Accroître les compétences pénales de l’UE, une question de crédibilité politique
La multiplication des attentats terroristes sur le territoire européen depuis les années 2000 et la persistance d’une criminalité transfrontalière interne à l’Union européenne mettent les questions de coopération policière et judiciaire à l’agenda des décideurs. Le Conseil européen de juin 2015 devrait consacrer à ces questions une part importante de ses discussions, suite à une série de propositions de la Commission européenne. Dans cette perspective, cette note dresse un panorama de l’action de l’Union européenne en matière de sécurité intérieure et de justice pénale, et explore la proposition d’un « FBI européen ».
Cette idée, comme celle de renforcer les pouvoirs d’action de l’Union européenne en matière pénale et policière, est rejetée de manière persistante par l’ensemble des administrations nationales. Pourtant, aucun obstacle juridique ou technique majeur n’empêche de doter l’Union européenne de moyens pénaux autonomes. A l’inverse, l’absence d’une authentique politique européenne de sécurité intérieure expose la construction européenne au reproche de ne pas répondre aux demandes légitimes de sécurité des citoyens. Cette absence fragilise dans les opinions la défense du principe de libre circulation des personnes, l’un des fondements de l’Union européenne, car les adversaires du projet européen la rendent systématiquement responsable de menaces voire d’atteintes à la sécurité, sans avoir jamais démontré que cet argument soit fondé.
Cette note plaide pour :
- La création d’un Parquet européen autonome doté d’une compétence en matière de criminalité transfrontalière.
- Le renforcement des moyens opérationnels d’Europol afin que les enquêtes ouvertes par le Parquet européen soient conduites par une administration européenne qui lui serait dédiée.
- La création d’une infraction spécifique d’atteinte au « secret européen ».
- La création d’une Agence européenne du renseignement qui coexisterait avec les agences nationales.
- L’adoption d’un code pénal européen définissant les crimes les plus graves (crimes européens) et/ou les situations de criminalité transfrontalière, et prévoyant les peines correspondantes.
- L’adoption d’un code européen de procédure pénale sur ces matières pour que les enquêtes conduites par Europol sous l’autorité du Parquet européen soient respectueuses des libertés.
Les trois premières propositions sont des mesures indispensables à court terme, les trois dernières pourraient être réalisées à moyen et long terme.
Introduction
L’idée d’un « FBI européen » n’est pas neuve. Les premières propositions dans ce sens remontent au moins aux années 1980. Elles avaient été avancées notamment par le chancelier allemand Helmut Kohl dans le cadre de la préparation des négociations du traité de Maastricht. Elles soulèvent de nombreuses questions concernant tant l’action européenne que la coordination entre niveau européen et niveau national ou infra-national, tout au long d’une « chaîne d’action pénale » qui commence par la collecte de renseignements et la présence policière concrète et se poursuit jusqu’à l’exécution des peines (Encadré 1).
Or, la politique de sécurité intérieure de l’Union Européenne est caractérisée par un paradoxe : alors qu’elle promeut à de nombreux niveaux, et de manière croissante, la coopération entre administrations nationales – beaucoup plus que dans certains systèmes fédéraux intégrés par exemple – et alors même que le droit européen influence de manière importante les droits pénaux et les procédures pénales nationales, l’Union européenne ne dispose pratiquement d’aucune capacité autonome pour défendre elle-même la sécurité de ses citoyens, alors que la suppression de « l’architecture en piliers » depuis le traité de Lisbonne [2] lui en donne les compétences juridiques. C’est notamment le cas de la conduite d’enquête et de la capacité de remplir des missions de police.
L’absence d’exercice plein et entier de ces nouveaux pouvoirs est d’autant plus dommageable que les crimes et menaces d’ampleur européenne ne manquent pas, et qu’ils préoccupent de plus en plus les citoyens européens. En créant une zone de libre circulation, l’Union européenne n’a pas augmenté la criminalité, mais elle a étendu le territoire des activités criminelles [3] , de la même manière que celui des activités légales. Ce paradoxe est d’autant plus singulier que la quasi-totalité des débats politiques sur la sécurité en Europe arguent d’une prétendue impossibilité de doter l’Union européenne de plus de moyens et de capacités autonomes. Ils pointent également la nécessité de renforcer la coopération – alors même que la coopération est au centre des dispositifs développés depuis trente ans.
Encadré 1 – La « chaîne pénale » : de la surveillance et du maintien de l’ordre à l’exécution des peines
1 – L’influence croissante de l’Europe sur la politique pénale
Il n’y a pas d’évidence a priori à doter une entité politique de type fédéral de la responsabilité première en matière de police, de justice pénale et de sécurité intérieure. Ainsi, historiquement, le droit pénal et les activités de police étaient réservés, aux Etats-Unis, aux Etats fédérés. Les premières activités qualifiées de crimes « fédéraux » par le gouvernement américain concernaient simplement la piraterie et la criminalité en haute mer. C’est entre la fin de la guerre de Sécession et le début de la Première Guerre mondiale que la fédéralisation du droit criminel américain, jusqu’alors progressive, a connu une forte accélération. Les raisons pour lesquelles la responsabilité de la répression de certaines activités criminelles a été progressivement partagée avec l’échelon fédéral – sans d’ailleurs supprimer le rôle des instances infra-fédérales – sont principalement :
Le nombre de situations criminelles ayant lieu dans plusieurs régions simultanément, en croissance notamment du fait du développement de nouveaux moyens de transport.
La nécessité d’intervenir dans des situations face auxquelles les autorités locales ne pouvaient ou ne voulaient pas agir.
L’échelon fédéral américain s’est par ailleurs imposé, cette fois beaucoup plus spontanément, comme le niveau optimal pour des activités de collecte et de traitement de renseignements à grande échelle, selon l’idée pragmatique que la concentration des informations permet de mieux appréhender l’évolution de certains comportements criminels ou dangereux.
Au titre de ces trois missions (criminalité transfrontalière, impuissance des autorités locales, collecte et traitement de renseignements), l’échelon fédéral américain a été doté de pouvoirs de collectes et traitement de renseignements, de police judiciaire (ouverture et conduite d’enquête). Le droit pénal fédéral a continuellement étendu son emprise pour couvrir aujourd’hui pratiquement tous les types d’agissements criminels [4] .
Examinons le cas de l’Union Européenne à la lumière de l’expérience américaine. Nous verrons que dans les mêmes domaines, des outils ont également été développés, et que le droit européen exerce une influence croissante sur le droit pénal et la procédure des Etats membres.
1.1 – Dépourvue d’agence de collecte de renseignements, l’Union européenne favorise néanmoins le partage entre les agences nationales
Contrairement à l’autorité fédérale américaine, dont les agences de renseignement se regroupent sous une communauté du renseignement qui comporte pas moins de 17 agences, l’Union européenne ne dispose pas de capacité de collecte de renseignements dans le domaine de la sécurité intérieure. Toutefois, elle organise un partage des renseignements collectés par les autorités des Etats membres, dans deux types de situations :
Les renseignements utiles à des procédures judiciaires déjà ouvertes,
La collecte de renseignements dans le cadre de l’accomplissement de politiques publiques particulières : contrôle des frontières extérieures et gestion du transport aérien de personnes (Encadré 4).
