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Note

Bordeaux rive droite une vraie réussite apparente

Rétablir la liaison entre quartiers d’habitat social et ville, défaire le lien identitaire au quartier via une rénovation urbaine, telle a été, comme dans beaucoup de grandes villes, la politique d’urbanisme appliquée sur la rive droite de Bordeaux. Dans un article issu des réflexions du groupe de travail de Terra Nova sur les quartiers de relégation, en partenariat avec la revue Esprit et avec le soutien de la Fondation Total, Jacques Donzelot revient sur la « vraie réussite apparente » que constitue cette politique d’urbanisme : effacement de la coupure entre rive droite et rive gauche de Bordeaux grâce au tramway, mais incertitudes quant à la réussite de la rénovation urbaine proprement dite, et de sa capacité à modifier en profondeur la vie des habitants, au risque d’en rester au mythe de la mixité, sans réalité sur le terrain. Après une première publication sur Grenoble, cet article est le deuxième d’une série sur « la France des cités ».
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« Une vraie réussite apparente » : c’est l’expression qu’utilise Vincent Feltesse, président de la communauté urbaine de Bordeaux, pour décrire la politique d’urbanisme appliquée sur la rive droite de cette métropole. Laquelle consiste en la combinaison, comme dans beaucoup de grandes villes, de deux éléments : d’une part le rétablissement de la liaison entre des quartiers d’habitat social et la ville par le biais d’un tramway et, d’autre part, une rénovation urbaine desdits quartiers visant à en modifier le bâti, à réduire la monumentalité des tours et des barres, à y introduire une mixité de l’habitat propice à une banalisation de leur peuplement.

Des liens retrouvés avec la ville

La réussite peut être considérée comme « vraie » à l’entendre, surtout en ce qui concerne la première partie de ce programme, la réduction, sinon l’effacement, de la coupure entre la rive gauche et la rive droite par la magie du tramway. Et l’enjeu n’était pas mince. En effet, alors qu’à Paris, la Seine permet de relier les habitants des deux rives parce qu’elle traverse la ville en son milieu, lui fournissant une trame naturelle qui sert aussi bien à en relier les parties par une série de ponts qu’à les distinguer, la Garonne impose, elle, une coupure entre le vrai Bordeaux situé sur la rive gauche, et les quartiers d’habitat social apparus sur la rive droite dans l’après-guerre. Ces quartiers sont vite devenus l’objet d’un ostracisme de la part des Bordelais en raison de leur composition sociale de plus en plus pauvre et marquée ethniquement. D’autant que la coupure physique s’est trouvée relayée par une séparation politique du fait de l’orientation à gauche des quatre communes de cette rive droite, à la différence de la rive gauche, traditionnellement à droite.

Mauvais objet, pur repoussoir des vrais Bordelais, cette rive droite s’est pourtant trouvée rattachée à la rive gauche par la magie du tramway. Ses concepteurs ont bien eu pour dessein de relier toute l’agglomération puisque les trois lignes permettent d’atteindre toutes les extensions de celle-ci… Tout en se croisant au centre d’une manière qui fait y coïncider leurs tracés avec les frontières de la ville à l’époque romaine. Elargir la ville de manière à inscrire son étendue dans le prolongement des lignes anciennes : voilà bien le rôle du « tramway urbaniste », selon l’heureuse expression d’Agnès Berlan-Berthon, une architecte locale. Lancé en 1995, à l’initiative d’Alain Juppé, ce tramway a été conçu, dés le départ, pour estomper la coupure avec la rive droite, nécessitant la construction d’un pont et suscitant la programmation de deux autres. A l’évidence, cette connexion change la relation entre les deux rives. Elle fait de la rive droite un lieu possible d’attraction pour les Bordelais grâce aux espaces verts aménagés qu’elle offre pour les promenades du dimanche ou aux équipements culturels qui y ont été implantés. La réciproque paraît tout autant effective, tant le tramway facilite l’accès de la ville aux habitants de ces quatre communes (Bassens, Lormont, Senon, Floirac). C’est au total soixante mille habitants, soit un dixième de la communauté urbaine, qui ne s’estiment plus tenus à distance.

