L’avenir de la décentralisation
Terra Nova publie le rapport final de son groupe de travail « Décentralisation », présidé par Yves Colmou et Victor Broyelle. Face à la contre-réforme menée depuis 2007, Terra Nova propose un nouveau pacte territorial pour reconquérir la décentralisation, passant par le renforcement des compétences régionales, la généralisation et le développement des intercommunalités, la reconnaissance de la diversité des politiques publiques locales. Près de trente ans après les lois Defferre de 1982–83, le rapport appelle à poursuivre et approfondir ce mouvement de prise de décision au plus près des réalités locales, en formulant des propositions articulées autour de trois axes : l’accroissement de la lisibilité et de l’efficacité de l’action publique locale ; la modernisation de l’impôt local et le renforcement de son équité ; l’amélioration de la démocratie locale.
Choisir « L’avenir de la décentralisation », comme titre de ce travail, a été notre volonté commune. Nous avons voulu marquer notre engagement en faveur d’une logique, d’une démarche, d’un mouvement. Nous avons aussi voulu dire notre attachement aux dispositions législatives engagées en 1981 et aujourd’hui remises en cause. Oui, nous croyons à la décentralisation. Nous croyons à ce mouvement qui consiste à prendre des décisions au plus près des réalités locales, au plus près des citoyens. Nous sommes certains de la force démocratique de ce mouvement mais aussi de son efficacité. Malgré l’imperfection de l’organisation des collectivités locales, malgré la diversité des élus locaux, nous avons la conviction, étayée par trente ans d’expérience de la gestion locale, que la décentralisation a été un progrès démocratique et un progrès pour la gestion publique.
La loi du 2 mars 1982 a marqué une rupture, celle de la tutelle. Cette loi est d’abord une loi de confiance dans les élus choisis par les français dans les communes, dans les départements, dans les régions. Nous mesurons aujourd’hui la volonté politique qu’il a fallu mettre en oeuvre pour assurer cette révolution, pourtant si simple, qui consiste à reconnaître comme majeurs les collectivités locales et leurs élus. La loi de 1982 a pourtant été l’objet de débats d’une conflictualité considérable à l’Assemblée nationale et plus encore au Sénat. Pourtant, avec le temps, avec la force de l’appropriation de nouvelles compétences et de nouvelles responsabilités par les élus locaux, quels que soient leurs engagements, un consensus paraissait être établi. Pour l’essentiel, les nouvelles compétences transférées en 1983, la fonction publique territoriale créée en 1984, la transformation des régions en collectivités locales de plein exercice après les élections régionales de 1986 ne font plus débat. De 1988 à 1993, la gauche stabilisait la décentralisation en améliorant l’équité avec la création de la dotation de solidarité en Ile-de-France, et cherchait, sans tout à fait y arriver, à avancer sur la voie d’un regroupement des communes. La gauche a repris le mouvement de décentralisation à partir de 1997 avec le transfert des transports régionaux aux conseils régionaux et surtout, par la révolution silencieuse de l’intercommunalité, enfin réussie, sur la base d’un contrat de confiance avec les élus. Après 2002, pour la première fois, clairement, un gouvernement de droite, celui de Jean-Pierre Raffarin, s’appropriait la décentralisation, à sa façon, mais poursuivait le mouvement de transfert de compétences aux collectivités locales et inscrivait à l’article premier de la Constitution « l’organisation décentralisée » de la République.
La décentralisation, idée de gauche et de la Gauche, semblait désormais appartenir au patrimoine commun des républicains.
Mais depuis 2007, c’est une contre-réforme que tente d’imposer le Président de la République. C’est un mouvement de défiance envers les élus, de négation des conseils régionaux, par le biais du conseiller territorial, de remise en cause de toute capacité d’action des collectivités locales, par une réforme des finances locales injuste. Pourtant, les dispositifs de relance pour affronter la crise économique et financière ont montré l’importance de l’investissement local. Avant même le débat sur les compétences et l’organisation territoriale, la réforme commençait par un étranglement budgétaire local.
C’est dans ce contexte que ce groupe de travail de Terra Nova s’est rassemblé pour contribuer à préparer, dès 2012, une nouvelle étape de la décentralisation. Les responsables de l’opposition actuelle ont pris non seulement des engagements d’abrogation des lois aujourd’hui en débat mais aussi de définition d’un acte III de la décentralisation par une nouvelle majorité après 2012. C’est dans cette ligne que notre groupe inscrit son travail. Nous sommes favorables à une nouvelle loi qui reviendrait sur les dispositions les plus recentralisatrices de la contre-réforme menée par le gouvernement actuel, et d’abord la création du conseiller territorial et sur la réforme des finances locales. Nous proposons aussi de franchir une nouvelle étape de ce mouvement de décentralisation auquel nous croyons.
Ce groupe est constitué pour l’essentiel de praticiens d’origines diverses : cadres dirigeants territoriaux, universitaires, consultants. Issus de la fonction publique territoriale, de la fonction publique de l’Etat, mais aussi non fonctionnaires. La plupart d’entre nous travaillons dans les territoires et auprès des élus. Nous avons tenté, au-delà des critiques, de formuler vingt-cinq propositions pour « l’avenir de la décentralisation ». Ce travail est un travail de synthèse. Certains d’entre nous auraient voulu aller plus loin sur certaines pistes, d’autres trouvent déjà ces propositions audacieuses. Sur l’idée des métropoles, sur la démocratie locale, sur la place de l’Etat, nos débats ont été denses.
Pour ce faire, nous avons rencontré de nombreux élus. Jean-Pierre Balligand, François Deluga et Yves Krattinger retrouveront dans ces propositions une partie de leurs suggestions.
Nous avions en mémoire la proposition de loi déposée en 1980 à l’Assemblée nationale par le groupe socialiste et dont le premier signataire était Hubert Dubedout, à l’époque maire de Grenoble, et intitulée « proposition de loi pour la décentralisation de l’Etat ». Elle contenait déjà une grande part des principes fondateurs de la décentralisation.
Nous avons décidé de ne pas traiter ici la question du Grand Paris ni celle de l’outre mer, qui nous ont paru être deux questions bien spécifiques qui pourraient utilement faire l’objet de rapports distincts.
Dans ces propositions, on ne trouvera pas ce qui nous paraît une fausse-bonne idée d’experts parisiens, à savoir la suppression des départements. Au contraire, l’enracinement des départements, leur pertinence comme outils de solidarité sociale et territoriale nous paraissent toujours juste.
En revanche, ce rapport propose bien entendu un renforcement des compétences régionales car nous pensons que les régions représentent le cadre de la stratégie de développement, de transports, d’innovation et de recherche. Nous estimons tous qu’une étape majeure doit être franchie, par la généralisation et le développement des intercommunalités. Oui, nous proposons de faire des structures intercommunales des collectivités locales à part entière, et donc élues au suffrage universel direct. La spécificité de la France, ce n’est pas son nombre de niveaux de collectivités locales, c’est l’éclatement que provoque l’existence de 36 000 communes. Vouloir ou prétendre les supprimer serait à la fois un rêve de technocrate et une tentation autoritaire. Les fédérer pour leur permettre d’exercer réellement leurs compétences, c’est l’étape qu’il faut franchir pour relancer la décentralisation.
Nous avons aussi voulu progresser dans la reconnaissance de la diversité des politiques publiques locales et favoriser un cadre différencié quand cela se révélait nécessaire. Au-delà de l’Alsace-Moselle ou du statut particulier de la Corse, nous pensons que les zones de montagne, le littoral ou toute autre spécificité peuvent donner lieu à des expérimentations et à des innovations institutionnelles particulières, sans qu’elles doivent être ensuite forcément généralisées, dès lors qu’elles s’exercent sur la base du volontariat et au service de politiques efficaces.
Farouchement décentralisateurs donc, mais pas partisans de l’effacement de l’Etat. L’Etat remplit des missions et a un rôle à jouer. C’est notamment à lui qu’il revient de conduire une politique d’aménagement du territoire pour corriger les inégalités. Nous avançons des propositions directement opérationnelles, pour franchir une étape vers la péréquation des ressources. Nous croyons aussi indispensable de faire vivre un lieu, solennel et efficace de contractualisation entre l’Etat et les collectivités locales : le Haut Conseil des territoires. Enfin, nous devons rappeler que la décentralisation manquerait son but si elle n’améliorait pas aussi la démocratie locale.
Rapprocher la décision de ceux qui sont concernés est un progrès. Toutefois, il ne suffit pas de substituer un maire proche à un gouvernement lointain, si l’un comme l’autre décident sans consulter, agissent sans écouter. La France et ses territoires ont changé. Au-delà du rejet de la contre-réforme actuelle, nous proposons un nouveau pacte territorial pour reconquérir la décentralisation.