Cette pratique de la coopération entre autorités nationales a lieu notamment au sein de quatre organisations, dont une brève description est fournie en encadré : Europol (Encadré 2), Eurojust (Encadré 3), le système d’informations Schengen (désormais « SIS II », Encadré 4) et le nouvel outil actuellement en cours de négociation, dit « Fichier PNR européen » (Encadré 5).
Encadré 2 – Europol, du forum de coopération entre polices nationales à des missions plus exécutives mais d’importance limitée Conçue à l’origine comme un forum de discussion entre forces de police nationales, dans le sillon du réseau « TREVI » auquel elle a succédée, l’organisation Europol ( European Police Office ) est devenue une agence de l’Union européenne, au plein sens juridique, le 1er janvier 2010, suite à la décision du Conseil du 6 avril 2009. Le traité de Lisbonne en reconnait l’existence. Ce statut lui a permis de développer ses compétences. Europol est notamment désormais habilitée à participer à certaines enquêtes, si l’Etat membre sollicité l’accepte. Europol peut également solliciter l’ouverture d’une enquête auprès d’un Etat membre, qui peut toutefois la refuser. Les moyens d’Europol restent modestes. Son budget pour 2015 s’élevait à 94 millions d’euros environ, et 575 personnes y travaillent, ainsi que 60 experts nationaux détachés. En 2013, 555 personnes et 40 experts nationaux étaient employés par Europol. |
Encadré 3 – Eurojust, une agence de coopération entre autorités judiciaires nationales Créée en 2002, l’agence Eurojust n’a pas de compétence exécutive. En plus de ses missions d’organisation d’une coopération entre administrations judiciaires nationales, Eurojust peut, pour des procédures concernant des agissements qui relèvent de la compétence d’Europol (mais sans nécessairement que cette compétence ait été exercée), organiser la coordination entre les procédures menées dans différents Etats membres. Eurojust dispose, comme Europol, d’un pouvoir de suggestion auprès des autorités judiciaires des Etats membres, pour ouvrir une enquête ou accepter de déférer une procédure à une autorité judiciaire d’un autre Etat membre concerné à un plus haut degré. L’agence Eurojust dispose d’environ 32 millions d’euros de budget pour 2015, et 205 personnels, en baisse par rapport au chiffre de 2013 (213). |
Encadré 4 – Le système d’informations Schengen, du contrôle des frontières à la coopération policière Le système d’informations Schengen, devenu « Schengen II » après l’adoption du règlement 1987/2006 du 20 décembre 2006, est lié historiquement à la création de l’espace intérieur de libre circulation européen dit « espace Schengen » [5] . Véritable contrepartie de la disparition des frontières intérieures, le système a vocation à fournir une base de données unique consultable par toutes les agences nationales de gestion des frontières extérieures, ainsi que par les forces de sécurité nationale, afin de vérifier les conditions de présence des non-Européens sur le territoire de l’UE. Dans le cadre de la décision du Conseil 2007/533 du 12 juin 2007, l’utilisation du système Schengen couvre également les informations relatives aux personnes disparues, et aux personnes recherchées en vue d’une arrestation ou d’une extradition. Il s’agit donc d’une base de données européenne unique permettant aux forces de police nationales de disposer des mêmes informations sur les personnes concernées par une procédure judiciaire. En revanche, le système d’informations Schengen ne peut recueillir d’informations relevant de la collecte de renseignements au sens commun, c’est-à-dire hors procédure judiciaire. |
Encadré 5 – Le « fichier PNR européen », nouvelle base de données sectorielle de renseignements généraux La création d’un fichier européen de données personnelles des passagers du transport aérien fait l’objet de la proposition de règlement dit « Fichier européen PNR », actuellement discutée par les deux branches législatives de l’Union, Parlement et Conseil. Un tel fichier autoriserait les Etats membres à utiliser les bases de données conservées par les compagnies européennes sur l’ensemble du territoire européen. A l’heure actuelle, les Etats membres ne peuvent échanger ces données entre eux, ce qui aboutit au cas absurde d’un Etat membre de l’UE devant envoyer aux Etats-Unis des informations destinées à un autre Etat européen, les Etats-Unis ayant un accord avec l’ensemble de l’Union Européenne qui autorise les échanges de données PNR. Suite à de vives discussions sur ce thème, le Parlement européen a indiqué qu’il s’efforcerait de prendre une position à la fin de l’année 2015 sur la proposition de la Commission. Le Conseil a quant à lui apporté son soutien à l’objectif poursuivi. |
1.2 – Mandat d’arrêt européen, Eurojust et Europol : des dispositifs européens pour lutter contre la criminalité transfrontalière
En l’absence d’une justice pénale européenne propre, l’Union européenne s’est dotée d’une solution intermédiaire qui permet de réduire les pesanteurs de la coopération judiciaire entre deux juridictions souveraines dans le cas de la procédure d’extradition. Il s’agit du mandat d’arrêt européen (Encadré 6).
Encadré 6 – Le mandat d’arrêt européen faciliter la lutte contre la criminalité transfrontière tout en respectant la souveraineté des juridictions nationales. Créé en 2002 par décision du Conseil (2002/584 du 13 juin 2002), le mandat d’arrêt européen autorise les autorités d’un Etat membre à solliciter l’arrestation ou la remise par un autre Etat membre d’une personne aux fins de l’exercice de poursuites pénales ou de l’exécution d’une peine. Il concerne donc des personnes sujettes à une procédure judiciaire en cours, ou des personnes déjà condamnées. Le mandat d’arrêt européen impose aux autorités de l’Etat membre d’exécution du mandat – celui sur le territoire duquel la personne contre laquelle ledit mandat a été prononcé – de répondre à la demande formulée dans un délai très restreint de 60 jours après l’arrestation de la personne incriminée. Cette limite temporelle est spécifique : elle n’existe pas dans le droit commun de l’extradition, ni dans la procédure d’extradition prévue par la Convention du Conseil de l’Europe. De la même manière, bien que le mandat d’arrêt européen autorise le refus par les autorités de l’Etat d’exécution de la demande de remise de la personne condamnée ou soupçonnée, les raisons invocables sont en nombre inférieur à celles prévues par la Convention du Conseil de l’Europe. Surtout, les Etats membres ne peuvent refuser l’exécution d’un mandat d’arrêt européen au seul motif que la personne concernée est un de leurs ressortissants, alors que ce motif de refus est prévu et accepté dans le cadre de la Convention du Conseil de l’Europe. Le mandat d’arrêt européen est donc bien une étape importante de création d’un véritable espace pénal européen, où le fait d’avoir la nationalité d’un pays ou d’un autre n’a pas de conséquence sur sa situation pénale dans le territoire d’un autre Etat. |
Au-delà de cet important outil, l’Union, par l’entremise des agences Europol et Eurojust, intervient aussi directement dans certaines procédures pénales (voir encadrés). Europol et Eurojust peuvent ainsi solliciter l’ouverture d’une enquête ou la modification d’une attribution de juridiction, et Europol peut même intervenir directement dans une enquête sur n’importe quel point du territoire européen, sans être autorisé toutefois à adopter ou mettre en œuvre aucune mesure coercitive.
