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Rapport

L’imposture : dix ans de politique de sécurité de Nicolas Sarkozy

Depuis 2002, Nicolas Sarkozy se vante de succès remportés dans la lutte contre la délinquance. Sur quels arguments fonde-t-il l’appréciation de sa réussite ? L’analyse de quatre domaines de la politique gouvernementale de sécurité – la politique du chiffre ; la production législative pénale ; la prévention de la délinquance ; la vidéosurveillance – permet de démontrer la supercherie à l’œuvre dans cet exercice d’autosatisfaction. En s’appuyant sur les données publiées par le gouvernement lui-même, sur les travaux scientifiques français et étrangers en la matière, sur les analyses conduites par différentes institutions publiques françaises et sur les récits et témoignages de praticiens, ce rapport de Valérie Sagant, Benoist Hurel et Eric Plouvier, préfacé par Robert Badinter, dénonce l’imposture de la communication faite autour de la sécurité.

Publié le 

Par Robert Badinter

Le 29 novembre 2011

« Charlatans : tous ceux qui exploitent la crédulité publique »

Littré, tome 2, Hachette, 1958.

Tonner contre le crime et se proclamer impitoyable avec les voyous confère à l’homme politique une image de fermeté républicaine, à la Clémenceau. La posture est toujours gratifiante car elle répond à l’inquiétude du public. L’homme est par nature angoissé par la peur de mourir, la crainte de l’autre. A cette angoisse, le discours sécuritaire apporte au moins un apaisement temporaire. Mais le crime est multiple, et toujours renaissant comme les tentacules de l’hydre. L’inquiétude du public réapparait avec le ressentiment à l’encontre de ceux qui l’ont berné de paroles pendant des années. D’où la nécessité de trouver un autre fondement au discours sécuritaire. Et ce fondement sera d’abord d’ordre moral, compassionnel. Il ne s’agira plus seulement de faire respecter l’ordre et la loi, mais de venger les victimes et de leur assurer au-delà de la nécessaire réparation une place privilégiée dans la justice. Cette montée en puissance de la victime dans le procès pénal mérite la réflexion.

I. Avocat, j’avais mesuré combien dans sa réalité quotidienne, la justice demeurait distante du malheur des victimes. Je m’interrogeais sur ces rapports complexes, mélange de prise en compte des droits et d’indifférence aux personnes. Aussi, à la Chancellerie de 1981 à 1986, nous avons beaucoup œuvré pour améliorer la condition des victimes. Leurs droits ont été étendus, leur indemnisation accrue et garantie, leur information améliorée, un réseau d’associations d’aide constitué. Quand je quittais la Chancellerie, les droits des victimes avaient connu un essor qui les plaçait au niveau des meilleures législations européennes.

Mais je n’ai jamais considéré le procès pénal comme le vecteur privilégié de l’apaisement des souffrances de la victime, ni l’instrument de son « deuil ». L’audience n’est pas une thérapie. Elle est le cadre où se rend la justice, dont la finalité première est de faire respecter la loi. Ce n’est pas pour autant que la justice doit refuser à la victime la qualité de partie au procès pénal pour laisser seuls, face  à face, l’Etat et l’accusé. Mais si la victime a droit au respect et à la réparation de ses souffrances, le procès pénal  demeure d’abord le lieu où la société blessée par le crime demande des comptes à l’accusé, en respectant les principes du procès équitable, et d’abord la présomption d’innocence.

Ces principes fondamentaux paraissent  négligés  de nos jours par bien des politiques. Les plus sensibles – ou les plus habiles – ont mesuré que surfer sur la vague émotionnelle qui emporte le public en présence du crime ne pouvait être que profitable à celui qui témoigne haut et fort de son indignation et de sa compassion. Point n’est besoin d’avoir médité sur l’art de gouverner les peuples pour mesurer l’avantage politique d’incarner à la fois le Shérif et Mère Theresa.

