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Note

La possibilité d’une politique culturelle – Manifeste

Terra Nova souhaite marquer son implication sur les thématiques culturelles à travers ce manifeste, préalable à de futurs travaux, porté par Thomas Paris.

Publié le 

Les ouvertures ou réouverture, en l’espace de quelques mois, de la Fondation Louis Vuitton, de la Philharmonie, du Louvre Abu-Dhabi ou du musée Picasso ont remis la France au centre de l’agenda culturel international. Plus qu’un volontarisme politique, il faut y voir le hasard de calendriers d’opérations initiées dans des dynamiques différentes. Car paradoxalement, ce printemps de la culture prend place dans un contexte où la politique culturelle a disparu, dissoute dans la globalisation, la révolution numérique et la crise. N’en subsiste aujourd’hui que la notion vague d’exception culturelle, incarnation d’une ligne Maginot dont on ne sait plus très bien ce qu’elle défend, et qui est parfois synonyme de tous les conservatismes.

Si ces opérations rappellent que le domaine de la culture est marqué tout à la fois par la montée en puissance des intervenants privés, l’enjeu des grandes opérations dans une perspective d’attractivité territoriale et de régénération urbaine, le volontarisme extraordinaire de pays émergents, et la nécessité de prendre en considération les nouveaux usages et de moderniser les outils, aucun de ces facteurs n’implique une obsolescence de l’intervention publique en matière culturelle. Tout au contraire suggèrent-ils qu’il y a de la place pour une politique culturelle ambitieuse, à condition de l’asseoir sur une compréhension des dynamiques actuelles et sur un volontarisme dans l’affirmation de ses enjeux. À condition de donner un sens positif et non seulement défensif à l’exception culturelle.

Repenser le rapport de la culture à l’économie

L’exception culturelle fait office de politique culturelle en France depuis quelques années. Elle n’est pas pourtant pas une politique, si ce n’est celle de la tortue : attaqué, on fait bloc. C’est le réflexe qu’a parfaitement su développer le monde du cinéma français, et sans doute cela lui a-t-il été salutaire. S’arc-bouter sur la préservation de l’existant a pu permettre, face aux attaques régulières dont il fait l’objet, de préserver l’intégrité d’un système qui s’est construit depuis Malraux et qui repose sur un équilibre subtil, et donc fragile.

Mais cette ligne de défense n’est pas tenable indéfiniment ; elle ne semble plus l’être dans le cinéma français, alors que de nouveaux acteurs puissants et de nouveaux usages parfois incontrôlés viennent en bousculer les équilibres. Elle ne l’est plus dans un contexte où le numérique bouscule fondamentalement tous les équilibres anciens.

La raison de ce repli tient à une incapacité, alors que l’idéologie de la libre-concurrence s’est installée, à assumer l’intervention publique dans la culture. L’origine de l’idée d’exception culturelle résidait dans le credo que la culture faisait exception aux règles présidant à la construction du commerce mondial. Faisait exception, ou devait faire exception : la nuance est fondamentale, car si elle n’a jamais été tranchée, un glissement vers le second terme s’est opéré avec le temps, qui explique la tournure défensive et dogmatique qu’a prise l’exception culturelle.

Ces dernières années, les approches politiques de la culture ont évolué entre deux perspectives, l’une et l’autre difficilement tenables. La première consiste à justifier des interventions sous forme de soutien financier par l’exception culturelle : la seule appartenance au champ de la culture légitime les subventions. Mais comme le rappelle régulièrement l’exemple du régime des intermittents, la subvention culturelle est inflationniste, et se heurte aux limites, mises en avant de manière dramatique dans la période actuelle, des exercices budgétaires. Pour dire les choses autrement, si la subvention à la culture se légitime par l’idée même de culture, à qui la refuser ?

Ces derniers temps, une autre légitimation du soutien à la culture a fait son apparition : celle de la culture comme investissement rentable. La mobilisation de cet argument peut se lire comme la prise en compte des limites de l’argument premier de l’exception. Il est dangereux, car l’idée de retour sur investissement est antinomique à celle d’exception, et sans exception, pourquoi instaurer un régime spécifique ? Plus encore, cet argument fait peser le risque de l’obligation de mesure sur ce qui est culturel : à partir du moment où l’on sait mesurer des retombées, chaque projet peut se voir demander au préalable la preuve de son retour sur investissement. C’est, nous y reviendrons, brider le moteur de la dynamique de la création.