Pourquoi, alors, parler de « réussite apparente » ? Parce que la réussite de la rénovation urbaine à proprement parler, sa capacité à modifier en profondeur la vie des habitants de cette rive droite reste très incertaine. Certes, plusieurs indices pourraient donner à penser que son objectif a été atteint. Ainsi, il n’y a pas eu d’émeutes en 2005 dans les quartiers populaires nombreux sur cette rive droite. Et la zone franche urbaine attire visiblement des entreprises. Par contre, la démarche de démocratie participative semble avoir été un vrai « échec collectif » (dixit Vincent Feltesse). Comment être sûr alors que cet échec n’a pas grevé la dynamique sociale escomptée de la rénovation ? C’est autour de cette question que s’organisent nos rencontres avec les responsables de l’action (l’équipe du grand projet ville de la CUB, les bailleurs sociaux, l’un d’entre eux, du moins, le directeur d’Aquitanus) ainsi que nos visites sur le terrain (dans les quartiers Harriet et Génicart de la commune de Lormont).

Défaire le lien identitaire au quartier

L’équipe responsable du grand projet ville (son directeur, une chargée de communication et un sociologue associé) nous décrit la mise en œuvre de ce projet et la manière dont il a été perçu par les habitants.

Après une première version plus sociale qu’urbaine, axée sur la formation professionnelle, l’éducation et la culture – du temps où Claude Bartolone était ministre de la Ville – est arrivée, avec Jean-Louis Borloo, une seconde version, plus ambitieuse, plus lourde aussi en termes d’impact sur le paysage urbain, impliquant la destruction de 2 000 logements et la possibilité d’en construire 6 000 dans une perspective de diversification de l’habitat à travers des logements sociaux locatifs de qualité ou d’autres destinés à l’accession à la propriété. Rien donc de bien original sinon par l’ampleur des opérations relativement à l’étendue du parc. L’accession à la propriété ciblait, pour une part, les locataires payant un surloyer et pour une autre de nouveaux venus attirés par la modicité des prix et rassurés par la connexion aisée avec le centre grâce au tram. Les nouveaux logements sont plus confortables mais plus petits, s’adressant plutôt à des jeunes couples qu’à des familles nombreuses, lesquelles se trouvent relogées de fait à plus grande distance du centre ville. Ce qui revient, de fait, comme le reconnaît son responsable, à réduire la mixité au sein du logement social.

Une action d’une telle ampleur ne peut se faire sans briser l’image du quartier. Et c’est bien l’un des objectifs visés. Mais cette opération ne peut se conduire sans que soit apportée une compensation à ceux dont l’histoire est associée à celle du quartier et qui pourraient se sentir détruits en même temps que lui. C’est bien pour cela, explique à son tour la chargée de communication, que l’équipe doit faire « un travail mémoriel avec les gens », de faire en sorte que l’histoire de chacun soit entendue et représentée à travers différentes manifestations qui retracent le passé du quartier, l’importance qu’il a pu avoir, les figures qui l’ont incarnées, les événements auxquels il s’est trouvé associé dans leur devenir.

De ce pieux exercice, le sociologue de l’équipe montre la difficulté mais aussi les limites. La difficulté car il n’y va pas du simple lifting d’une image décolorée, mais d’une déstabilisation des immeubles détruits. Le relogement n’est pas une opération secondaire. Il y va plutôt, explique-t-il, d’un « délogement » qui rend les gens insomniaques tant ils perdent, avec leur logement, l’ensemble des repères qui fournissaient à chacun une place, une base d’appui dans leur existence. La limite de l’exercice tient à ceci qu’il ne peut conjurer le malaise qu’ils éprouvent à la perspective de se retrouver dans un quartier dont la composition sociale va se trouver changée et cela d’une manière d’autant plus visible que la mixité des formes et des statuts de l’habitat sera là pour le souligner. «  Ils ont l’impression de faire tache », explique-t-il. Aussi faut-il voir que l’enjeu n’est pas seulement une modification de l’image du quartier… mais la réduction du rôle de l’appartenance à un quartier. « Il faut faire prévaloir l’importance de l’accès aux services sur celle de l’habitat ». La segmentation du quartier en fonction des différentes catégories d’habitat doit permettre cette mutation, ce détachement relatif vis-à-vis du quartier, cette incitation à la mobilité résidentielle.