Des esprits pointilleux pourraient objecter qu’un  membre de l’exécutif devrait s’abstenir de tout commentaire sur une affaire soumise à la justice, surtout quand la victime est une des parties au procès. Nous n’en sommes plus là. Aujourd’hui, le Président de la République lui-même, sur le perron de l’Elysée ou à la télévision évoque en termes émouvants la souffrance des victimes et appelle la justice à la plus grande rigueur. Pareille attitude méconnait le respect de l’indépendance de la justice dont il est pourtant le garant. Mais qu’importent ces considérations constitutionnelles. Nous sommes au temps de la « compassionate society » chère à Georges W. Bush. Et rien n’est plus profitable politiquement que ces comportements-là. Tout récemment, le Garde des Sceaux déclarait que pas moins de 21 lois ou dispositions législatives avaient été votées au profit des victimes depuis 2002 [1]  ! Les ministres successifs de la justice ou la majorité parlementaire seraient-ils devenus si incompétents dans l’art législatif qu’il leur faudrait tous les six mois reprendre leur ouvrage pour améliorer le droit des victimes ? Dans ce concours Lépine de la compassion politique, la palme d’or revient à la création en 2004 d’un Secrétariat d’Etat aux victimes. Et que dire de la surprenante création en 2005 d’un « juge des victimes » ? Assister les victimes, leur faire connaitre leurs droits, les défendre en justice, cette mission appartient aux avocats. Veiller à l’exécution des décisions relève de l’autorité du Parquet et du juge de l’application des peines. Alors pourquoi ce juge ? En vérité, cette innovation singulière n’avait d’autre finalité que de témoigner de la sollicitude du gouvernement à l’égard des victimes. Pareille innovation, parfaitement inutile, éclaire la motivation politique de ses auteurs. Le « moi, je suis du côté des victimes » que j’ai si souvent entendu lancer par les champions des lois sécuritaires apparaît dés lors sous son véritable jour. Il laisse entendre que ceux qui dénoncent la vanité et parfois l’absurdité de ces mesures toujours renouvelées sont, eux, du côté des criminels.

II. Nul mieux que le Président Sarkozy n’a mesuré l’avantage politique de masquer la répression  sous les traits de la compassion. Aussi peut-il accabler la gauche au nom des victimes, dénoncer son laxisme, son angélisme, notamment à propos du traitement des jeunes délinquants, combattre les « droits-de-l’hommistes », néologisme singulier qui fait de l’attachement à une juste cause une épithète méprisante. « Moi », s’écrie t-il le 14 janvier 2009, je pense à toutes les victimes dont on a arrêté les coupables (sic), et à toutes celles qui auraient pu être victimes et ne le sont pas parce qu’ils sont sous les verrous. C’est cela les droits de l’homme ! » [2] . Et comme il faut placer la question de la sécurité au cœur du débat politique, en la présentant sous les traits douloureux des victimes, toujours réputées oubliées par la gauche, Nicolas Sarkozy proclame : «  dans le cadre de la lutte contre l’insécurité, nous devons porter nos efforts sur celles et ceux qui furent longtemps et trop souvent négligées par les pouvoirs publics : je veux parler des victimes » [3] .

Aussi pour marquer sa politique sécuritaire du sceau de l’humanité, Nicolas Sarkozy use d’une technique rhétorique particulière. Les résultats de la lutte contre la délinquance sont présentés, non plus en termes d’infractions constatées ou de délinquants condamnés, mais en nombre de victimes épargnées. Ainsi proclame-t il en janvier 2007 que grâce à la politique qu’il a conduite au Ministère de l’intérieur, « depuis 2002, plus de  1 153 000 victimes ont été épargnées » [4] . On reste sans voix devant une telle affirmation et pareille précision. Il ne s’agit pas ici de comptabiliser des faits. On parle de victimes virtuelles , qui ont pour premier mérite de ne pas exister. De quelles victimes s’agit-il ? On pense d’abord aux victimes d’homicides dont le nombre annuel a en effet diminué dans les dernières années de quelques centaines de faits constatés par an, ou de violences sexuelles, en légère baisse. Mais leur nombre total ne dépasse pas quelques milliers par an [5] . Alors qui sont ces centaines de milliers de victimes épargnées grâce à l’action de Nicolas Sarkozy ? De quels délits auraient-elles souffert si sa main protectrice ne les avait pas protégées ? Il ne s’agit pas d’infractions économiques puisque dans ce domaine c’est le désarmement plus que le renforcement des moyens qui a prévalu. Des victimes de la route ? Sans doute mais dans ce cas l’auteur de l’infraction est souvent aussi la victime de son imprudence. Quant à l’autre délinquance de masse, celle de la consommation des stupéfiants, essentiellement du cannabis, en dehors de toute considération sur son utilité sociale, la victime est en même temps le coupable…