Les politiques culturelles mobilisent aujourd’hui deux argumentations fragiles qui les placent sur une corde raide, en les soumettant aux deux abîmes du risque de la dépense incontrôlée dans un contexte de tension budgétaire d’un côté, et de celui de la justification économique a priori de l’autre. Dans un cas comme dans l’autre, c’est le rapport à l’économie qui est en jeu. La première approche le nie, la seconde asservit la culture à l’économie. Aucune n’est satisfaisante.

Une troisième voie est possible. L’emprunter exige d’un côté une affirmation volontariste de ses objectifs, et de l’autre la compréhension des spécificités de l’économie de la création, ou plutôt, pour acter que le terme d’économie a perdu son sens étymologique, de l’écologie de la création. Alors que l’argumentaire par l’exception néglige l’économie, et que la justification par le retour sur investissement passe les objectifs à la trappe, il est fondamental de penser ces deux aspects différents, et de les déconnecter.

La culture, valeur-refuge

Pourquoi la culture ? La question peut paraître réchauffée, parce qu’elle appellerait des réponses évidentes. Ce que nous venons d’exposer montre qu’il est important de les affirmer clairement. La culture aide à penser le monde, elle aide à évoluer dedans. Elle génère un sentiment d’identité et du lien social. La culture peut participer au rayonnement d’un peuple et à sa fierté. La culture est source de valeurs incommensurables ; dans une période en manque de sens comme celle que nous traversons, elle constitue, loin de toute connotation financière, un valeur-refuge. Il s’agit là d’évidences, qu’il est important de rappeler, notamment pour affirmer que la culture peut se défendre indépendamment de toute considération économique. Ces seuls arguments suffisent à justifier que l’Etat puisse se saisir de la question.

Penser le rôle de l’intervention publique dans la culture nécessite d’en dissocier différents aspects. Il faut notamment distinguer le patrimoine de la création : d’un côté, la préservation, la diffusion, l’éducation à la culture ; de l’autre, la création en tant qu’elle nourrit ce qui sera la culture de demain. Sur le second volet, il est utile de distinguer ensuite la création prise en charge par les acteurs publics, comme les grands équipements, de la création émergente, inscrite dans une dynamique d’entrepreneuriat au sens le plus large. Ces deux distinctions sont fondamentales pour penser les politiques culturelles, car ces différents volets ne soulèvent pas les mêmes questions.

La création de nouveaux équipements implique un arbitrage économique intégrant coût d’investissement, coûts d’exploitation et prévisions de recettes. En la matière, il ne s’agit pas de rechercher l’équilibre économique à tout prix, ni même de chercher à chiffrer différents effets non économiques pour justifier l’investissement mais de prendre des décisions éclairées qui articulent enjeux de l’action culturelle et conscience économique.

L’éducation artistique, la valorisation du patrimoine, l’accès à la culture répondent aux enjeux énoncés précédemment. En tant que tels, ils relèvent des missions de l’Etat, et peuvent être considérés, budgétairement, comme des dépenses sans retour sur investissement au sens économique du terme.

Ces différents aspects ne sont pas structurellement inflationnistes. L’enjeu pour la puissance publique consiste principalement à les assumer comme des missions importantes, à sanctuariser leur budget et à s’assurer, lors de la décision de création de nouveaux équipements, qu’elle en contrôle l’évolution. Quant au « bon » niveau de dépense publique, il est avant tout question d’ambition.

L’exception économique de la création

Il en va différemment pour le soutien à la création, ce sur quoi porte précisément la notion d’exception culturelle. Si l’intervention publique soulève autant de questions ici, c’est d’une part parce que la culture peut exister, et existe parfois, dans une économie marchande, et que, d’autre part, l’économie de la création fait exception dans ses modalités de fonctionnement.

L’intervention de l’État se fait dans un contexte où le moteur de l’investissement privé peut fonctionner. L’édition littéraire, le cinéma et l’audiovisuel, la musique, le spectacle vivant, le jeu vidéo ou le marché de l’art s’inscrivent pour partie dans une économie marchande. Dans ces secteurs, longtemps, l’intervention publique s’est légitimée à l’aune de l’exception culturelle. Aujourd’hui, les difficultés budgétaires structurelles ainsi que le renouvellement radical du contexte ont rendu nécessaire de préciser une notion qui a perdu son sens, et de comprendre à la fois la dynamique propre de ces secteurs, et le rôle que peut y jouer la puissance publique.

