de la petite enfance jusqu’à l’université. C’est le plus grand scandale politique actuel : l’effort éducatif de la Nation baisse. Il est passé de 7.5% du PIB en 2000 à 6.5% aujourd’hui, soit une baisse de 15% ! Au cœur de ce scandale, il y a l’université : nous n’avons pas assuré la démocratisation de l’enseignement supérieur. A peine 40% d’une classe d’âge sort diplômée de l’université en France. Notre malthusianisme élitiste (« tout le monde ne peut pas faire polytechnique ») est contredit par les pays les plus avancés : plus de 50% d’une génération est diplômée de l’université aux Etats-Unis, 60% en Corée, au Japon, au Canada et dans les pays nordiques.
Terra Nova fixe un objectif simple : franchir le seuil de 50% d’une classe d’âge diplômée de l’enseignement supérieur pour, à terme, rejoindre les pays les plus avancés. L’enjeu est avant tout budgétaire : nous ne consacrons que 1.5% de notre richesse nationale à l’enseignement supérieur, contre plus de 3% aux Etats-Unis, 4% dans les pays nordiques. Le doublement du budget est donc un minimum : 30 milliards supplémentaires par an. Pour donner une idée du changement d’échelle, la Commission Juppé-Rocard sur le grand emprunt a abouti à une dotation en capital de 11 milliards d’euros pour l’université, sa priorité politique. Avec des taux d’intérêt de 2–3%, ce capital produira des financements supplémentaires de l’ordre de 300 millions par an : voilà 1% des besoins couverts…
Deuxième retournement : priorité à l’emploi des jeunes. Face à la crise, on a protégé ceux qui avaient un emploi : la probabilité de perdre un CDI est de 1% par an en moyenne depuis 1980, 2% avec la crise de 2008.
Résultat, on a sacrifié les flux d’entrants, les jeunes. Le taux de chômage des jeunes est exceptionnellement élevé : 25%. Les jeunes actifs qui ne sont pas au chômage ont le plus souvent un emploi précaire. 80% des entrées en emploi se font en CDD : ils sont utilisés par les entreprises comme volant flexible de la masse salariale, pour pouvoir réduire la voilure en cas de difficultés. C’est pourquoi le chômage des jeunes a bondi avec la récession de 2008. Les stages (1 million par an), qui doivent normalement permettre la découverte de l’entreprise, constituent le premier emploi « au rabais » des jeunes. C’est vrai à tous les niveaux : même dans les grandes écoles, la scolarité était avant de trois ans et la 4 ème année constituait l’année du premier emploi payé, aujourd’hui elle est de quatre ans dont une année de stage sous-payé. Le mouvement Génération Précaire a obtenu l’obligation d’une rémunération minimale des stages, mais le déclassement demeure bien réel. Enfin, même lorsqu’ils obtiennent un emploi stable, les jeunes sont de plus en plus mal payés. Le salaire relatif a plongé depuis trente ans. En 1975, les salariés de 50 ans gagnaient 15% de plus que les salariés de 30 ans ; l’écart a aujourd’hui presque triplé, à plus de 40%.
Terra Nova fait une série de propositions pour casser cette logique. D’abord, créer un service public de l’orientation afin de garantir un accompagnement personnalisé de l’université à l’emploi : cette transition est particulièrement difficile, les services d’orientation professionnelle des grandes écoles ainsi que des associations (AFIJ, La Manu) la gèrent avec succès, il faut généraliser ce soutien. Ensuite, mobiliser Pôle emploi dans l’accompagnement des jeunes. Pôle Emploi pourrait se voir assigner des objectifs spécifiques pour les jeunes actifs : un objectif quantifié dans ses mises en relations avec les entreprises ; un objectif d’attribution de 40% des contrats aidés. Un référent « jeunes actifs » serait désigné sur chaque site, afin d’adapter l’accompagnement aux spécificités des débuts de la vie active. Autre proposition : moduler les cotisations sociales de l’entreprise en fonction de son taux d’emploi précaire et faire sanctionner par l’inspection du travail les abus manifestes. Enfin, intégrer les périodes de stage dans la durée de cotisation pour la retraite : le nombre de trimestres validés à trente ans est tombé de 40 à 31, dont plus de la moitié (5 trimestres sur 9) est du aux difficultés d’insertion professionnelle.