En réalité, cette immense armée fantôme de victimes épargnées n’a d’existence que comptable, grâce aux statistiques dont les auteurs du présent ouvrage, comme les magistrats de la Cour  des Comptes font justice [6] . Au moins permettent-elles à l’actuel Ministre de l’intérieur de se targuer d’une baisse de cinq cent mille victimes par an [7]  ! On en rirait s’il ne s’agissait d’un sujet grave qui doit être pris en compte par la communauté  nationale.

III. La rhétorique du Président Sarkozy, dont on ne saurait nier le talent, est marquée du sceau du volontarisme politique. Le « je », le « moi » sont toujours présents. Ils scandent le propos : « moi je n’admets pas, moi je n’accepte pas… ». À la dénonciation du mal succède l’annonce des temps nouveaux où, grâce à la volonté sans faille du leader, régnera enfin  la sécurité partout et pour tous.

Pour atteindre cet avenir radieux, un principe : la tolérance zéro. Tout auteur présumé d’infraction doit être poursuivi et sanctionné. Encore faut-il, penseront les mauvais esprits, qu’il  soit identifié et arrêté, ce qui est loin d’être le cas. Une méthode : la culture du chiffre. Les objectifs à atteindre par les services de police sont chiffrés et deviennent autant de résultats potentiels. Les services et les fonctionnaires sont notés en conséquence. La statistique devient un principe de gestion. Pareille approche  évoque celle des Etats communistes de jadis. D’abord la fixation par le Commissariat au Plan des objectifs à atteindre dans le prochain quinquennat. Aux organes responsables de réaliser ensuite ces objectifs. À défaut d’y parvenir, ce sont eux et non les planificateurs qui auront failli, avec les conséquences qu’on connaît. Résultat: sur le papier, les objectifs étaient toujours atteints  voire dépassés. Mais  la réalité, toujours têtue, n’était pas au rendez-vous fixé. Alors on demandait aux  chiffres de dire la vérité officielle plutôt que d’'exprimer la réalité des faits. On sait où cette gestion politique du réel a conduit les  économies des Etats communistes. Comme le rapport de la Cour des Comptes de juillet 2011, l’analyse faite ci-dessous démontre cette mystification du public par  les «  comptes » de LA délinquance.

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Rendons cette justice à nos grands communicants. La confusion sur les chiffres des crimes et délits est bien antérieure à leur apparition sur la scène politique. Elle procède d’une longue pratique dont les motifs ne sont pas d’ordre scientifique.

Depuis longtemps, je dénonce le recours à un prétendu chiffre global de « LA délinquance » pour désigner des d’actes de nature et de gravité radicalement différentes. Parler d’une hausse ou d’une baisse de « LA délinquance » en France est aussi illusoire que le serait  un indice unique de « LA maladie ». Il n’existe en réalité que « DES maladies » diverses qui appellent des traitements spécifiques. Le cancer n’est pas l’appendicite et on ne soigne pas de la même façon le sida et la grippe. De même, le meurtre de vieilles dames ou le braquage de banques n’ont rien à voir avec l’arrachage de sac à main ou le vol de voitures sur la voie publique. Dans la première catégorie, très grave, les victimes se comptent par dizaines. Dans le second, par  milliers. Dès lors, mêler et les uns et les autres dans une statistique globale et énoncer que « LA délinquance » a connu une baisse ou une hausse de x % en un an, c’est abuser  le public. En vérité il faut  présenter l’évolution du nombre de crimes ou de délits par catégories, analyser les causes de ce phénomène et porter l’effort de prévention et de sanction là où la situation s’aggrave. Mais à écouter les discours de nos gouvernants, les communiqués de victoire se succèdent comme les bulletins de la Grande Armée. Ils font cas d’une baisse de « LA délinquance » en général, et réservent l’analyse détaillée aux spécialistes.