Ainsi, pour lutter contre la criminalité transfrontalière, l’Union européenne s’est bel et bien dotée d’instruments favorisant la coopération judiciaire et policière entre autorités nationales. La principale différence entre le système européen et l’organisation fédérale américaine est l’absence, au sein de l’Union Européenne, d’un pouvoir autonome d’ouverture et de conduite d’enquêtes criminelles au niveau européen.
1.3 – Des éléments d’un droit pénal européen existent même s’ils ne font pas encore système
Un droit pénal européen commun prend également forme en ce qui concerne la définition de peines de caractère européen.
Premier élément, une hiérarchie des peines émerge progressivement. Au sommet, l’interdiction de la peine de mort, en toutes circonstances, dans tous les Etats membres de l’Union, est établie au titre du Protocole n°13 à la Convention Européenne des Droits de l’Homme. Condition d’adhésion à l’Union européenne, l’abolition de la peine de mort sur le continent européen est un marqueur fondamental d’une politique pénale commune à tous les pays de l’Union européenne et harmonise de fait la hiérarchie des peines dans les pays de l’Union.
Au-delà, ont été adoptés une série de textes proscrivant certains agissements graves ou de nature transfrontalière et emportant action commune pour lutter contre. Il s’agit notamment des directives sur la pédo-pornographie [6] , la traite des êtres humains [7] , la cyber-criminalité [8] , le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme [9] , la protection de la propriété intellectuelle et la répression de la contrefaçon [10] , et le crime organisé [11] . On voit donc émerger, à travers cette série de textes, un corpus de droit pénal européen, harmonisant la définition des crimes ainsi que, dans certains cas, les sanctions à appliquer.
Second élément, en correspondance avec ce qui précède, il ressort de la lecture de la législation relative au mandat d’arrêt européen et aux missions d’Europol et Eurojust que le droit européen distingue différentes catégories de crimes, justifiant l’intervention des organes européens, confirmant ainsi les prémices d’un droit pénal commun à travers la définition indirecte d’ « euro-crimes » (Encadré 7).
Encadré 7 – Un embryon de « code pénal européen » ? Les agences Europol et Eurojust sont toutes deux en charge de la lutte contre les mêmes agissements criminels : le trafic de substances illicites et la contrebande de cigarettes, le trafic d’êtres humains et les réseaux d’immigration illégale, la cybercriminalité, la corruption d’agents publics et de responsables politiques, la fausse monnaie et toutes les atteintes aux intérêts financiers de l’Union, la criminalité organisée, le terrorisme. Or, tous ces agissements [12] sont également ceux pour lesquels, dans le cadre du mandat d’arrêt européen, les procédures d’exécution sont simplifiées. Elles suppriment notamment le contrôle dit de la double incrimination du fait, qui consiste à s’assurer que l’Etat d’exécution du mandat d’arrêt européen incrimine également pénalement les agissements reprochés par la juridiction ayant émis ledit mandat d’arrêt. Par ailleurs, il interdit que certains crimes ne puissent pas être poursuivis sur le territoire de l’UE au motif qu’ils ne sont pas punissables dans l’un de ses Etats membres. Cela correspond très exactement à l’une des fonctions reconnues aux juridictions fédérales aux Etats-Unis, à savoir l’établissement de la liste des actes considérés comme inacceptables sur l’ensemble du territoire américain. |
Même si ce n’est pas encore le cas, ces éléments pourraient faire système, dès lors qu’en faisant entrer la sphère de la coopération judiciaire et policière dans le droit commun de la « méthode communautaire », le traité de Lisbonne, entré en vigueur en 2009, a doté l’Union européenne de capacités d’action qu’elle n’avait pas auparavant.
Ainsi, la plupart des décisions peuvent désormais être prises à la majorité qualifiée, et non plus à l’unanimité, et le Parlement européen dispose du pouvoir de codécision. De plus, le traité autorise l’adoption de règles minimales définissant les infractions et les sanctions pour un certain nombre de crimes transfrontaliers (terrorisme, trafic de drogue et d’armes, blanchiment d’argent, exploitation sexuelle des femmes, criminalité́ informatique, etc.). D’autre part, il pose le principe de « reconnaissance mutuelle » par lequel chaque système juridique reconnaît comme valables et applicables les décisions adoptées par les systèmes juridiques des autres Etats membres. Ces nouvelles mesures portent notamment sur la coopération en matière d’obtention des preuves ; l’accès effectif à la justice ; la coopération entre les autorités judiciaires des Etats membres dans le cadre des poursuites pénales et de l’exécution des décisions ; et l’établissement des règles et procédures pour assurer la reconnaissance, dans l’ensemble de l’Union européenne, de toutes les formes de jugement et de décisions judiciaires. Enfin, l’insertion des dispositions sur la coopération judiciaire et policière dans le Titre V du Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne, qui a pris effet le 1er Décembre 2014 après cinq ans de transition, signifie que désormais, les pouvoirs de la Commission européenne et de la Cour de Justice européenne s’appliquent pleinement à ce domaine. Dès lors, la Commission peut lancer des procédures d’infraction contre les Etats membres n’appliquant pas le droit européen, et la Cour de Justice a pleine juridiction sur la mise en œuvre de la coopération en matière pénale et la coopération policière.
Cette nouvelle ère institutionnelle renferme d’importantes potentialités. Les progrès récents dans l’adoption de directives définissant des “euro-crimes” ne sont pas étrangers à cette évolution institutionnelle. Récemment, la Cour Européenne de Justice a étendu son champ de compétences à l’application concrète des principes de la Charte européenne des droits fondamentaux, dont l’article 6 évoque le droit à la sûreté (« Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté »). La Cour Européenne de Justice lui a ainsi donné pleine valeur dans son arrêt du 8 avril 2014 sur la directive concernant la rétention des données. La Cour a ainsi montré qu’elle entend bien prendre sa part dans l’interprétation de l’équilibre à atteindre entre recherche de la sécurité publique par la rétention des données personnelles et protection des libertés individuelles.
Il semble donc évident que, si les institutions européennes souhaitaient exercer pleinement leurs compétences pour définir un droit pénal européen, elles trouveraient désormais une base juridique pour cela dans le traité.
