Le vote des étrangers non-communautaires : un droit
Le débat sur la reconnaissance du droit de vote et d’éligibilité aux élections municipales aux étrangers non ressortissants de l’Union européenne résidant en France pose à nouveau la question de la dissociation entre les deux concepts de nationalité et de citoyenneté.
Cette tribune rappelle que la tradition républicaine et le droit français manifestent une conception complexe, plurielle et évolutive de la citoyenneté. L’examen de la situation dans les autres pays de l’Union européenne montre que la reconnaissance du droit de vote des étrangers extracommunautaires aux élections municipales fait peu à peu partie du modèle européen de société. Cette évolution, aboutissement d’une dynamique historique et politique, est conforme à notre idéal républicain.
Dans une tribune publiée dans le journal Le Monde en date du 19 décembre dernier, le député de Seine-Saint-Denis Jean-Christophe Lagarde affirmait son opposition à l’adoption du droit de vote et d’éligibilité des étrangers non-communautaires autrement que par référendum, en épousant expressément tous les arguments rejetant cette réforme.
Notre collectif a souhaité exercer un droit de réponse, fondé notamment sur une analyse de la dissociation progressive entre les deux concepts de nationalité et de citoyenneté, ainsi que sur un examen minutieux de la situation dans les autres pays de l’Union européenne, en vue de rappeler à l’opinion publique la promesse de campagne numéro 50 de François Hollande.
La réunion d’un Congrès pour adopter cette réforme, si elle nécessite la mobilisation de tous les parlementaires de gauche, et au-delà, ne nous semble pas à exclure, à l’instar d’autres modifications importantes du texte de la Constitution engagées selon cette procédure, comme par exemple la parité entre les femmes et les hommes aux élections. C’est sur la question de la légitimité d’une telle réforme, sur sa cohérence avec l’extension progressive de la citoyenneté politique, que nous avons choisi d’insister.
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La citoyenneté politique doit-elle en effet être réservée aux seuls nationaux ? Cette interrogation fondamentale sur le sens de la démocratie se pose à nouveau avec le débat sur la reconnaissance du droit de vote et d’éligibilité aux élections municipales aux étrangers non ressortissants de l’Union européenne résidant en France.
Une reconnaissance légitime qui s’inscrirait dans une dynamique historique et politique. La citoyenneté n’est pas un statut monolithique et rigide, mais un concept à (re)penser au-delà des a priori idéologiques.
Notre tradition républicaine qui remonte à la Révolution française n’a nullement consacré de lien exclusif entre citoyenneté et nationalité. Au contraire, en 1789, la citoyenneté est un acte de volonté détaché de la nationalité. La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (DDHC) atteste de cette conception ouverte. C’est pourquoi la question du droit de vote ne s’est pas posée en termes de nationalité. Ainsi, la Constitution du 24 juin 1793 (dite de l’an I) admet les étrangers âgés de 21 ans à l’exercice du droit de vote.
Certes, avec la fin de la période révolutionnaire (1795), l’exercice de la citoyenneté politique devient strictement réservé aux nationaux. Toutefois, la condition de la nationalité n’était pas suffisante et l’histoire de la démocratie représentative s’est accompagnée d’une extension continue des droits de vote et d’éligibilité.
Le suffrage universel masculin fut ainsi reconnu ponctuellement, avant d’être définitivement consacré par la Constitution de 1848. Il fallut ensuite attendre l’ordonnance du Gouvernement provisoire de la République française du 21 avril 1944 pour que le suffrage universel soit étendu aux femmes. En 1974, le droit de vote fut encore élargi en s’ouvrant aux jeunes de 18 à 21 ans.
Enfin, conformément au traité de Maastricht, la loi constitutionnelle du 25 juin 1992 a accordé le droit de vote et d’éligibilité aux élections municipales aux citoyens de l’Union européenne (article 88–3 de la Constitution mis en œuvre par la loi organique n° 98–404 du 25 mai 1998).
Le droit français admet donc de dissocier droit politique et possession de la nationalité. Une manière d’adhérer à une conception complexe et plurielle de la citoyenneté.
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L’un des arguments majeurs des opposants au droit de vote des étrangers aux élections locales réside dans le risque de fragmentation de cette citoyenneté. Or, la citoyenneté est loin d’être une notion figée, statique. Il s’agit au contraire d’un objet vivant, en perpétuel mouvement, de plus en plus inclusif, au fur et à mesure de l’évolution des rapports sociaux et des mœurs sociétales.