Encore cette analyse elle-même est souvent rendue aléatoire par les méthodes d’enregistrement et de collation des diverses infractions. Les paradoxes où les leurres sont multiples dans ce domaine. De longue date, lorsqu’un commissaire de police se trouvait en manque d’effectifs, il était aisé d’accroître le nombre des infractions dénoncées dans son ressort en faisant procéder à l’enregistrement systématique des plaintes des victimes sur des procès-verbaux communiqués au parquet, plutôt qu’en les inscrivant  dans la main courante qui  ne figurait pas dans les statistiques.  Une fois les renforts obtenus, la pratique était inversée. Les infractions les moins graves étaient dorénavant inscrites sur la main courante, le nombre de procès-verbaux diminuait et du même coup le chiffre de LA délinquance, témoignant des succès obtenus grâce au renforcement des effectifs… Faire dresser les statistiques par les autorités administratives qui portent la responsabilité des résultats  présentés n’a jamais été la meilleure garantie de leur fiabilité. En dehors même de toute manipulation, la diversité des pratiques, le zèle et la compétence variables des agents aboutissent dans ces domaines à des données à la fiabilité  incertaine, mais dont la plasticité se prête plus à une exploitation politique qu’à une analyse scientifique.

Depuis longtemps, les actes de délinquance et de criminalité font l’objet d’une nomenclature de 107 infractions, désignée sous le terme « état 4001 », qui compte quatre rubriques : faits constatés, faits élucidés, personnes mises en cause, indicateurs répressifs. Ces chiffres sont produits par les services de police et de gendarmerie. Selon la Cour des Comptes, « l’état 4001 présente des lacunes et des imperfections et soulève des difficultés d’interprétation analysées par de nombreux experts…. Il agrège des faits disparates qui n’ont pas tous le même impact statistique sur l’évolution d’ensemble de la délinquance, car leur unité de compte (nombre de victimes, d’infractions, d’auteurs ou de procédures) varie selon les délits. Enfin, il est très sensible aux conditions d’accueil des personnes désireuses de déposer une plainte » [8] . Que vaut alors la proclamation affichée sur le site de l’Elysée par la Présidence de la République : « en 2009, grâce à une action menée avec détermination par le gouvernement et les acteurs de la sécurité, LA (sic) délinquance est revenue à son niveau de 1997, effaçant l’explosion des crimes et des délits de 15 % entre eux 1997 et 2002 » [9] . Parole, parole, comme dans la chanson.

Face aux critiques de plus en plus vives, en février 2010, une circulaire du Ministre de l’intérieur a décidé que l’évolution de la délinquance devait être désormais analysée à travers quatre catégories : « atteintes aux biens, à l’intégrité physique des personnes, infractions économiques et financières, infractions relevées par l’action des services ». Si la répartition est meilleure, les données saisies sont toujours basées sur l’état 4001. Et les incertitudes sur les sources et les méthodes demeurent. Pour les dissiper, il faudrait que l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP) créé en 2007 puisse contrôler rigoureusement l’origine et la saisie de ces données établies par les services de police et de gendarmerie dans le cadre de l’état 4001 [10] . Même si des progrès ont été réalisés par la publication récente des statistiques issues de main courante, le contrôle de leur établissement par un organisme indépendant est loin d’être acquis. Comme il demeure un « secret défense », il existe une forme de « secret sécurité » sur lequel l’administration veille en restant maîtresse de l’établissement des statistiques. Il est temps qu’en France aussi, un organe indépendant  du gouvernement exerce une pleine autorité sur l’établissement des données de base et du traitement statistique des données en matière de criminalité. Tant qu’un tel organe n’existera pas, on vivra dans cette nébuleuse de chiffres qui permet aux charlataneries politiques de s’exercer.