1.4 – Le droit européen harmonise en partie les procédures pénales nationales
L’Union européenne est présente à de nombreuses étapes de la chaîne pénale et policière (Encadré 1). Elle influence également, de manière plus indirecte, les grands principes de procédure pénale et, plus généralement, l’équilibre entre les libertés individuelles et l’action nécessaire en vue de la sécurité dans ses Etats-Membres. Dans ce domaine, la Convention européenne des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales et la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l’Homme de Strasbourg jouent un rôle majeur.
De nombreux ouvrages et publication recensent ainsi les effets du « droit de l’Europe de Strasbourg » sur les droits nationaux des Etats parties à la Convention. En matière pénale, c’est tout particulièrement le cas du droit à un « procès équitable ». Dans le cas français, on peut par exemple évoquer la sanction de la rétention administrative des mineurs étrangers, le souhait de renforcer l’indépendance du parquet (et donc, incidemment, la place du juge d’instruction), ou la nécessité de garantir un contrôle suffisant des écoutes notamment par l’obligation d’autorisation judiciaire préalable. Le cas qui a particulièrement retenu l’attention médiatique est celui des règles relatives à la garde à vue, où la constance de la jurisprudence de la CEDH (demandant notamment la présence de l’avocat du gardé à vue dès le début de la procédure) a amené, par l’adoption de la loi du 4 mai 2011, à une modification des règles législatives encadrant le déroulé de la garde à vue en droit français. La décision S & Marper contre le Royaume-Uni de 2008 a pour sa part fait évoluer le droit britannique concernant la durée de conservation des échantillons ADN. Trois décisions de 2001, dont Garcia Alva contre Allemagne, ont suscité une révision des règles de l’accessibilité des documents de l’instruction pour la partie défenderesse.
Cette influence du droit européen des libertés sur la procédure pénale des Etats européens n’est pas sans rappeler la situation américaine. Aux Etats-Unis, bien que chaque Etat fédéré adopte et modifie ses règles de procédure pénale, plusieurs grands principes sont fixés par la Constitution (notamment les célèbres amendements dits Bills of Rights) et par la jurisprudence de la Cour Suprême fédérale, seule habilitée à interpréter le droit constitutionnel américain. Les exemples les plus célèbres sont l’application, sur tout le territoire américain, de la jurisprudence dite « Miranda » (principe au titre duquel l’absence de lecture de ses droits à une personne interpellée rend irrecevable les déclarations de cette dernière), le principe du jugement par un jury, la nécessité d’un procès impartial et rapide, la proportionnalité de la caution de remise en liberté, et l’interdiction de détention arbitraire et hors de toute procédure judiciaire.
2 – L’absence de politique pénale européenne autonome : ce que représenterait un FBI européen
Le droit européen n’est donc pas absent des politiques pénales sur le territoire européen, bien au contraire. Toutefois, alors même que l’Union Européenne se caractérise par une liberté de circulation accrue, et revendiquée, des personnes et des biens sur son territoire, l’échelon politique et administratif européen ne dispose d’aucun des pouvoirs exécutifs indispensables pour faire d’elle un acteur significatif de la politique pénale. Contrairement à l’Etat fédéral américain, l’Union européenne ne dispose d’aucune autonomie de décision et d’action en matière de police et de sécurité intérieure. C’est à ce titre que l’idée d’un « FBI européen » doit être examinée, sous plusieurs aspects.
2.1 – Aux Etats-Unis, des pouvoirs fédéraux importants en matière de police et de justice, mais une indépendance forte et préservée des échelons fédérés
Aux Etats-Unis, le niveau fédéral – ce que les Américains appellent « Washington » – dispose, en matière pénale, de nombreux pouvoirs, tant exécutifs que législatifs et judiciaires. Pourtant, ce sont bien les Etats fédérés qui, historiquement, ont pour mission d’assurer la sécurité publique. C’est par la coexistence et la coopération – quand cela est nécessaire – que l’existence parallèle de ces deux systèmes peut être maintenue.
Ainsi, il existe une véritable profusion d’agences en matière de forces de police et de sécurité : généralistes, comme le Federal Bureau of Investigation ou le Department of Homeland Security (qui réunit également de nombreuses agences spécialisées, notamment le corps des US Customs and Border Protection ), ou spécialisées, comme la Drug Enforcement Administration , le Bureau of Alcohol, Tobacco, Firearms and Explosives , ou le Secret Service (investi de pouvoirs de police judiciaire dans le domaine de la lutte contre la fausse monnaie en plus de sa responsabilité de protection des hautes personnalités politiques). Certaines de ces agences, notamment le FBI et la DEA, disposent à la fois de compétences d’agences de renseignement et de pouvoirs de police judiciaire.
Les activités de ces agences fédérales de law enforcement sont contrôlées par le système juridictionnel fédéral, baptisé « circuit fédéral ». Des tribunaux fédéraux sont présents sur l’ensemble du territoire américain, et organisés hiérarchiquement du niveau de base (district courts) à celui de la Cour Suprême fédérale. Les cours fédérales disposent d’un corps de fonctionnaires qui leur est attaché, le corps des US Marshalls . En matière de procédure, les US attorneys sont en charge de la conduite des enquêtes fédérales, attachés à chacun des niveaux de juridiction fédéraux, jusqu’au procureur fédéral – Attorney General – devenu progressivement également ministre de la Justice au sein de l’administration fédérale, à la tête, donc du Department of Justice . Enfin, le circuit fédéral dispose également de ses propres « agences d’exécution des peines », notamment les prisons fédérales.
En matière pénale, le circuit fédéral co-existe, sans le concurrencer, avec le « States circuit », historiquement premier en matière pénale. Le « State circuit » dispose ainsi d’agences de law enforcement ( sheriffs department ou police departments dans les zones urbaines) et de circuits judiciaires propres (le « comté » est la division politico-administrative de base aux Etats-Unis, souvent terrain d’élection d’un juge), ainsi que de ses propres établissements pénitentiaires.
Ce parallélisme Etat fédéral/Etats fédérés n’engendre pas nécessairement de conflits de juridiction, bien que ceux-ci soient souvent médiatisés, et donc présents dans l’imaginaire collectif. L’une des principales raisons de ce fonctionnement plutôt fluide est qu’une certaine liberté est accordée aux autorités judiciaires pour organiser le plus efficacement possible les enquêtes entre Etat fédéré et niveau fédéral.
Un tel parallélisme n’est malheureusement jamais envisagé dans les discussions au sein de l’Union Européenne, sans doute du fait d’une mauvaise compréhension de la notion de fédéralisme. Le cas américain suggère pourtant qu’une autorité fédérale ou supranationale en Europe pourrait disposer de compétences autonomes en matière pénale, sans que les entités qui la composent aient à renoncer à leurs propres pouvoirs.
2.2 – Doter l’Union d’une autonomie en matière de police et de justice pénale : un enjeu opérationnel
Si l’Union européenne s’efforce d’harmoniser et de coordonner l’action des administrations nationales dans le domaine pénal, elle ne dispose pas, à l’heure actuelle, d’une autorité judiciaire autonome à même d’ouvrir et de conduire seule une enquête. Elle ne dispose pas non plus de forces de police qui pourraient intervenir, soit par la collecte de renseignements, soit par la conduite d’enquêtes, à la demande d’une autorité judiciaire.