Troisième retournement : priorité aux transferts sociaux et fiscaux vers les jeunes. L’essentiel des 600 milliards d’euros annuels de l’Etat-providence (santé, retraites, dépendance) est tourné vers les générations âgées. Mais les pauvres aujourd’hui, ce sont les jeunes : c’est leur niveau de vie qu’il faut soutenir désormais.
Le niveau de vie des étudiants, tout d’abord. La France finance très mal la vie étudiante. Peu de bourses, et pour des montants faibles qui ne subviennent pas, sauf exception, aux besoins des bénéficiaires. Au total, un investissement public modeste : 1.8 milliards d’euros par an. Conséquence : une dépendance au soutien financier familial, d’où des conditions de vie souvent difficiles, qui sont un handicap pour la poursuite et le succès des études universitaires. Des modèles de réussite existent pourtant : en Suède, au Danemark, l’Etat assure un revenu étudiant universel élevé, de l’ordre de 800 euros mensuels, contribuant à la démocratisation avancée des études supérieures. C’est pourquoi Terra Nova propose une mesure phare inspirée de ces modèles : un « capital de formation », articulant allocation et prêt contingent, aboutissant à un revenu universel de 600 euros par mois versé pendant la durée des études (cf. article ci-contre).
Le niveau de vie des jeunes actifs, ensuite. La politique sociale est spectaculairement discriminatoire. Il suffit de comparer les minimas sociaux. Minimum vieillesse : 708 euros par mois. Minimum d’activité 25–60 ans (« RSA-socle ») : 460 euros, soit 40% de moins. Minimum d’activité pour les moins de 25 ans : zéro. Des prestations inversement proportionnelles au niveau de pauvreté par classe d’âge ! Difficile de faire mieux en termes d’injustice intergénérationnelle, et la France fait figure d’exception en Europe : les minimas sociaux y commencent le plus souvent à 18 voire 16 ans. Quant à l’assurance chômage, elle est réservée à ceux qui ont travaillé. Terra Nova propose de créer une allocation d’insertion, d’un montant équivalent au RSA-socle, pour les jeunes en primo-recherche d’emploi, aujourd’hui sans ressources.
Toutes ces mesures ont un coût très important : autour de 50 milliards. Comment les financer ? Elles sont, en réalité, déjà financées. Face au déclassement générationnel, les familles soutiennent leurs enfants en difficulté. Les transferts familiaux sont massifs : près de 80 milliards par an sont redistribués des seuls grands-parents vers les enfants et petits enfants. Ils sont le signe positif de la qualité des solidarités familiales – mais encore faut-il vivre dans une famille où les parents ont la volonté et la possibilité d’aider leurs enfants.
C’est pourquoi nous proposons une mutualisation partielle de ces transferts générationnels, pour garantir des solidarités collectives. En voilà quelques pistes concrètes. La suppression de la plupart des transferts sociaux actuels liés à l’entrée dans l’âge adulte, qui sont versés à la famille, pour les verser directement aux jeunes (8 milliards). La suppression du quotient conjugal : les Français déclarent leurs revenus par foyer, et non à titre individuel, ce qui crée un avantage fiscal au profit des couples contre les célibataires, et donc pour partie des adultes installés au détriment des jeunes actifs (6 milliards). L’alignement de la fiscalité des retraités aisés sur celle des actifs (5 milliards). Enfin, l’augmentation de la CRDS, impôt affecté au remboursement de la dette sociale, de 0.5% à 2% (15 milliards). La dette publique française est très élevée : 1700 milliards d’euros, 27.000 euros par habitant. Elle opère des transferts générationnels massifs : elle finance le niveau de vie des générations actuelles en siphonnant celui des générations de demain. La CRDS est payée par les générations d’aujourd’hui : elle contribue à limiter ces transferts.
Une société qui, tel Cronos, dévore ses enfants est une société qui se meurt. Terra Nova appelle à une « révolution copernicienne » des politiques publiques, au profit d’une stratégie d’investissement social qui concentre les moyens publics sur les jeunes générations.