D’où l’importance des enquêtes de victimisation réalisées par le Centre d’études sociologiques sur le droit et les institutions pénales (Cesdip), créé en 1984. Les statistiques policières, indépendamment des doutes sur leur valeur scientifique, correspondent seulement aux infractions dont la police et la gendarmerie ont connaissance par les plaintes ou les investigations. Les enquêtes de victimisation reposent sur les déclarations des victimes à partir d’échantillons très larges de la population, déterminés selon des critères scientifiquement  éprouvés. Ces enquêtes de victimisation permettent de mieux cerner la réalité vécue par les populations et d’apprécier le chiffre noir de la délinquance restée ignorée des services de police ou de la justice. Bien évidemment, il ne peut s’agir là que des cas de victimes directes d’infraction, vols ou violences par exemple et non pas des infractions concernant l’intérêt général, fausse monnaie ou pollution par exemple.

Telles qu’elles sont réalisées en Ile de France depuis 2001, les résultats de ces enquêtes, confrontées avec les statistiques policières pour la même période aboutissent à des résultats comparables quant à leur orientation. Les atteintes aux biens des ménages ou les vols subis personnellement sont en baisse significative. En revanche, on estime que le nombre des personnes de 14 ans et plus qui ont subi des violences physiques  en 2009 est en hausse significative par rapport à 2006 [11] .

Au regard de telles données, d’une telle hausse du nombre des agressions physiques, les plus ressenties par le public, le contraste est saisissant avec les flamboyantes déclarations globales du Président de la République et des ministres de l’intérieur sur la diminution par centaines de milliers par an du nombre de victimes. Ce n’est que dans la rhétorique présidentielle et ministérielle que la victoire sur la délinquance est présente. En dépit de toutes les habiletés statistiques, la réalité s’est faite jour. Il s’agit bien d’un échec.

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IV. Si les faits sont têtus et résistent aux proclamations de victoire triomphale appuyées sur des statistiques ad hoc , il demeure un territoire ouvert au volontarisme politique : celui de la loi. Comme le disait un homme politique italien de très longue expérience ministérielle : « quand on ne peut pas grand chose, on peut toujours faire des lois. Ça ne coûte rien et ça fait plaisir ». Le discours volontariste, le « moi, je n’admets pas le crime » trouve un domaine privilégié dans la loi. Expression de la volonté générale et de la souveraineté du peuple depuis la Révolution, la loi face au crime et à l’insécurité a été transformée en une forme particulière de message politique : la proclamation de la volonté présidentielle.

Le processus est bien rôdé : un crime odieux bouleverse l’opinion publique. Le Président de la République se saisit aussitôt de l’affaire, exprimant hautement sa compassion pour les victimes et leurs familles, il les reçoit éventuellement à l’Élysée et fait connaître sa volonté implacable que les criminels soient sanctionnés par une justice impitoyable, et la loi changée pour prévenir le renouvellement de tels crimes. Le public ne peut qu’applaudir devant un tel élan d’humanité et de fermeté. L’axiome de l’Ancien Régime « Cy veut le roi, cy fait la loi » étant devenu la règle de notre République, l’annonce de notre monarque républicain devient la feuille de route de l’Assemblée nationale. Le résultat dans le domaine pénal est affligeant. L’inflation législative est devenue un torrent [12] . Dans la période de 2002 –2007, (lorsque la politique de sécurité était l’apanage du Ministre de l’intérieur) ce ne sont pas moins de 13 lois en cinq ans qui furent votées par une majorité docile devant l’homme fort du gouvernement, de surcroît président du parti majoritaire. Depuis son élection à la présidence de la République au printemps 2007, le rythme s’est accéléré : 14 lois sans compter les décrets. On ne compte pas moins de quatre lois en cinq ans pour lutter contre la récidive [13]  ! À l’égard des victimes, l’expression législative de la sollicitude du pouvoir est plus intense encore : 21 modifications législatives ont été votées pour renforcer leurs droits depuis le printemps 2002 [14]  !