Or, d’un point de vue opérationnel, la situation actuelle empêche de concentrer certains moyens, techniques et humains, et de réaliser des économies d’échelle.
Premièrement, le traitement et la collecte de certains types de renseignements est un processus fort coûteux, nécessitant le développement de solutions techniques ad hoc et le maintien d’un investissement suffisant dans la recherche et l’innovation, tant pour les moyens de collecte (du radar au satellite en passant par divers moyens d’interception) que pour les technologies de traitement de l’information (et notamment les supercalculateurs indispensables à la gestion d’immenses bases de données). A l’heure actuelle, les investissements dans ces domaines sont réalisés par les administrations nationales sans coordination entre elles, ce qui peut aboutir à des dépenses redondantes ou à des sous-investissements dommageables. De la même manière, le développement de réseaux criminels organisés et équipés de manière quasi-militaire requerrait une concentration de l’investissement pour développer, acquérir, et permettre aux forces de sécurité de maîtriser les matériels adaptés à ces menaces. D’un point de vue purement capacitaire donc, il existe un intérêt à coordonner les moyens, ce qui devrait évidemment s’accompagner d’une réglementation suffisante au niveau européen pour garantir le respect des libertés individuelles dans leur emploi.
Deuxième enjeu opérationnel, l’existence d’une capacité d’action policière et judiciaire européenne autonome permettrait de traiter des situations où une criminalité transfrontalière trouve ses origines dans une situation très localisée. En effet, plusieurs organisations criminelles disposent aujourd’hui de moyens au rayon d’action transnational, ce qui justifierait une intervention du niveau européen. Or elles sont insuffisamment combattues dans leur lieu d’implantation d’origine par les forces de police locales.
C’est le cas par exemple des groupes internationaux de type mafieux, dont la permanence est largement due à un ancrage territorial ancien et très profond rendant parfois difficile le travail des forces de sécurité et des autorités judiciaires locales. On se rappelle ainsi que c’est grâce à l’intervention du niveau fédéral, en l’occurrence l’action de Robert Kennedy, Attorney General entre 1961 et 1964 (c’est-à-dire à la tête du dispositif pénal fédéral américain) contre plusieurs mafias et organisations criminelles locales qu’il a pu enfin être mis un terme aux activités criminelles du patron du syndicat des routiers, Jimmy Hoffa, soupçonné de corruption dans plusieurs grandes villes américaines. De même, au sein de l’UE, et indépendamment des raisons pour lesquelles certaines zones du territoire abritent durablement des organisations criminelles, ajouter un échelon européen au dispositif pénal national donnerait un moyen supplémentaire d’action pour lutter contre les multiples enracinements géographiques des systèmes mafieux.
2.3 – Doter l’Union d’une autonomie en matière de police et de justice pénale : une question de crédibilité politique
D’un point de vue politique, développer les capacités policières et judiciaires de l’Union européenne obligerait, en premier lieu, à construire enfin au niveau européen une doctrine d’équilibre entre liberté et sécurité. A l’heure actuelle, le droit européen promeut principalement des principes de liberté, notamment la liberté de circulation et le respect des libertés individuelles, mais il n’existe pas de corps politique et administratif identifiable qui puisse répondre au niveau européen aux exigences des citoyens en matière de sécurité. En laissant aux administrations nationales tous les pouvoirs concrets en matière de police et de justice pénale, l’Union européenne s’interdit en réalité d’assumer politiquement la responsabilité de la sécurité de ses citoyens.
Cette situation est particulièrement dommageable au plan politique. Elle ancre l’idée que la citoyenneté européenne est reconnue uniquement en ce qu’elle donne des libertés, et non en ce qu’elle emporte un droit à la sécurité. Au contraire, doter l’Union européenne de capacité d’action également en ce domaine ne viendrait, in fine, que renforcer le concept de citoyenneté européenne. Etre citoyen européen signifierait non seulement disposer de droits individuels (par exemple liberté de circuler, droit de vote au Parlement européen), mais aussi de recevoir concrètement de l’Union des garanties collectives en termes de sécurité, au-delà du droit largement déclaratoire à la sécurité énoncé par la Charte des Droits fondamentaux.
En deuxième lieu, attribuer de tels pouvoirs à une autorité européenne permettrait de donner plus de substance au dispositif institutionnel européen en obligeant à formuler, au niveau continental, le débat entre libertés publiques et sécurité intérieure. Ceci aurait comme effet souhaitable de renforcer le contrôle citoyen et la place du débat démocratique en Europe. En effet, le statu quo permet le maintien d’une situation extrêmement dangereuse : d’un côté, les administrations nationales rejettent sur « Bruxelles » (en réalité, sur la CEDH, et sur la libre circulation des personnes) une large part de la responsabilité de la criminalité sur le territoire dont elles ont la charge ; de l’autre, les institutions européennes renvoient systématiquement, et légitimement, la responsabilité de la lutte contre les atteintes à la sécurité des biens et des personnes aux administrations nationales, qui en ont la compétence quasi exclusive. Une telle aporie ouvre dangereusement la voie à des discours remettant directement en cause la liberté de circulation au motif des impératifs de sécurité. De la même manière, une politique pénale européenne crédible serait une réponse aux discours actuels reprochant à « l’Europe » sa naïveté, et invitant certains Etats membres à se retirer de la CEDH qui empêcherait prétendument le maintien de la sécurité.
3 – Le développement des compétences européennes dans le domaine pénal rencontre des obstacles d’abord politiques qui invitent à réfléchir à des avancées à court terme
Ainsi, alors même que l’Union européenne dispose d’instruments qui influencent significativement le droit pénal, la procédure pénale et les politiques de sécurité intérieure de ses Etats membres, elle ne dispose que de moyens très limités pour contribuer directement et concrètement à la protection de la sécurité de ses citoyens. Il apparaît clairement que les principaux manques de l’Union européenne sont la capacité autonome de collecte de renseignements, le pouvoir autonome d’ouvrir et de conduire des enquêtes et le caractère très embryonnaire du droit pénal européen pour condamner les crimes européens (Encadré 1). A l’inverse, les éléments de coopération entre l’Union européenne et ses Etats membres sont extrêmement nombreux et semblent largement suffisants.
Le développement des moyens autonomes de l’Union européenne ne nécessite pas l’abandon par les Etats membres de leurs compétences et de leurs activités dans ces domaines. Il est tout à fait envisageable de laisser aux Etats membres le soin de gérer leurs systèmes nationaux. Il est tout aussi imaginable que progressivement, une fois établie l’indispensable relation de confiance entre l’échelon européen et les administrations nationales, un transfert progressif d’activités suive le transfert de compétences, permettant donc aux Etats de se concentrer sur des tâches pour lesquels leur action est la plus efficace et légitime.