En outre, contrairement à une conception limitative de la citoyenneté, celle-ci ne se réduit pas au droit de vote. Si ce droit politique est un élément constitutif de la citoyenneté, cette dernière comporte aussi toute une série de droits civils et sociaux, dont bénéficient déjà les étrangers.
Ceux-ci peuvent par exemple faire grève et, heureusement, bénéficient de toutes les libertés fondamentales (expression, association, etc.) reconnues à toute autre personne présente légalement en France. L’octroi du droit de vote à une nouvelle catégorie spécifique de personnes ne fragiliserait donc pas une notion dont les contours et la consistance sont voués à évoluer.
Cette dynamique historique et politique n’a pas encore abouti à la reconnaissance du droit de vote des étrangers extracommunautaires aux élections municipales. De fait, le volontarisme affiché lors des campagnes électorales de 1981 à 2012 a mal résisté à l’exercice du pouvoir. Pourtant, face à une « droite sans gêne » et aux forces (néo)conservatrices, la gauche au pouvoir doit assumer ses convictions et ses engagements en faveur de la justice civique, de la cohésion sociale et de la démocratie locale.
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15 pays de l’Union européenne ont aujourd’hui voté et mis en œuvre le droit de vote des étrangers et le plus souvent leur éligibilité locale : Suède (1975), Danemark (1981), Pays-Bas (1985) d’abord, le Royaume-Uni accordant l’intégralité des droits politiques aux ressortissants du Commonwealth et de l’Irlande, y compris à la Chambre des Communes.
Certains pays européens accordent ce droit en fonction de la réciprocité de son adoption dans les pays où sont présents leurs ressortissants, comme l’Espagne et le Portugal ; mais dans la plupart des cas, c’est pour élargir la démocratie et associer les étrangers à la participation que ce droit a été mis en œuvre.
L’argument selon lequel il y aurait un phénomène de compensation entre les pays européens qui reconnaissent le droit de vote local parce qu’ils ferment l’accès à leur nationalité, et les pays à la nationalité plus ouverte mais fermés au droit de vote, ne résiste pas à l’analyse, car certains pays sont ouverts aux deux possibilités et d’autres fermés aux deux.
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C’est également sur le thème de la participation civique que les associations animées par les enfants de l’immigration se sont mobilisées dès les années 1980, précédées par la FASTI (Fédération des associations de solidarité avec les travailleurs immigrés) en 1975 et la Ligue des droits de l’homme (LDH) sur le thème de la citoyenneté de résidence : des immigrés qui vivent parfois depuis plus de 20 ans dans une commune ne sont pas associés à la décision publique concernant leur vie quotidienne, alors qu’ils travaillent et y paient des impôts, et que les Européens souvent installés depuis une plus courte durée sont pleinement citoyens locaux. Il faut également noter du côté des associations, que SOS racisme avait rassemblé plus de 500 000 signatures en 1989 en faveur du droit de vote des étrangers dans une pétition intitulée « 89 pour l’égalité » pour faire en sorte qu’à l’occasion de l’adoption du traité de Maastricht, l’élargissement du droit de vote pour les Européens bénéficie aussi aux non-Européens.
De fait, l’opinion publique a beaucoup évolué sur cette question ces dernières années et un sondage de 2011 indiquait qu’une majorité de Français (59 %) étaient même favorables au droit de vote et à l’éligibilité des étrangers non communautaires aux élections locales, bien que les dernières « consultations » aient été moins évidentes. Surtout, la crainte d’un vote dit « communautaire » agitée par la droite ne s’est vérifiée nulle part dans les pays européens qui ont mis en œuvre cette mesure, pas plus que l’éventuelle pression des pays d’origine sur le vote de leurs ressortissants.
Cette pression ne s’exerce d’ailleurs pas sur les générations issues de l’immigration devenues électrices dans les pays d’accueil par le jeu de l’acquisition de la nationalité. Le droit de vote local et l’éligibilité sont désormais inscrits à l’agenda des mesures d’inclusion des étrangers défini par les institutions européennes comme pratiques à étendre par chacun des pays de l’Union. Autrement dit, la reconnaissance du droit de vote des étrangers extracommunautaires aux élections municipales fait progressivement partie du modèle européen de société. Une évolution conforme à l’idéal européen et républicain.