La compréhension de l’économie – l’écologie – de la création impose de renoncer à deux notions : culture et demande. Cette invitation à éliminer les deux pôles qui structurent la vision que l’on a de ces secteurs n’est pas une entreprise de démolition gratuite ; elle est une nécessité pour en bien appréhender la dynamique. Culture, parce qu’elle ne se décrète pas. Ce qui fera culture dans un contexte donné est ce qui fédérera, durablement ou non, les goûts d’une partie des citoyens, avertis ou non. Dire cela, c’est reconnaître l’incapacité de tout acteur, qui plus est de la puissance publique, à décider de la qualité d’une proposition ou d’une production. Cette qualité s’établit dans la rencontre, immédiate ou inscrite dans le temps, avec l’audience, laquelle regroupe des professionnels (critiques, distributeurs…) et le commun des mortels. Pendant de la culture dans une approche mercantiliste, la demande est à éliminer aussi. Parce qu’elle ne préexiste pas à la création.

Ces deux notions sont trompeuses car elles supposent la possibilité d’une rationalité dans la prise de décision d’investissement, basée sur une improbable qualité des projets ou sur leur adéquation avec une tout aussi improbable demande. Trois autres notions décrivent mieux l’écologie de la création : désir, outil et marché. La création est l’expression d’un désir par un outil, sur un marché.

La notion de désir traduit que la création procède de désirs d’expression, portés par des individus, et renvoyant à leur subjectivité. Il n’y a pas de préexistence d’une demande, mais des propositions subjectives que le public adoptera ou non. L’idée de public s’entend ici au sens large : il s’agit à la fois du public payant immédiat, mais aussi des critiques ou du public futur. Désir d’expression, primat de l’individu, reconnaissance de la subjectivité, valeur construite par la rencontre entre des propositions et un public : ce sont les quelques idées qu’entend résumer cette notion de désir.

Pour s’exprimer, ces désirs requièrent un outil d’expression, constitué de matériaux, d’instruments techniques, d’hommes et de femmes qui aideront le créateur ou la créatrice à mettre en forme ses idées, d’organisations dans lesquels tous ces éléments s’inscrivent. La complexité des modes de réalisation et l’importance des coûts de développement rendent l’outil dont dispose le créateur pour s’exprimer plus ou moins accessible et maniable : quand il s’agit du pinceau ou du stylo, le créateur conserve une relative maîtrise de l’adéquation entre sa vision et sa réalisation, alors que les modes de création exigeant la mobilisation d’outils techniques sophistiqués et d’équipes composites importantes accroissent cette « distance ». La fragilité des désirs d’expression donne toute son importance à la facilité d’appropriation de l’outil. Un projet créatif, audacieux, détonnant, pourra voir l’intime conviction qui le porte s’étioler face aux difficultés à réunir les moyens nécessaires à sa réalisation, ou à convaincre un trop grand nombre d’interlocuteurs. L’immédiateté de l’accès à l’outil, et plus généralement de l’interaction entre le désir et l’outil, est une condition de la créativité. La notion d’outil englobe aussi la diffusion, ou plus encore, dans un contexte où le numérique rend tout facilement diffusable, la visibilité. Un désir d’expression n’est pas accompli par la réalisation d’un objet, mais par la possibilité de l’exposer. Dans la mesure où ils définissent, par leur saturation, la capacité des créations à rencontrer leur public, la diffusion, l’intermédiation et la prescription sont constitutives de l’outil d’expression.

Le marché, enfin, fait référence au marché physique, lieu de rencontre entre des offreurs et des acheteurs. Cette notion reflète plusieurs caractéristiques essentielles. La première est le rôle de l’hyper-abondance dans les économies de la création. Dans la mesure où il n’y a pas de demande, et où la valeur des propositions se construit socialement, le marché représente la dynamique de sélectivité qui s’exerce sur les différentes propositions, dans leur rencontre, via des structures de diffusion, avec le public. Cette notion de marché renvoie aussi à la place du risque et de l’échec dans ces dynamiques. Ils sont structurels, voire même garants de la dynamique propre de la création. Elle renvoie enfin au fait que la création repose sur une dynamique émergente : des talents sortis de nulle part qui ont la possibilité de proposer des projets et de construire un public.

L’économie de la création peut se lire à l’aide de ces trois notions. L’importance du risque et le taux d’échec associé, l’hyper-abondance de l’offre et l’hyper-sélectivité à chaque étape de la chaîne, la concentration de la « consommation » sur un nombre de titres limités (star-system ou longue traîne), la cohabitation de majors et de petites structures très nombreuses, la différenciation et l’innovation comme condition d’existence… : un certain nombre de caractéristiques en découlent, qui sont structurelles de l’économie de la création. Ces différentes caractéristiques peuvent être convoquées pour redéfinir l’idée d’exception culturelle : la culture fait exception dans les modes de fonctionnement économique de sa production.

Quel rôle pour la puissance publique ?

Cette représentation de la dynamique de la création, et la reconnaissance qu’elle porte de réalités contre lesquelles on a parfois la tentation de lutter – concentration de la consommation, hyper-abondance et importance du taux d’échec des projets – permet de repenser le rôle des pouvoirs publics. Etablir que la création est une affaire d’individus qui ont des envies de créer, d’entreprendre ou de bousculer les règles implique que le soutien public doit composer avec une dynamique avant tout émergente, et faire en sorte de la protéger, sans se substituer à la dynamique de sélection sociale qui s’opère sur les propositions. Fluidifier et sécuriser : tels peuvent être les deux axes de l’action publique.

Fluidifier. La création, pour être vivante, doit être darwinienne. Néanmoins, cette dynamique naturellement libérale et hyperconcurrentielle compose avec des logiques de minimisation du risque dans la diffusion, et des différences d’accès à l’outil de création de manière plus générale. C’est la problématique de la diversité culturelle : le marché seul aura tendance à favoriser les œuvres plus grand public, plus faciles d’accès, au détriment d’autres qui peuvent trouver leur public, mais sur un temps plus long, et avec un soutien plus important de la part des acteurs de la prescription. Fluidifier signifie s’assurer que les conditions sectorielles permettent à toutes les propositions d’avoir la possibilité de trouver un public, en acceptant que cela ne signifie pas que toutes les propositions ont vocation à trouver un public. Fluidifier signifie donc favoriser l’accès à l’outil de création. Comme cela n’implique pas que toute proposition pourra se retrouver en salles ou sur les étals des libraires, fluidifier signifie aussi penser la progressivité du passage d’une économie d’amateurs à une économie professionnelle.

Sécuriser est une nécessité comme contrepartie de cette dynamique hyperconcurrentielle et darwinienne. Sécuriser les parcours professionnels, sécuriser les périodes de difficulté. Mais sécuriser implique de ne pas garantir à tous la professionnalisation, et ne doit pas se traduire par des situations de rente qui limiteraient le dynamisme de renouvellement. Car toute décision de soutien dans la culture qui peut paraître évidente ne l’est plus quand elle intègre les questions « qui soutenir ? » et « comment décider? ». Négliger ces questions entraîne inflation ou sclérose. Dans un cas, une dépense publique incontrôlable ; dans l’autre, un soutien pernicieux pour le dynamisme créatif. C’était toute l’intelligence du système des intermittents que de répondre à ces problèmes de sécurisation, avant qu’il ne dérive faute de prise en compte suffisante des réalités de l’économie de la création.

Pour une nouvelle politique culturelle

Les temps sont doublement difficiles pour la culture. D’un côté, son économie est confrontée à des défis majeurs : la numérisation, les transformations des usages et la mise à mal des modèles économiques traditionnels des filières culturelles, la baisse structurelle des moyens d’action financiers des acteurs publics, la globalisation et la construction du marché européen qui rendent toujours plus difficile l’instauration d’une régulation à l’échelle nationale. De l’autre, les pouvoirs publics ont des difficultés à l’appréhender, notamment dans son rapport ambigu à l’économie.

Pour autant, le contexte est favorable à l’élaboration d’une nouvelle politique culturelle, du fait de la perte de sens que nous traversons, des mutations radicales que le numérique et la globalisation amènent dans les secteurs de la culture, et du processus de construction européenne qui peut conduire à la penser dans un cadre plus large, celui de l’Europe.

Cette politique doit être refondée autour des axes suivants :

  • l’affirmation haut et fort de l’importance de la culture, et ce, indépendamment de toute considération économique autre que celle de la maîtrise des dépenses, ce qui ne préjuge a priori ni d’un gel ni d’une baisse de l’engagement public. ;
  • la séparation, dans leur traitement, des problématiques d’éducation et d’accès à la culture, et de dynamisme de la création ;
  • la prise en compte de mutations, liées au numérique, qui rendent les modèles et les équilibres anciens fragiles, et peu pérennes ;
  • la compréhension et le respect, dans le soutien à la création, des particularités de l’économie de la création, de sa dynamique darwinienne et émergente.

À partir de ces axes, il est possible de réaffirmer une politique ambitieuse en matière de culture et de création, qui ne soit pas synonyme d’engagement financier supplémentaire. La culture est une exigence. En se réconciliant avec son volet économique, il est possible d’avoir de nouveau la culture ambitieuse, pour qu’elle soit source de partage, de cohésion, de fierté, de rayonnement.

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