Rien, sur le fond, ne s’opposerait à doter l’Union européenne de moyens autonomes de collecte de renseignements, d’ouverture et de conduite d’enquête et de définition des crimes « européens ». Parce que des oppositions purement politiques (et en réalité, la crainte des administrations nationales de perdre de leur prestige et de leur pouvoir) sont quasi-certaines face à de telles propositions, des propositions intermédiaires, là où elles sont possibles, sont développées.
3.1 – Le renseignement et la surveillance du territoire : une agence européenne de renseignements difficile à concevoir, des avancées plus limitées à imaginer
La première étape de la chaîne pénale concerne la collecte de renseignements hors procédure, qui peut provenir de l’activité normale de police administrative (rapports d’agents de police présents sur le terrain et constatant ou soupçonnant des agissements délictueux ou criminels) ou être au cœur de la mission d’organismes dédiés (comme l’était en France la Direction Centrale des Renseignements Généraux, et comme l’est aujourd’hui la « filière renseignement territorial » au sein de la Direction Générale de la Sécurité Intérieure).
Quoique tout à fait imaginable, la création d’une Agence européenne du renseignement existant parallèlement aux agences nationales, paraît dans l’immédiat excessivement ambitieuse. En effet, l’activité liée à ce type de renseignement est articulée à la part la plus essentielle de la souveraineté nationale, incarnée par l’exécutif et sa responsabilité de protéger, sans doute plus encore que les éléments de politique pénale qui font, eux, intervenir l’autorité indépendante de la justice.
En revanche, il est possible et indispensable de renforcer la dimension européenne de la politique de renseignement des Etats membres. A l’heure actuelle, l’Union européenne offre déjà plusieurs forums d’échange, notamment Europol et subsidiairement Eurojust, où les agences nationales développent des stratégies authentiquement bilatérales.
L’un des principaux manques actuels est l’absence de valorisation particulière du statut d’Etat membre de l’Union européenne dans le domaine du renseignement. La Communication de la Commission du 16 juin 2004, intitulée « Vers un renforcement de l’accès à l’information par des autorités responsables pour le maintien de l’ordre public et le respect de la loi », avait déjà avancé certaines idées intéressantes de développement de « réseaux de renseignements criminels » favorisant l’accès des seules agences (nationales) européennes aux informations de leurs homologues.
Pour autant, la situation sur le terrain n’a pas beaucoup changé. Très autonomes, les agences de renseignement intérieur nationales, quand elles définissent et mettent en œuvre leurs stratégies de coopération et d’échanges de renseignement, ne distinguent pas, en effet, entre partenaires membres de l’Union européenne et agences extra-européennes : elles n’y sont nullement obligées. On ne peut se satisfaire de la situation actuelle qui laisse libre cours aux stratégies utilitaristes des agences nationales de renseignement, ou alors il faudrait accepter l’affaire récente du BND (renseignements allemands) qui a pillé des agences nationales européennes et espionné la Commission européenne au profit des Etats-Unis en échange d’un accès aux bases de données de la NSA.
Sans empêcher toute coopération avec des partenaires non européens, il est indispensable de faire en sorte que les Etats membres reconnaissent une valeur particulière aux informations sensibles en provenance d’autres Etats membres et de l’UE, et d’ainsi valoriser l’Union européenne comme entité politique et juridique, pertinente y compris dans le domaine du renseignement. Pour ce faire, l’Union pourrait créer une infraction spécifique d’atteinte au « secret européen ». Seraient ainsi définis tous les documents et supports d’information que les institutions européennes et les 28 Etats membres définissent comme relevant de leur système de classification, au regard de leurs intérêts de défense, de sécurité, économique, ou toute autre catégorie existante. Une telle proposition conférerait clairement au renseignement « d’origine européenne » un statut qu’il n’a pas actuellement, et pourrait resserrer les liens entre agences de renseignement des 28 Etats membres en rendant plus risqué la fuite de renseignements d’origine européenne vers des pays tiers.
3.2 – Doter l’Union européenne de moyens exécutifs et judiciaires autonomes, une proposition techniquement possible et souhaitable qui heurte les réflexes nationaux
L’Union européenne manque principalement d’instruments exécutifs autonomes en matière policière et judiciaire pour mettre en œuvre une authentique politique européenne de sécurité intérieure (voir Annexe 1). Il apparaît pourtant qu’aucun des obstacles techniques ou juridiques traditionnellement mis en avant par les contempteurs de cette idée n’est réellement infranchissable.
Parmi les obstacles techniques avancés, l’absence de droit pénal européen est régulièrement soulignée, ce qui rendrait inopérante la création d’une agence européenne dotée de pouvoirs de collecte du renseignement et de pouvoirs de police judiciaire. Toutefois un certain nombre d’incriminations ont déjà été singularisées au niveau européen, et pourraient très aisément constituer la base d’un « code pénal de l’Union européenne ». Ainsi que montré plus haut, le traité de Lisbonne offre depuis le 1er Décembre 2014 la base juridique pour cela.
L’absence de cours pénales européennes est également présentée comme un obstacle infranchissable. Or, le droit de l’Union européenne a pour particularité d’être appliqué d’abord par les juridictions (et les administrations) nationales, le rôle de la juridiction européenne (Cour européenne de Justice, Tribunal de Première Instance) étant d’en assurer l’uniforme application. Rien n’empêche donc d’imaginer que l’Union européenne définisse des règles applicables en matière de droit pénal, à la fois régime de peines et procédure, tout en laissant le soin aux juridictions nationales de les appliquer. Un criminel serait donc arrêté et jugé selon le droit pénal européen devant une cour nationale, et le mécanisme de renvoi préjudiciel vers la Cour européenne de Justice garantirait l’application uniforme du code pénal européen. Les questions de partage de juridiction entre le droit pénal européen et les droits pénaux nationaux feraient également l’objet de décisions – ou de jurisprudence – au niveau européen. Là encore, le Traité le permet désormais, et l’expérience américaine dans ce domaine permettrait sans doute d’économiser plusieurs décennies d’interrogations et de suspicions.
Théoriquement, un tel raisonnement pourrait aussi s’appliquer à la question de l’exécution des peines. Si, une fois encore, il n’est pas interdit d’imaginer la création d’établissements pénitentiaires européens, régis et administrés par l’échelon européen, il est également envisageable que les peines décidées sur la base du droit pénal européen soient effectuées sur le territoire de l’Etat membre où la personne a été condamnée. Ou même, que certains établissements pénitentiaires, bien que relevant d’administrations nationales, soient désignés comme ceux où les peines décidées au titre du droit européen doivent être effectuées en priorité, en tenant compte des droits aux liens familiaux des personnes incarcérées.
En l’absence d’obstacles techniques sérieux, c’est donc bien pour des motifs politiques que l’Union européenne ne bénéficie pas encore de capacités juridiques et matérielles d’action en matière de sécurité. En effet, aucun Etat membre ne nie l’importance d’une politique de sécurité intérieure à l’échelon européen, mais aucun ne soutient à l’heure actuelle la poursuite d’une telle politique à Bruxelles. Comme le souligne l’exemple américain, l’existence d’enquêtes conduites par une force de police européenne sous l’autorité d’un Parquet européen n’empêcherait en rien les autorités nationales, policières et judiciaires, de remplir leurs missions sur le territoire de leur pays. Les situations de conflit peuvent être résolues de manière pragmatique, en autorisant par exemple le Parquet européen à renvoyer un cas vers des autorités nationales, comme c’est le cas aux Etats-Unis.
Pourtant, il semble bien que la crainte des administrations nationales de voir leur influence et leur compétence disparaître au profit du niveau européen explique en grande partie les réticences des Etats membres à doter l’Union européenne de capacités d’action plus autonomes et plus tangibles dans des domaines qui intéressent concrètement la vie des citoyens européens. La création du procureur européen illustre cette situation de façon éclatante.
3.3 – Le Parquet européen, un dossier en souffrance qui pourrait devenir porteur de réformes plus profondes
Sur la base de l’article 86 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne [13] , la Commission européenne a proposé, le 17 juillet 2013, un règlement instituant un Parquet européen, institution habilitée à enquêter et poursuivre des personnes soupçonnées d’agissements délictueux ou criminels. Une telle institution pourrait être la première pierre d’un édifice pénal autonome piloté par l’Union européenne. Le Traité prévoit clairement qu’une telle autorité soit créée pour la protection des intérêts financiers de l’Union européenne, mais qu’au-delà, le Conseil européen puisse lui attribuer une compétence de lutte contre la criminalité grave ayant une dimension transfrontière.
Paradoxalement, alors que les discours des responsables politiques nationaux soulignent la nécessité d’une action sécuritaire renforcée au niveau européen, le Conseil européen n’a pas saisi cette opportunité. Cette étape reste symboliquement forte et le Parlement européen, par son vote du 30 avril dernier, a souligné combien il était attaché à cette avancée. Mais la logique purement défensive de protection de la souveraineté et du champ de compétences des administrations nationales n’a pas permis de donner à ce projet l’ampleur qui est envisageable par les traités.
Ainsi, certains Etats ont déjà annoncé leur intention de bloquer définitivement le projet, comme le Royaume-Uni. D’autres, notamment la France et l’Allemagne, soucieux d’empêcher l’avènement d’une autorité judiciaire européenne autonome, souhaitent que le Parquet européen voie ses compétences exercées par Eurojust, contrairement à la proposition initiale de la Commission européenne qui visait à doter l’Union européenne d’un réel bras armé judiciaire, un Procureur européen unique, secondé par des procureurs adjoints présents au sein des administrations judiciaires de chaque Etat membre.
De telles réactions ne semblent pas à la hauteur des enjeux de l’époque, de la protection de la liberté de circulation, et des attentes des citoyens. On ne peut qu’espérer que le Conseil européen prendra conscience de l’écart avec ces attentes, et s’accordera en juin 2015 sur la création du Parquet européen et la garantie de son autonomie, quitte à ce qu’une révision d’ici quelques années du règlement qui le fonde étende ses compétences des seuls intérêts financiers de l’Union européenne à des cas de criminalité graves et/ou transfrontaliers.
4 – Nos propositions
Aucun obstacle juridique ou technique majeur n’empêcherait de doter l’Union européenne de moyens pénaux autonomes. A l’inverse, l’absence d’une authentique politique européenne de sécurité intérieure accroît le risque de contestation de la construction européenne dans son ensemble en ne répondant pas aux demandes légitimes de sécurité de ses citoyens face à certains risques propres à notre époque. Cette absence fragilise par ailleurs dans les opinions la défense du principe de libre circulation des personnes, l’un des fondements de l’Union européenne, que les adversaires du projet européen rendent systématiquement responsable des atteintes à la sécurité, sans d’ailleurs avoir jamais démontré que cet argument soit fondé.
A court terme, la perspective d’une Europe pénale nécessiterait :
La création d’une infraction spécifique d’atteinte au « secret européen ».
La création d’un Parquet européen autonome doté d’une compétence en matière de criminalité transfrontalière (et/ou de l’élargir aux crimes que le mandat d’arrêt européen dispense de la vérification de la double incrimination de fait, Encadré 6) ;
Le renforcement des moyens opérationnels d’Europol (ou créer une autre agence) afin que les enquêtes ouvertes par le Parquet européen soient conduites par une administration européenne qui lui serait dédiée.
La subsidiarité permettrait théoriquement que ces autorités exécutives remplissent leur mission tout en laissant aux ordres juridiques nationaux le soin de juger les crimes ainsi poursuivis, et la conduite de l’enquête. Toutefois, à moyen et long terme, l’architecture d’un tel système pénal européen serait plus concrète et plus visible pour le citoyen si l’Union européenne décidait également :
La création d’une Agence européenne du renseignement existant parallèlement aux agences nationales,
L’adoption d’un code pénal européen qui attribuerait aux crimes les plus graves (crimes européens) et/ou aux situations de criminalité transfrontalière des peines (amendes et peines d’emprisonnement) ;
L’adoption d’un code européen de procédure pénale afin que les enquêtes conduites par Europol (ou son successeur) sous l’autorité du Parquet européen respectent une procédure encadrée.
conclusion dans la perspective du Conseil européen de juin 2015 : un débat de nouveau évité ?
En vue du Conseil européen de juin 2015, la Commission européenne a annoncé [14] des propositions en matière de lutte contre le terrorisme, notamment la proposition d’un « centre européen de lutte contre le terrorisme ». Cette proposition est en réalité un appel à plus de coopération, et non le choix radical et pourtant nécessaire de se doter de compétences autonomes.
Encadré 8 - A propos de la proposition d’un « forum dédié à l’échange de renseignements en matière de lutte anti-terroriste » faite par la Commission européenne Comme tout appel à « renforcer la coopération entre autorités nationales », la récente proposition de la Commission d’un « forum dédié à l’échange de renseignements en matière de lutte anti-terroriste » risque de n’avoir pratiquement aucun effet concret sur la sécurité des Européens. En effet, deux options sont possibles pour « renforcer » la coopération : soit l’Union européenne fournit des moyens matériels aux agences nationales, et leur suggère de coopérer sur base volontaire ; soit un système est mis en place pour obliger les agences à coopérer. La seconde option serait particulièrement attentatoire à l’autonomie décisionnelle et opérationnelle des agences nationales de renseignement. Elle n’est d’ailleurs pas envisagée par la Commission européenne, ni par aucune institution. En revanche, la première option, sous laquelle s’inscrit la proposition de créer ce « centre européen de lutte contre le terrorisme », n’apportera aucune avancée. D’abord, l’Union européenne organise et finance déjà beaucoup d’espaces de coopération entre les Etats membres .Toutefois, elle n’a aucun moyen de contraindre les agences nationales d’échanger leurs informations, et celles-ci développent des stratégies bilatérales autonomes dans lesquelles l’espace européen n’a pas de valeur particulière à l’heure actuelle. Ensuite, alors que le manque principal de l’Union européenne est celui de compétences et de moyens opérationnels pour agir concrètement dans le domaine de la sécurité, une telle annonce maintient le débat dans ses limites traditionnelles, celles d’une Union réduite à espérer que les Etats membres, et leurs administrations, voudront bien coopérer et coordonner leur action. |
Ne pas s’être engagé dans le sens des réflexions esquissées par cette étude apparaît regrettable. Indiquer que « l’Europe n’a pas besoin d’un FBI ni d’un Patriot Act » permet sans doute de remporter des succès médiatiques et d’opinion, et de signaler l’attachement – certes louable – de l’Union à la protection des libertés individuelles, dont le champ avait été singulièrement réduit par le Patriot Act aux Etats-Unis. Mais les propositions de la Commission indiquent par là-même la volonté de ne pas réfléchir aux enjeux d’une politique pénale adaptée au niveau européen. Le soin de veiller à l’équilibre entre la protection des libertés fondamentales et la sécurité est encore, de façon toute aussi regrettable, laissé aux seuls Etats membres, dans le cadre national. Une telle inertie donne le sentiment que l’Union européenne promeut les libertés sans se soucier de développer une action efficace en matière de sécurité.
Une telle aporie politique est problématique à double titre : d’une part, parce que les opposants à la construction européenne se saisissent précisément de la liberté de circulation des personnes au sein de l’Union pour la dénoncer et réclamer sa limitation au motif qu’elle met en cause la sécurité ; d’autre part, et surtout, en ce qu’elle empêche l’Union de se doter de toute possibilité d’action, « Bruxelles » en étant réduite à espérer que les Etats membres veuillent bien harmoniser leurs lois, sans se donner aucun moyen de les y inciter. L’idée de parallélisme des institutions fédérales et fédérées semble toujours aussi difficile à concevoir pour les responsables politiques européens, qui perçoivent toute nouvelle compétence supranationale comme une perte de souveraineté. Or, dans les systèmes fédéraux, l’édification de compétences fédérales — notamment en matière de police et de sécurité intérieure — ne s’est pas faite sur les décombres des compétences des entités fédérées. Les autorités fédérales se sont au contraire imposées parce qu’elles ont montré leur efficacité, et ont acquis un statut d’exemplarité dans certains domaines.
En pérennisant la situation actuelle, les dirigeants politiques de l’Europe refusent à l’Union le droit de démontrer son efficacité. Il est clair que la mise en place d’une véritable politique européenne de sécurité intérieure, avec des moyens déployés au niveau européen, représente un saut dans l’inconnu. Mais, dans l’ensemble, les institutions européennes ont démontré qu’elles peuvent agir efficacement dans les domaines où elles ont l’opportunité de le faire.
Il est certes plus difficile de discuter de grandes réformes de sécurité intérieure dans des périodes de crise. Mais il faut espérer que le débat sur la politique européenne de sécurité ne se limitera pas à ce qu’il est trop souvent : un constat d’impuissance à progresser vers plus d’intégration, et des appels inoffensifs à la coopération entre Etats membres.
Annexe 1
L’Union européenne, très présente pour assurer la coopération entre Etats membres…
Annexe 2
… mais dépourvue de moyens exécutifs propres pour mettre en œuvre une politique européenne de sécurité intérieure
Gabriel Arnoux est le pseudonyme d’un fonctionnaire des institutions européennes, enseignant à SciencesPo Paris. Ses domaines d’expertise concernent principalement les questions internationales, notamment commerciales, militaires et stratégiques, la régulation des marchés financiers et les questions relatives au marché intérieur de l’Union européenne et à sa règlementation. ↑
Auparavant, la Communauté européenne était compétente pour toutes les politiques sauf les deuxième (politique étrangère) et troisième (coopération judiciaire et policière) piliers. Avec le traité de Lisbonne, si la politique étrangère reste abordée dans une partie spécifique du traité, le deuxième pilier fait partie des politiques communes au même titre, par exemple, que la monnaie unique ou la politique agricole. ↑
On pense par exemple, sans malheureusement que la liste soit exhaustive, à la lutte contre les trafics (notamment les plus odieux comme le trafic d’êtres humains), contre le terrorisme (menace désormais multiforme faite d’individus isolés et de réseaux informels transnationaux), contre la cybercriminalité et la délinquance financière, contre les mafias qui contaminent les structures politiques et administratives locales et réinvestissent ensuite leurs capitaux n’importe où en Europe… ↑
Aux Etats-Unis, il n’y a pas de partage des compétences, mais un parallélisme (cf. plus bas). ↑
L’espace Schengen regroupe 22 Etats membres de l’UE et 4 Etats associés : l’Islande, la Norvège, la Suisse et le Liechtenstein ↑
Directive 2011/92/EU du Parlement européen et du Conseil du 13 Décembre 2011 ↑
Directive 2011/36/EU du Parlement européen et du Conseil du 5 Avril 2011 ↑
Directive 2013/40/EU du Parlement européen et du Conseil du 12 Aout 2013 ↑
Décision-cadre du Conseil du 26 Juin 2001 et Directive 2005/60/EC du Parlement européen et du Conseil du 26 Octobre 2005 ↑
Directive 2004/48/EC du Parlement européen et du Conseil ↑
Décision-cadre 2008/841/JHA du Conseil du 24 Octobre 2008 ↑
En réalité, la liste des crimes ne donnant pas lieu à double incrimination est plus longue que les agissements pour lesquels Europol et Eurojust sont compétents. Elle comprend notamment les cas de viols, l’enlèvement et la séquestration, ou l’homicide volontaire. Mais le raisonnement est toujours valide : une série d’agissements criminels sont traités plus durement que d’autres au niveau européen. ↑
L’article 86 édicte : « 1. Pour combattre les infractions portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union, le Conseil, statuant par voie de règlements conformément à une procédure législative spéciale, peut instituer un Parquet européen à partir d’Eurojust. Le Conseil statue à l’unanimité, après approbation du Parlement européen. […] 4. Le Conseil européen peut, simultanément ou ultérieurement, adopter une décision modifiant le paragraphe 1 afin d’étendre les attributions du Parquet européen à la lutte contre la criminalité grave ayant une dimension transfrontière et modifiant en conséquence le paragraphe 2 en ce qui concerne les auteurs et les complices de crimes graves affectant plusieurs États membres. Le Conseil européen statue à l’unanimité, après approbation du Parlement européen et après consultation de la Commission. » ↑
http://ec.europa.eu/dgs/home-affairs/e-library/documents/basic-documents/docs/eu_agenda_on_security_fr.pdf ↑