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Note

Quelle réforme de la carte scolaire ? Pour rompre avec les logiques ségrégatives

La politique d’assouplissement de la carte scolaire mise en place en 2007 s’était targuée de favoriser l’égalité des chances et de promouvoir la mixité sociale. Elle les a en réalité réduites. Alors que le gouvernement entend revenir sur cette politique, cette note pose la question de la réforme de la carte scolaire, en posant comme préalable la recherche de la mixité sociale dans les établissements, fondement d’un système éducatif performant et levier efficace dans la lutte contre les violences scolaires. Une nouvelle réforme des modalités d’affectation des élèves doit entre autres s’appuyer sur le « choix régulé », l’homogénéisation de l’offre pédagogique des établissements pour réduire les logiques de choix, l’adoption d’un principe général de modulation des dotations financières et en personnels des établissements selon les caractéristiques de leur recrutement, le traitement similaire des établissements publics et privés.
Publié le 

La refondation de l’école française nécessite des réformes. Certaines, par exemple la formation des maîtres, se sont imposées comme indispensables. D’autres sont plus périlleuses. Il en va ainsi de la carte scolaire. Depuis 1984, se sont succédé des phases d’assouplissement partiel et de re-sectorisation sans qu’aucune politique n’entraîne pleinement l’adhésion. Cette situation d’incertitude sur les objectifs à atteindre et les moyens à mettre en œuvre est susceptible de déboucher sur des demi-solutions ou l’immobilisme en l’absence d’une connaissance suffisante des enjeux de la politique d’affectation des élèves, de bilans argumentés sur les politiques passées, et d’anticipations fortes sur les transformations nécessaires.

Enjeux

Plusieurs types d’arguments montrent toute la centralité d’une politique d’affectation des élèves qui se donne pour objet de favoriser la mixité sociale des établissements. D’abord des arguments politiques. L’école française ne s’est pas construite sur le modèle de l’apartheid social mais sur le modèle de l’école unique et de la mixité sociale. Aujourd’hui comme hier, dans une école républicaine, une frange de la population ne doit pas être tenue à l’écart et avoir pour destin objectif une scolarité tronquée, un apprentissage précoce dès la quatrième, un risque élevé de sortie sans diplôme, une insertion marquée par la marginalisation sociale et professionnelle des working poors.

Un second argument est le pendant sociologique de l’argument politique. Durkheim considérait que la classe était « une petite société ». Il en est de même des établissements. Si la classe et les établissements sont des modalités scolaires de regroupement de la jeunesse française, ils sont aussi, et tout autant, des lieux intenses de socialisation où se construisent des univers linguistiques, des processus cognitifs, des modalités de présentation de soi, des affinités électives, des aspirations sociales. C’est à l’école que se construit la société de demain. La souhaite-t-on divisée, fragmentée, morcelée ? Ou, au contraire, susceptible d’ouvrir les jeunes générations à la diversité ethnique et sociale de la société française et du monde ? Enfermement ou ouverture ?

Un troisième argument est apporté par les recherches sur l’école. Les systèmes éducatifs ségrégatifs, ceux qui scolarisent dès la classe de sixième les nouvelles générations dans des établissements différents selon leur origine sociale, sont ceux dans lesquels les inégalités de réussite selon l’origine sociale sont les plus fortes. Il en est ainsi en Belgique, en Hongrie ou en Allemagne. Dans les systèmes éducatifs fortement ségrégués, les hommes naissent libres et égaux en droit mais deviennent, dès l’enfance, inégaux de fait. Une société ne sera jamais sereine ni solidaire si ses idéaux et principes fondateurs sont étrangers à l’expérience subjective d’une partie de ses citoyens. De surcroît, les systèmes scolaires ségrégatifs sont généralement moins efficaces : le niveau scolaire moyen des élèves est plus bas en raison de l’importance numérique des élèves faibles et le nombre de bons élèves est réduit par les sélections protéiformes propres aux systèmes éducatifs ségrégatifs. La mixité sociale à l’école n’est pas seulement une exigence des sociétés démocratiques, elle est aussi un des fondements des systèmes éducatifs performants.

A ces trois arguments, il faut ajouter celui du lien entre mixité sociale et « climat » des établissements. La recherche a montré que le climat scolaire d’un établissement est un élément de son efficacité. Que constate-t-on dans l’école française ? 5 % des établissements concentrent à eux seuls, selon les périodes d’enquête, entre 25 à 31 % des incidents violents. Cette violence scolaire est située dans les établissements les plus fortement ségrégués. Davantage d’adultes mieux formés pour faire face à ces violences scolaires ne sont que des demi-solutions. Cette violence est structurelle, endémique, liée à la concentration d’élèves en grande difficulté scolaire. L’école n’est plus pour ces élèves une espérance mais un problème, souvent même une souffrance [1] . La solution la plus efficace, celle qui s’attaque à l’origine du problème, est de réduire le niveau de ségrégation sociale et de favoriser ainsi la réussite scolaire. Moindre ségrégation sociale et meilleur climat scolaire seront aussi profitables aux nouveaux professeurs nommés dans ces établissements difficiles.

Bilan de la politique d’assouplissement de 2007

Lors des expériences précédentes d’assouplissement de la carte scolaire, des évaluations statistiques avaient systématiquement été réalisées. Ces évaluations ont été convergentes : les politiques d’assouplissement ont entraîné une réduction de la mixité sociale des établissements. La politique d’assouplissement mise en place en 2007 présente une spécificité : elle n’a pas fait l’objet d’évaluations de type scientifique de 2007 à 2011. Sur le site du ministère, la rengaine est la même depuis 2008 : « Permettre aux parents de choisir le collège et le lycée de leurs enfants est une manière de favoriser l’égalité des chances et la diversité sociale au sein des établissements scolaires » (consulté le 31 août 2012). Cette affirmation n’a plus lieu d’être.

Dès 2008, Obin et Peyroux [2] ont montré une tendance à la réduction de la mixité sociale. Centrée sur la politique urbaine, la Cour des comptes indique en 2009 que sur un total de 254 collèges « ambition réussite », collèges dont le recrutement est le plus populaire, 73 % d’entre eux ont perdu des élèves. En 2010, une enquête du Syndicat National des Personnels de Direction de l’Education Nationale, menée auprès des chefs d’établissement, tend à montrer une mise en concurrence des établissements pour attirer les meilleurs élèves et une réduction de la mixité sociale dans les établissements ZEP. Ces évaluations ont été utiles mais ne sont pas suffisantes : elles reposent principalement sur les opinions des personnels administratifs interrogés.

Ce n’est qu’en 2012 que les premières recherches contractualisées par le ministère ont été publiées. L’étude de Grenet et Fack [3] montre que la réforme d’assouplissement de la carte scolaire n’a fait que renforcer les évolutions en cours, notamment l’embourgeoisement des établissements privés et la perte d’attractivité des collèges aux recrutements les plus populaires relevant des réseaux ambitions réussite. Ces résultats sont tout à fait importants mais la recherche est marquée par un certain nombre de limites. Par exemple, l’étude de la transformation du recrutement social des établissements se limite à la population scolarisée en 6 e . Une telle statistique tend à minimiser l’ampleur des transformations sociales des collèges qui cumulent sur cinq années les effets des transformations enregistrées au niveau de la 6 e . Une autre limite tient au champ de l’étude qui néglige les dimensions territoriales. L’approche nationale retenue tend à masquer des phénomènes ségrégatifs localisés dans les banlieues et les capitales régionales. L’analyse menée par Oberti, Préteceille et Rivière [4] apporte pour cette raison des éléments complémentaires tout à fait essentiels. Leur conclusion est éclairante : « Derrière ces effets apparemment modestes, la réforme a engagé un processus assez profond de déstabilisation de la scolarisation en collège, déstabilisation des collèges eux-mêmes et déstabilisation des attitudes et pratique des parents » (cité p. 172). A la lecture de ces deux recherches, le constat est net : la politique d’assouplissement de la carte scolaire de 2007 n’a permis ni plus de diversité sociale, ni une plus grande égalité des chances.

Dans la recherche que nous avons menée, centrée sur le recrutement social des collèges des dix premières capitales régionales [5] , les résultats obtenus approfondissent les analyses précédentes. L’analyse statistique de l’origine sociale des collégiens dans les secteurs publics et privés montre que le recrutement social des établissements publics et privés s’est spécialisé. Les premiers scolarisent plus souvent des enfants d’origine populaire ; les seconds plus souvent des enfants d’origine aisée. L’étude spécifique des collèges qui contribuent le plus à la ségrégation scolaire est à ce titre emblématique des processus ségrégatifs à l’œuvre. Ainsi, dans les collèges nantais, les établissements privés qui contribuent le plus à la ségrégation ont un recrutement social particulièrement aisé (collèges Externat des Enfants, Sacré Cœur, Saint Joseph du Loquidy) alors que les collèges publics ont un recrutement particulièrement populaire (Collèges La Durantière, Stendhal, Le Breil) (voir graphique). Plus globalement, de 2007 à 2010, dans les dix premières capitales régionales, les établissements privés se caractérisent par une ghettoïsation par le haut , c’est-à-dire un embourgeoisement de leur recrutement, alors que les collèges publics sont marqués par une ghettoïsation par le bas , celle liée aux quartiers et établissements populaires. Ces deux phénomènes ne sont pas équivalents. La ghettoïsation par le haut est davantage marquée que la ghettoïsation par le bas. Oberti, Préteceille et Clément parviennent à un résultat comparable : la ségrégation scolaire se caractérise par une forte concentration des enfants des catégories aisées dans les établissements des beaux quartiers.

Recrutement social des collèges publics et privés nantais qui contribuent le plus à la ségrégation sociale des collèges nantais (2010)

Lecture : Le collège public Le Breil scolarise 81 % d’élèves d’origine populaire et 1 % d’élèves d’origine aisée.

Source : Merle (2012)

Perspectives

Une refondation de la politique d’affectation des élèves doit d’abord limiter les bonnes raisons des parents de fuir l’établissement de leur secteur. Ce principe est fondamental pour assurer une stabilité de la population scolarisée et un usage optimum des investissements scolaires considérables réalisés par les départements et les régions. Pour atteindre cet objectif, il faut mener, non une politique de différenciation pédagogique des établissements, caractérisée par une variété coûteuse d’options et de sections spécifiques, mais, au contraire, faire en sorte que les établissements soient comparables en termes de qualité et d’options. Cette politique a été souvent préconisée, par exemple dans le rapport Thélot en 2004. Une telle politique d’unification de l’offre pédagogique est cohérente avec le principe du socle commun. Une telle politique repose sur une rupture de paradigme : un établissement scolaire ne doit pas avoir pour finalité d’être meilleur que ses voisins, érigés en concurrents, mais d’offrir, comme tout service public, une formation similaire et de qualité sur tout le territoire.

Pour réduire le déficit d’attractivité dont souffrent certains établissements, il faut aussi améliorer leurs conditions d’enseignement. Un principe général de différenciation du financement est un moyen efficace. Il consiste à moduler les dotations financières et en personnels des établissements selon les caractéristiques de leur recrutement. Les établissements scolarisant des élèves d’origine aisée et d’un bon niveau scolaire devraient faire l’objet de dotations moindres compte tenu d’une population d’élèves qui rend les apprentissages scolaires plus accessibles. A l’inverse, les établissements au recrutement défavorisé bénéficieraient de dotations supérieures, ce qui favoriserait une réduction du nombre d’élèves par classe. Les travaux de Piketty et Valdenaire [6] ont montré l’efficacité de la réduction du nombre d’élèves par classe dans les collèges relevant de l’éducation prioritaire. Ces travaux sont concordants avec ceux de Bressoux et Lima [7] qui parviennent à des résultats comparables pour l’école primaire. Ce système de dotations différenciées est notamment à l’œuvre en Belgique pour réduire la ségrégation sociale des établissements et aux Pays-Bas pour limiter une ségrégation ethnique forte. Ce principe général de différenciation des dotations aux établissements se substituerait au financement actuel des établissements de l’éducation prioritaire marqué par une complexité certaine, source d’opacité et d’efficacité médiocre en termes de discrimination positive.

Enfin, aucune réduction de la ségrégation scolaire n’est possible si coexiste un secteur privé qui ne répond pas aux mêmes contraintes que le secteur public. Actuellement, si la mixité sociale progresse dans certains établissements publics – situation observée dans les recherches -, il en résulte un départ des enfants des parents d’origine aisée vers le secteur privé et une augmentation de la ségrégation globale liée à la spécialisation sociale croissante des secteurs public et privé. La distorsion de concurrence entre les secteurs public et privé, liée aux publics scolaires accueillis, explique que ce dernier devienne progressivement un espace privilégié de ghettoïsation par le haut, réservé aux catégories aisées, dont le pendant est la ghettoïsation par le bas d’une partie des établissements publics.

Pour rompre le processus actuel de spécialisation sociale, les secteurs public et privé doivent être tenus aux mêmes contraintes d’accueil des enfants des catégories populaires et en difficulté scolaire. Un rapprochement des recrutements sociaux des établissements publics et privés ne serait que la mise en œuvre du Code de l’éducation. Celui-ci spécifie que les écoles privées sous contrat sont accessibles à « tous les enfants sans distinction d’origine, d’opinion ou de croyances » (Article L.442–1). La réduction de la ségrégation sociale nécessite que les mécanismes d’affectation des élèves intègrent les établissements privés en fixant pour chaque année un objectif de mixité sociale prenant en compte leur situation actuelle. Un tel rapprochement peut être obtenu par une politique de « choix régulé » des établissements. Chaque parent émet plusieurs vœux concernant l’établissement souhaité et les affectations effectives prennent en compte prioritairement l’exigence de mixité sociale. Un tel mécanisme de choix est actuellement partiellement en œuvre mais ne peut atteindre l’objectif de mixité sociale pour deux raisons principales : les établissements sont trop différenciés si bien que ceux qui sont jugés les meilleurs sont sur-demandés ; les parents insatisfaits, plus souvent d’origine aisée, inscrivent leurs enfants dans les établissements privés. Au niveau lycée, la procédure Affelnet (Affectation des Elèves par le Net) répond aux principes du choix régulé sous réserve d’accorder aux élèves boursiers une réelle priorité dans les affectations. Cette priorité, retenue dans certaines académies, permet une progression de la mixité sociale d’une partie des lycées publics mais a pour contrepartie une spécialisation bourgeoise des établissements privés. Plus la procédure Affelnet favorise la mixité sociale des établissements publics, plus les parents d’origine aisée choisissent de scolariser leurs enfants dans les établissements privés [8] .

Les modalités d’affectation des élèves dans les établissements correspondent à un choix de société et à un choix d’école. La politique d’assouplissement de 2007, tout en se targuant de promouvoir la mixité sociale, a favorisé des logiques ségrégatives et permis aux enfants des catégorisés aisées de bénéficier plus souvent de parcours scolaires protégés dans des établissements où les progrès scolaires sont facilités. Rompre avec les logiques ségrégatives est une nécessité pour favoriser l’émergence d’une école plus efficace et plus juste. Cette école réduirait aussi le coût économique et politique de l’échec scolaire. Le sous-prolétariat déqualifié composé par les 17 % d’élèves sortant actuellement sans diplôme de l’école constitue une main d’œuvre bon marché pour les entreprises mais aboutit à la constitution d’une population condamnée à la résignation ou à la révolte, réduite trop souvent aux revenus d’assistance. Sur le moyen terme, le coût de la déqualification de la main d’œuvre est considérable. Les coûts psychiques et humains de l’échec scolaire contemporain sont également à prendre en compte. Il faut garder l’idéal d’une école qui, plutôt que de rabaisser et d’exclure presque un élève sur cinq, donnerait à chacun une place et la possibilité de construire son avenir.

  1. Merle P. (2012), L’élève humilié. L’école : un espace de non-droit ? Paris, PUF (nouvelle édition).

  2. Obin J.-P. & Peyroux C. (2007), « Les nouvelles dispositions de la carte scolaire », rapport de l’inspection générale, n°094, octobre.

  3. Grenet J. & Fack G., Rapport d’évaluation de l’assouplissement de la carte scolaire, Ecole d’économie de Paris, 2012, 177 pages.

  4. Oberti Marco, Préteceille Edmond, Rivière Clément, « Les effets de l’assouplissement de la carte scolaire dans la banlieue parisienne », Rapport pour la Halde, Défenseur des Droits et DEPP, MEN, 2012, 218 p.

  5. Merle P., 2012, La ségrégation scolaire , Repère, La Découverte.

  6. Piketty Thomas, Valdenaire Mathieu, « L’impact de la taille des classes sur la réussite scolaire dans les écoles, collèges et lycées français », MEN, 2006, 153 p.

  7. Bressoux Pascal, Lima Laurent, « La place de l’évaluation dans les politiques éducatives : le cas de la taille des classes à l’école primaire en France », Raisons Educatives, 15, 2011, p. 99–123.

  8. Merle P., Le recrutement social des lycées des secteurs public et privé. Analyse diachronique des dynamiques inter et intra-secteur (à paraître).

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