Quel qu’en soit le motif, pareille inflation législative est en soi un mal. Ces textes pris sous le coup de la colère ou de l’émotion, cette législation de faits divers suscitent complexité et confusion dans la pratique judiciaire. Trop de lois dégradent la Loi, comme la mauvaise monnaie chasse la bonne. Mais peu importe la qualité législative. Ce qui compte, c’est l’effet d’annonce, la portée médiatique du texte et le bénéfice politique escompté.

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V. La même tension s’exerce dans les rapports détestables que le Président entretient avec les magistrats. Qu’il s’agisse de l’auteur présumé d’une infraction grave placé sous contrôle judiciaire par le juge des libertés, ou d’un condamné bénéficiant d’une mesure de libération conditionnelle et récidivant en dépit des mesures de contrôle édictées, la fureur présidentielle s’abat sur les magistrats, présumés coupables d’incompétence ou de laxisme, parfois même avant que l’enquête de l’Inspection des services judiciaires ait établi la réalité des faits. Ce n’est point, je crois, l’expression d’une détestation particulière que nourrirait le Président de la République à l’encontre du corps judiciaire, même s’il n’a pas pour la magistrature les yeux de Chimène. Mais le principe de la tolérance zéro appelle ces réactions impérieuses et souvent précipitées. Là encore, la rhétorique devient un mode de gouvernement. Plutôt qu’une loi inutile ou des accusations éclatantes, mieux vaudrait l’analyse attentive des causes d’un échec qui peuvent n’être que circonstancielles, et l’adoption de mesures administratives qui, pour n’être pas spectaculaires, n’en seraient pas moins efficaces.

En vérité, le volontarisme en justice s’accommode mal de l’indépendance des magistrats. Lorsque des décisions des magistrats de l’application des peines, parfaitement régulières sont publiquement remises en cause par le Président, l’indépendance des magistrats du siège, principe fondamental d’un État démocratique est alors battue en brèche par le pouvoir exécutif. Et si, en dépit de la jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l’Homme et du vœu quasi unanime de la magistrature et du barreau, la nomination des chefs de parquet dépend en définitive de la volonté présidentielle, c’est parce que la promotion aux postes clés de la hiérarchie des procureurs ayant la confiance du Président demeure encore un moyen pour l’exécutif de peser dans la marche des affaires sensibles. À considérer les épisodes conflictuels survenus entre le Président et le corps judiciaire, on comprend mieux le malaise actuel de la magistrature française, le plus profond que j’ai observé depuis plus d’un demi-siècle.

Il existe une réalité judiciaire difficile qu’affrontent quotidiennement les magistrats. Ce n’est point  de lois prises dans la précipitation du temps médiatique dont notre justice a besoin. Elle requiert d’abord des effectifs et des moyens plus importants. Elle appelle aussi la confiance du public que la rhétorique présidentielle a pour effet d’altérer. Car indépendamment de ce que j’appellerai les lois de défiance, telles les peines plancher ou la présence de citoyens assesseurs aux côtés des juges, la conception de la justice pénale affirmée par le Président de la République et nombre de ses amis politiques procède d’une analyse erronée ou simpliste.

Combien de fois avons-nous entendu répéter « la sanction est la première des préventions » ? La formule n’est que le rappel de la fonction dissuasive de la peine. Mais pour que la peine, aussi dure soit-elle dans la loi, s’affirme réellement dissuasive, il faut d’abord que le délinquant soit arrêté avant de pouvoir être condamné. Comme le disait déjà Beccaria, « le meilleur frein du crime n’est pas la sévérité de la peine, mais la certitude d’être puni » [15] . Sous l’Ancien Régime, le brigandage sur la route était puni de la peine de mort précédée de torture. Mais comme la maréchaussée était peu nombreuse et inefficace, le brigandage prospérait. Disons-le clairement : quand 13,4% des cambriolages sont élucidés en 2010 [16] , les cambrioleurs ont encore de beaux jours devant eux, même si le législateur, face à une opinion publique excédée, augmentait la peine encourue.

Qu’à l’inverse, le progrès des radars permette aux gendarmes d’établir à coup sûr l’infraction et d’en identifier l’auteur, alors la dissuasion de la délinquance s’exerce efficacement. