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Note

Lyon : le festival de la rénovation et les rigidités de l’éducation

Longtemps symboles de la question urbaine du fait des émeutes dont elles ont été les foyers, les cités de la banlieue lyonnaise ont fait l’objet dans les années 1990 – 2000 de vastes opérations de rénovation visant à les réintégrer dans la ville via les transports en commun, à y introduire de la mixité sociale en diversifiant leur habitat, à leur conférer une qualité urbaine en y aménageant des places centrales. Après Grenoble, Bordeaux, Rouen et Strasbourg, le groupe de travail de Terra Nova sur les quartiers de relégation en partenariat avec la revue Esprit et avec le soutien de la Fondation Total se penche sur les limites sur le terrain des opérations de rénovation. Dans cet article, Jacques Donzelot montre que si les bénéfices de ce travail de rattachement des grands ensembles de la périphérie de l’agglomération au centre-ville, consacré par la Biennale de la danse, sont tangibles, il apparaît difficile de faire suivre aux institutions, notamment celles de l’éducation, le mouvement imprimé à la ville à travers l’urbanisme.
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Dans chacune des visites que nous faisons de cette France des cités, il y a toujours deux temps. Celui de l’exposition des programmes de rénovation urbaine assortie de promenades destinées à donner à voir leurs avancées. Celui de la rencontre avec des acteurs de terrain, professionnels de l’habitat, de l’enseignement, de la sécurité et leaders associatifs, lesquels nous décrivent l’évolution des comportements qu’ils observent, les difficultés qu’ils perçoivent, les réorientations dont ils ressentent le besoin. Ce deuxième temps a généralement pour effet de ternir l’éclat des propos qu’on nous a tenus lors du premier. Non qu’il substitue une vision réaliste des choses aux grands mots dont se pare une action publique bardée de ses certitudes missionnaires. Les bénéfices de la rénovation sont aussi tangibles que les difficultés évoquées par les acteurs de terrain. La relation entre les deux registres paraît plutôt de l’ordre de la mise en évidence des secondes par les premiers, exactement comme la levée d’une barrière peut donner à voir celles qui se trouvaient derrière elle.

Le nom de cités de la banlieue lyonnaise se trouve durablement associé aux émeutes urbaines dont elles donnèrent, successivement, le signal dans toute la France : les Minguettes en 1981, Vaux-en-Velin en 1990. Symboliser à ce point la question urbaine ne pouvait qu’inciter les responsables communaux ainsi que ceux de la communauté urbaine à démontrer, plus fortement qu’ailleurs, leur détermination à y apporter des solutions, à réintégrer ces cités dans l’agglomération, à faire en sorte que toutes les parties de celle-ci battent au même rythme. Une unification que va symboliser on ne peut mieux la Biennale de la danse de Lyon qui rassemble des troupes venues de tous ces quartiers. Mais les limites de l’exercice apparaissent à la lumière de l’énergie déployée. Elles tiennent, comme on va le voir, à la difficulté de faire suivre aux institutions, particulièrement celles de l’éducation, le mouvement imprimé à la ville à travers l’urbanisme.

L’impact de la rénovation

La Duchère

La première visite nous mène au quartier de la Duchère, un grand ensemble construit en haut d’une colline en forme de belvédère, dominant la Saône à l’ouest de la ville, sur laquelle il offre une vue panoramique. Cette proximité d’avec le centre, ajoutée au modernisme de ses immeubles dans un cadre encore naturel, a valu à ce quartier, à son début dans les années 1960 et 1970, d’attirer autant de couches moyennes que de classes populaires. Pendant cette période faste, il compta jusqu’à 20 000 habitants dont il perdit la moitié durant les deux décennies suivantes, ne recueillant in fine que la part la plus pauvre de la population de la ville, majoritairement « issue de l’immigration » selon la formule consacrée. La nature de ce peuplement, la dégradation du bâti et de l’environnement, la déconnexion de l’ensemble d’avec la ville, ont valu alors à ce quartier sa qualification en zone sensible.