Une autre approche des habitants

Neutraliser l’habitat social, faire qu’il ne soit plus un lieu où l’on se trouve assigné à résidence, identifié à travers lui, mais un habitat comme un autre, qu’on choisit en fonction des avantages relatifs qu’il présente mais qu’on quitte aisément dès que cela devient possible, est-ce une attitude qui correspond à l’état d’esprit des gestionnaires des offices HLM ? Ce n’était pas le cas il y a encore quelques années, nous dit le Directeur d’Aquitanus, l’un des deux bailleurs de la Communauté urbaine de Bordeaux, gestionnaire de 17 000 logements. «  On avait une vision bureaucratique de notre métier ». L’habitant n’existait pas sinon comme une ressource qui devait rester aussi stable et fiable que possible. Il était un élément du domaine, un problème que l’office gérait par « une politique d’attribution destinée à éviter le traumatisme de la vacance ». La rénovation urbaine, mais aussi bien la politique de construction extensive de logement décidée par la CUB, va changer tout cela. Elle a en effet décidé que la communauté urbaine devait passer des 700 000 habitants qu’elle compte actuellement au chiffre symbolique du million. Cela en jouant de son attractivité et en offrant une possibilité de logement aux familles disposant de petits revenus qui sont parties dans l’espace rural pour accéder à la propriété mais qui ne tiennent plus le coup lorsque monte le prix de l’essence. L’idée d’une politique du logement naît dans la CUB à cette occasion, à travers les symptômes produits par cette crise du logement, parmi lesquels la difficulté d’assumer le coût des déplacements lors des pics du prix de l’essence («  ma secrétaire dort dans sa voiture ») mais aussi la montée des violences conjugales consécutives à la difficulté de concrétiser une séparation. De ce fait, les offices durent changer d’attitude, s’inscrire dans une perspective d’accroissement de la mobilité dans leurs parcs, donc changer leur rapports à leurs « clientèles ». Cela signifie qu’ils devaient mieux prendre en compte les demandes des habitants pour améliorer la réputation de leurs résidences mais aussi améliorer l’attractivité de celles-ci pour une population qui n’y viendrait pas spontanément. Les offices se sont alors trouvés en situation de devoir rendre des comptes aux habitants sur leur gestion plutôt que de continuer à les traiter comme des gêneurs. «  On en vient à faire ce qu’on leur doit : par exemple le nettoyage que les gardiens n’assuraient plus alors qu’il est facturé ! ».

Mixité idéalisée, diversité déniée

Il s’agit donc, avec la rénovation urbaine, de changer le rapport des locataires au logement social, à l’effet excessif d’appartenance à un quartier qu’il produit et tout autant de changer le rapport des logeurs à leurs publics, de les amener à considérer ceux-ci comme une clientèle qu’il faut savoir attirer et satisfaire et non de la considérer comme une variable de gestion, dont on vise la stabilité. Comment cette mutation se traduit-elle dans les lieux ? C’est ce que l’on a voulu nous montrer par la visite de deux quartiers en cours de rénovation dans la commune de Lormont : ceux de Harriett et de Génicart. On voit le tramway, l’espace libéré par le choix d’abattre une tour sur deux. Ces tours de dix-huit étages étaient occupées, pour beaucoup, par de grandes familles parties habiter plus loin. On nous fait visiter les immeubles en construction comportant surtout de petits logements pour en réduire le coût et convenir à de jeunes couples attirés par la possibilité de se rapprocher de la ville. On cherche du regard un lieu animé. On ne le trouve pas. «  On a tout réussi, sauf la vie sociale », nous dit le chef de projet de la rénovation de ces quartiers.

Qu’en est-il, effectivement, de la vie sociale, de la manière dont celle-ci s’est défaite ou refaite à l’occasion de ces opérations de rénovations ? Nous posons la question à la directrice du centre social de Génicart qui nous fournit une description des conditions de son action durant ces opérations. « La municipalité nous a demandé de nous occuper de la participation des habitants. En réponse à cette demande, nous avons fait un travail sur « la ville imaginaire » qui revenait à proposer aux habitants de rêver une ville idéale afin qu’ils puissent par ce biais formuler des questions lors des réunions publiques et non pas seulement subir un langage de techniciens qu’ils ne comprenaient pas. Mais la Mairie a décidé de supprimer les réunions publiques, se contentant de mettre en place un kiosque informatif sur le quartier ». En conséquence de quoi, la directrice de ce centre social a décidé de ne pas parler du projet de rénovation car « ce n’est pas son job ». Elle décrit l’ambivalence de l’attitude de la municipalité face aux habitants. « Elle est fière de sa diversité… mais estime que moins celle-ci se voit, mieux cela vaut ». Sa préoccupation majeure serait de faire en sorte que sa commune de rive droite ressemble à l’autre rive plutôt que de valoriser ce qu’il y a sur son territoire. « Pour moi, dit-elle, le cœur de l’opération, ce ne sont pas les habitants mais la transformation de la cité autour d’un mythe : la mixité. Ils veulent… et ne veulent pas de cette mixité. Ils la veulent… mais non visible. A Carriett, des jeunes voulaient développer un kebab. Ce fut niet parce que trop marqué ».

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