Conférer à cette cité sociale une qualité urbaine, la réintégrer dans la ville, en diversifier le peuplement : tels furent les objectifs que se donna le maire de la ville, Gérard Collomb, auparavant maire du IX e arrondissement de Lyon dont relève précisément ce quartier de la Duchère. Et les moyens déployés paraissent visiblement à la hauteur de l’ambition. Désenclavement ? Deux grands axes nord/sud et est/ouest traversent à présent cet ensemble et le relient aussi bien au centre-ville qu’aux communes environnantes. Urbanisme ? Une grande esplanade a été installée sur la crête du plateau, au prix de la destruction d’un nombre conséquent de barres, remplacées par de petits immeubles ouverts sur la rue et offrant tantôt des logements en accession à la propriété, tantôt des logements dits intermédiaires (destinés à ceux qui sortent du social et qui n’ont pas encore accédé à la propriété). Des équipements ont également été installés aux abords de cette esplanade, de caractère public (une bibliothèque, un grand gymnase) ou privé (des entreprises attirées par la qualification du quartier en zone franche urbaine). Mixité sociale ? Elle devient effective grâce à une baisse sensible du taux de logement social qui passe de 80 % à 55 %. « Les nouveaux habitants sont de vrais bobos, nous dit le chef de projet. Ils sont attirés par le prix relativement bas des logements et le cadre naturel. Mais surtout par la proximité du centre : ce sont souvent des familles recomposées qui veulent rester à proximité de leurs enfants restés dans le centre. » Et comment se passe la relation entre les nouveaux habitants et les anciens ? « C’est vrai que les nouveaux ont tendance à appeler la police à la moindre pétarade de mobylette. Dans les copropriétés, ils organisent entre eux des réunions sur la sécurité. Le maire avait très peur de l’échec de la mixité. C’est pourquoi il a mis le paquet sur la vidéosurveillance. Et apparemment, ça marche. »

Vaux-en-Velin

Deuxième destination : Vaux-en-Velin, une commune au nord-est de Lyon, où le récit des transformations apportées par la rénovation urbaine paraît aussi impressionnant que celui des mutations évoquées à la Duchère. Espace industriel voué au textile − la soie surtout −, Vaux-en-Velin est devenue, dans les années 1960, une gigantesque ZUP comportant quasi exclusivement des logements sociaux locatifs. On l’a dotée, en même temps, d’un centre commercial non moins démesuré appelé le Grand Vire. Construit sur une dalle et recouvert d’une toile qui le rendait totalement opaque, ce centre a accueilli diverses grandes surfaces comme Auchan et Ikea où les habitants pouvaient s’approvisionner, n’ayant d’ailleurs guère d’autre choix puisque la commune se trouvait séparée de Lyon par un boulevard périphérique. De sorte qu’on retrouve à Vaux-en-Velin les mêmes problèmes qu’à la Duchère ou que dans la plupart des grands ensembles : la déconnexion d’avec la ville centre, l’absence d’une véritable centralité urbaine, l’uniformité de l’habitat social.

Maire de Vaux-en-Velin de 1995 à 2009, Maurice Charrier va déployer dans sa commune une énergie égale à celle de Gérard Collomb à la Duchère pour venir à bout de ces trois travers. La centralité urbaine d’abord : elle passe par la fermeture du centre commercial du Grand Vire en 2000. Celui-ci perdait ses clients, et donc ses entreprises de commerce, en raison du caractère peu accueillant de la structure où ils se trouvaient comme enfermés. À la place de cette structure géante, la commune va organiser l’activité commerciale de part et d’autre d’une rue − la rue Émile-Zola − dotée de larges trottoirs, de stationnements latéraux aisés et offrant également de nouveaux équipements publics : un planétarium, un centre culturel, un lycée. La connexion avec le centre de l’agglomération ensuite : le maire obtient, enfin, en 2007, que la ligne A du métro passe sous le périphérique et permette d’ouvrir une nouvelle station, appelée Vaux-en-Velin-la-Soie, elle-même combinée avec une station de tramway et huit lignes de bus. Enfin, la diversification de l’habitat : elle se trouve facilitée à la fois par cette nouvelle centralité urbaine qui valorise l’espace environnant et par la connexion rapide avec le centre permise par le métro. Ces deux facteurs rassurent en tout cas suffisamment les promoteurs privés pour qu’ils affluent et offrent des logements en accession à la propriété afin de contrebalancer la domination quasi exclusive du logement social. Jusqu’à quel point ? Selon les chefs de projet, ces nouveaux logements ont surtout attiré les Vaudois, leur offrant une possibilité de mobilité résidentielle sans avoir à quitter une commune à laquelle ils se montrent attachés. On en voit même certains qui avaient quitté la commune revenir à la faveur de cette nouvelle opportunité. Mais arrivent aussi, plus récemment, des gens de l’extérieur attirés par le caractère peu onéreux de ces logements dans un cadre urbanisé.

Les Minguettes

Troisième et dernière visite : la cité des Minguettes, une ZUP de 20 000 habitants située dans Vénissieux, une commune de 45 000 habitants localisée, elle, au sud-est de Lyon. La ZUP occupe l’intégralité d’un plateau dont la surface est plantée de barres tandis que des tours sont réparties comme des orgues sur ses flancs selon le schéma « artistique » voulu par son concepteur, l’architecte Eugène Beaudoin, l’un des esprits pionniers de cette architecture des grands ensembles. Par l’effet du relief et de leur ostentation, ces constructions tranchent avec l’habitat pavillonnaire du reste de la commune et font de la cité un monde à part. Conçue dans les années 1960 également, mais pour loger, cette fois, la main-d’œuvre d’une zone d’industrie automobile (Berliet), la cité commence à perdre ses classes moyennes au milieu des années 1970, tandis que la population restante, principalement immigrée, se retrouve massivement au chômage du fait de la crise (Renault véhicules industriels licencie 5 000 ouvriers en 1978). Depuis cette date, l’effet des émeutes s’ajoutant, les Minguettes n’ont cessé de perdre des habitants jusqu’au début des années 2000. Le manque d’attrait tenant, ici comme ailleurs, à l’uniformité de l’habitat, à l’insécurité des espaces intermédiaires au statut incertain et, par conséquent, mal entretenus, mais surtout à la déconnexion physique d’avec la commune où le métro s’arrêtait, relayé par des bus aux horaires aléatoires mais régulièrement caillassés.

Puisque le plus grand mal de cette cité tenait à sa déconnexion d’avec les voies communes de circulation, c’est forcément de son traitement que découleraient les remèdes aux autres maux. Tel fut en tout cas le raisonnement qui présida au programme de rénovation urbaine dans les années 2000. Depuis 2009, la ligne de métro T4 ne s’arrête plus au pied du plateau mais le dessert avec huit arrêts. Il conduit les habitants au centre-ville de l’agglomération et une jonction est même programmée en 2013 avec la gare de la Part-Dieu. Surtout, le parcours du métro sur le plateau, assorti de voies cyclables de part et d’autre, sert de point d’appui pour l’ensemble des opérations de rénovation urbaine. Dont, d’abord, l’édification d’une place centrale destinée, là aussi, à remplacer un centre commercial défaillant par des commerces situés en rez-de-chaussée de petits immeubles construits sur des voies nouvelles partant de la principale station d’arrêt sur le plateau tandis que des bureaux occupent les étages. Des logements en accession, des logements intermédiaires, de petits pavillons même, prennent aussi appui sur cette ligne de métro pour apporter une diversification de l’habitat. Avec pour résultat, disent les responsables, que l’on assiste non seulement à une contraction du taux de la vacance des logements (il est passé de 12 % en 1999 à 2,5 % en 2008) mais à une certaine attractivité du plateau pour les Vénissians de la plaine.

Le festival de la danse

Désenclavement, aménagement de places centrales, diversification de l’habitat : ces opérations sont répétées inlassablement, partout où l’on nous donne à voir la rénovation à l’œuvre. Quelle production effective d’urbanité nous donnent-elles à voir en réalité ? Le résultat varie sensiblement selon les lieux. Il est plus net à la Duchère qu’à Vaux-en-Velin et, a fortiori , aux Minguettes, en raison de la difficulté plus ou moins grande du problème et de l’importance des moyens déployés. Mais pour qui a eu l’occasion d’errer autrefois dans ces lieux, durant les années 1980 ou 1990, la transformation des attitudes urbaines des habitants est sensible. On ne pénètre plus dans une cité. C’est la cité qui se tourne vers nous. Les habitants ne sont plus des visages immobiles, collés à une fenêtre, le regard perdu, comme s’ils se trouvaient sur le quai d’une gare, attendant un train en perpétuel retard. Ils déambulent dans les rues, se donnent à voir dans les atours de leurs pays d’origine, lorgnent les vitrines des nouveaux magasins, s’installent dans les squares tout neufs. On se sent en ville, dans une partie plus récente de celle-ci et peuplée surtout de gens venus d’ailleurs mais trouvant ici leurs aises.

De ce rattachement des grands ensembles de la périphérie de l’agglomération au centre-ville, de l’attribution à chacune des cités d’une qualité urbaine, de leur capacité à mêler des populations venues d’ici et d’ailleurs, la fameuse Biennale de la danse constitue, en quelque sorte, la consécration. Inaugurée en 1996, elle s’est trouvée, dès le départ, associée à la politique de la ville. L’idée était de partir du succès dans les banlieues des formes de danse issues du hip-hop pour suivre l’exemple des écoles de samba brésiliennes et du Carnaval de Rio, de faire en sorte que toutes les catégories sociales et ethniques qui composent une agglomération se retrouvent dans le même événement. Comme l’explique Philippe Dujardin, conseiller à la direction prospective du Grand Lyon, ce défilé ajoute à la structure institutionnelle de l’agglomération « une nouvelle dimension sensible sans laquelle les collectifs humains ne peuvent parvenir à pleine maturité et reconnaissance… Et telle fut bien la magie du défilé, de donner à voir les constituants − individus et territoires − d’une entité administrative dont on ne connaissait que les compétences en matière de voirie et de réseaux divers, de les mettre “en majesté” dans l’artère principale de la ville-centre ».

L’envers du décor

Que disent justement « les collectifs humains » de ces cités quand on les interroge sur la réalité de cette « unité sensible » de l’agglomération qui serait le résultat de la politique active conduite par ses responsables politiques durant les trois décennies précédentes et surtout la dernière ? Pour en parler aussi librement que possible, une rencontre nous est proposée aux Minguettes dans un local de la mairie avec des habitants et des professionnels chargés du logement ou de la gestion urbaine de proximité. Sans qu’ils parlent à l’unisson, leurs propos convergent cependant assez pour esquisser un portrait d’une cité dont l’agencement urbain a été sensiblement modifié mais qui reste néanmoins repliée sur elle-même.

Quels effets produit cette connexion de la cité avec la commune et le reste de l’agglomération, tant à travers ses moyens matériels (la ligne T4) que symboliques (la Biennale de la danse) ? Un effet plus pendulaire que d’ouverture, semble-t-il, une sortie aussitôt suivie d’un retour, beaucoup plus qu’une liaison effective. La Biennale ? « C’est comme après un beau match. Quand l’émotion est retombée, on rentre chez soi et rien n’a changé. » Le tram? « Les femmes le prennent pour aller à Carrefour et c’est tout. Les jeunes s’en servent pour aller se bécoter ailleurs parce que dans le quartier tout le monde se connaît. » Quid de l’envie d’aller visiter d’autres quartiers, d’essayer d’y habiter, d’y trouver des emplois plus facilement que dans les Minguettes où le chômage atteint 40 % ? « Ils ont peur de perdre la solidarité qui existe dans ce quartier. Non qu’il n’y en ait pas autant ailleurs. Mais ils ne possèdent pas les codes de celle-ci ailleurs justement. Alors, ils restent. Les enfants s’installent dans l’appartement au-dessus de celui des parents quand ils se marient. C’est facile parce qu’il n’y a pas beaucoup de concurrence ! On vit ici de la maternité au cimetière. »

L’urbanisation de la cité avec les nouvelles rues, la clarification du territoire, tout cela n’a-t-il pas contribué à changer les mœurs des habitants ? « La rue a bien permis de banaliser le territoire, de le sécuriser. Et les incendies comme les vols de voiture ont sensiblement diminué. Mais le résultat, c’est aussi que le deal s’est déplacé à l’intérieur des tours. Ou même, les dealers investissent les appartements des familles les plus fragiles. Et quand les assistants commerciaux viennent pour faire visiter les appartements dans une tour, ils sont très mal reçus. » Et puis, la rue n’a pas tant que cela gagné en liberté. Les espaces communs sont de plus en plus soumis aux exigences vestimentaires d’origine religieuse : « Ma fille est étudiante à Aix-en-Provence où elle a l’habitude de se promener en short. Ici, si elle sort avec une jupe, elle se fait agresser. »

Qu’en est-il alors de la mixité tant recherchée et que commencent à mettre en avant les élus ? « La vacance a quasiment disparu. Ce n’est déjà pas mal. Mais on a en moyenne un candidat par logement. Pas de quoi favoriser la diversification de la population. » Les nouvelles habitations ? « Les gens du quartier sont attirés. Au début, ils sont ravis par la qualité des lieux. Puis, au bout d’un moment, ils se plaignent de ce que les charges sociales y sont plus élevées. »

Le lycée Jacques-Brel aux Minguettes

Peu de résultats pour beaucoup d’efforts. À quoi tient cette difficulté d’ouvrir plus nettement la cité ? Sur quel plan faudrait-il intervenir ? Les réponses, là, se font unanimes : sur l’école. Parce qu’elles sont saturées, parce qu’elles enferment dans le quartier et que les jeunes ne rencontrent d’autres gens qu’à condition d’aller à la fac… Et ils sont très peu nombreux à y arriver. Il y a bien eu la transplantation sur le plateau d’une école de musique qui se trouvait dans la plaine. Cela permet à des jeunes de la cité de se mêler un peu à ceux de la plaine. Mais l’effet reste marginal. En fait, la scolarité, ce n’est pas tant ce qui aide les gens à bouger par les contenus et le mode de fonctionnement de l’école. C’est plutôt ce qui fait que les gens partent dès qu’ils en ont les moyens pour pouvoir suivre un meilleur parcours scolaire dans un quartier ayant une meilleure réputation. « L’école est la première cause de demande de mutation », précise un bailleur.

L’école, les collèges et les lycées surtout, constitue, de fait, la question la plus névralgique, la plus chargée de contradictions pour l’intégration des cités dans la vie de l’agglomération. Pour les élus locaux, soucieux de sortir les cités sociales de leurs ornières, de leur conférer une véritable dimension urbaine, maintenir ou créer des établissements d’enseignement secondaire en leur sein constitue un objectif essentiel, au même titre qu’y installer une médiathèque ou y faire passer le métro. Tout ce qui majore la qualité urbaine d’un lieu, dont les services d’enseignement secondaire au premier chef, leur paraît forcément positif. Mais leur avis n’est pas unanimement partagé, loin de là, par le conseil régional, en charge des lycées (et cela indépendamment de l’appartenance politique de ses membres), par le rectorat et une bonne part du corps enseignant. Ces institutions comme ces personnels craignent en effet de voir ces établissements devenir des « lycées ghettos », aussi nuisibles à leurs destinataires qu’épuisants pour les prestataires.

L’histoire récente du lycée Jacques-Brel aux Minguettes illustre bien cette tension. Durant les années 2000, il subit une importante perte d’effectifs (le nombre d’élèves passe en dix ans de 650 à 420) en conséquence d’un niveau reconnu comme très faible et de l’ouverture d’un nouveau lycée dans une commune proche de meilleure réputation (le lycée Condorcet à Saint-Priest). La fermeture du lycée Jacques-Brel est un temps envisagée par les instances responsables. Puis l’ouverture de la ligne T4 ainsi que la construction d’une médiathèque sur le plateau servent d’argument à la mairie de Vénissieux, soutenue à cette occasion par la communauté d’agglomération, pour conserver le lycée. D’autant qu’elle s’engage à le reconstruire sur une autre partie du plateau, dans le quartier Démocratie (sur le passage du T4, bien sûr), et selon des normes de haute qualité environnementale, histoire de le rendre attractif au moins par ce biais.

Le lycée Doisneau à Vaux-en-Velin

Quant à la construction du lycée Robert-Doisneau, à Vaux-en-Velin, elle relève quasiment de l’épopée. Le projet en remonte à la fin des années 1970, tant il paraissait déjà inconcevable aux élus que cette commune de 45 000 habitants ne dispose d’aucun lycée. Le rectorat faisait de la résistance, redoutant qu’un lycée installé dans une commune devenue une gigantesque ZUP ne fasse pâtir les élèves de l’effet ghetto mais surtout ne subisse par trop les effets de l’érosion scolaire consécutifs d’une telle localisation. Pour limiter ce risque, il propose un collège d’enseignement secondaire continué par des classes de seconde. Ce que la mairie refuse pour avancer l’idée d’un lycée doté d’une forte dimension sportive qui pourrait attirer par ce biais des élèves venus d’ailleurs. Mais elle se voit opposer un refus… jusqu’à ce que le maire, Maurice Charrier, lance l’idée d’un lycée d’agglomération, manière de souligner qu’un lycée ne doit pas être réservé à l’élite de la ville centre et, en même temps, que ce lycée n’aura pas prétention à les égaler mais à inscrire ses élèves dans la gestion d’ensemble de la population scolaire de l’agglomération. Après les émeutes de 1990, un collectif de personnalités locales se forme pour promouvoir cette idée en soulignant la nécessité d’un lycée offrant des formations qualifiantes pour aider à résoudre les problèmes sociaux révélés par les émeutes. Ouvert en 1995, le lycée Doisneau (cette appellation fut le fruit d’une longue consultation cherchant à relier lycée et banlieue et le tempérament à la fois réaliste et sensible du photographe a fini par faire l’affaire) est installé dans le nouveau centre de la ville qu’il contribue à structurer. Il fonctionne depuis comme un « lycée de proximité » avec un public sensiblement moindre que celui que devrait lui valoir le découpage de la carte scolaire tant l’évitement reste important.

L’installation d’établissements scolaires de niveau secondaire constitue une nécessité de plus en plus reconnue pour sortir la population d’une cité de son état de relégation. Mais, en même temps, ces établissements réussissent bien mal à symboliser cette ouverture de la cité sur la ville. Faut-il voir alors dans cette difficulté le seul effet de la logique de ghetto ou bien, aussi, celui de la rigidité des structures de l’enseignement ? Telle fut la question générale autour de laquelle tourna l’entretien que nous avons eu, pour finir, avec le principal du collège Schœlcher dans le quartier de la Duchère, puisqu’il faut toujours revenir par où l’on a commencé.

Le collège Schœlcher à la Duchère

Par sa seule disposition architecturale, le collège Schœlcher met en évidence la séparation entre le quartier et les enseignants. Les élèves entrent en effet dans le collège par une cour qui se trouve à la hauteur même du quartier. L’espace de la cour se trouve d’ailleurs marqué par la proximité d’une grande barre qui en plombe l’horizon. Les enseignants, en revanche, arrivent par le bas, à travers une rue qui serpente dans un paysage résidentiel aisé. Ils peuvent ainsi entrer et sortir du collège sans jamais mettre les pieds dans le quartier. Comment réduire cette dénivellation entre les enseignants et le quartier ? Deux voies sont possibles : faire venir le quartier dans le collège et amener les enseignants à s’investir dans le quartier. Telle fut en tout cas la double tâche à laquelle s’attela le principal durant les quatre années de son exercice. Avec un succès très inégal selon le versant considéré.

Côté quartier, son premier souci fut de créer dans le collège un lieu destiné aux parents, pour les y faire venir et leur faire comprendre, de l’intérieur, son mode de fonctionnement afin qu’ils puissent en donner les clefs à leurs enfants au lieu de les laisser entretenir le rejet du collège comme théâtre de leur humiliation. Pour cela, il fallait un local où ils se sentent eux-mêmes à l’aise et ne ressemblant donc en rien au reste de l’établissement. Il ne fallait surtout pas une salle des parents qui fût l’image, en pire, d’une salle des profs. Le local qu’il nous fait visiter est petit mais agréable, garni d’éléments d’ambiance renvoyant au Maghreb et à l’Afrique tropicale. Ils ont été choisis par un adulte-relais chargé de traduire en arabe pour les parents les informations que le principal tient à leur fournir régulièrement sur les activités du collège et les problèmes qui s’y posent. Outre le thé à la menthe, ils peuvent, dans ce local, prendre des cours de français langue étrangère, des cours de maths aussi, tant paraît grand leur souci de comprendre les difficultés spécifiques de cette discipline lorsque leurs enfants y échouent. Mais le contact établi grâce à ce local permet surtout de conjurer la chute brutale des liens avec les parents qui suit généralement le passage de l’école primaire au collège, où ils se trouvent déconcertés par la complexité de l’organigramme et le jargon de son administration. Grâce à cet effort d’ouverture, le principal dispose d’une amicale de parents d’élèves suffisamment représentative de la population du quartier et capable d’interpeller son conseil d’administration autant qu’elle en éprouve le besoin.

Côté enseignants, l’ouverture est beaucoup plus difficile. Il a commencé par les inciter à faire acte de présence dans cette cour qui symbolise le versant quartier du collège. Les syndicats ont refusé mais quelques enseignants ont accepté. Cela a permis un changement notable. Car, pour les élèves, les surveillants, qui accomplissaient seuls jusque-là cet office, ne sont que des demi-adultes. La présence des enseignants, même faible, a permis que la cour ne soit plus seulement le prolongement du quartier mais un lieu où celui-ci se confronte au collège. Assez, en tout cas, pour entreprendre une démarche conduite par son responsable et ces enseignants avec les associations de quartier, surtout celles tournant autour de la jeunesse et de la culture ou de l’aide scolaire. L’idée étant de partager les connaissances sur les élèves, de faire en sorte que les écarts commis par certains soient portés plus largement à la connaissance des autres et que cela puisse aider à réduire la propension à voir la violence comme un simple jeu. Ce partenariat a aussi permis la mise au point d’une formule de traitement des élèves exclus qui fasse que cette sanction ne soit plus pour eux l’occasion de se déchaîner sur le quartier et de revenir au collège dans un état pire que celui qui leur avait valu d’être exclus. Ce module d’accès éducatif pour les élèves exclus (MODACEE) s’appuie sur l’ensemble de ce réseau ainsi que sur les quelques enseignants volontaires pour assurer une prise en charge des exclus qui permet de suivre l’évolution de chacun et de réduire la récidive de moitié alors qu’elle était la conséquence la plus fréquente d’une première sanction.

Au terme de son « mandat », le principal note une augmentation du nombre d’élèves qu’il explique principalement par la modification de l’image du quartier à travers la rénovation urbaine. Quant aux résultats scolaires, ils ne s’améliorent pas sensiblement : le taux de réussite au brevet des collèges oscille chaque année entre 45 % et 70 %. Sur quatre-vingts élèves à la fin de la troisième, la grande majorité va dans un lycée professionnel. Ceux qui vont au lycée d’enseignement général voisin, La Martinière, de très bon niveau, s’y voient désignés comme « les Schœlcher », autant dire la racaille.

Peut-on, selon lui, améliorer ces résultats ? Il faudrait pour cela modifier sensiblement le recrutement des enseignants et mettre en place une commission ad hoc . Ce que les profs ont refusé. « C’est bien là tout le problème : le mode de fonctionnement du corps enseignant, son taux de présence d’abord. Il faudrait vingt-cinq heures de présence, dont seize de cours, quel que soit le statut. À quoi riment les mille euros de plus que touchent les agrégés sans valeur ajoutée ? Son rapport à la mobilité aussi : pour pouvoir recruter les profils correspondant à la variation de difficulté dans les collèges, il faudrait établir des clauses de mobilité tous les dix ans. »

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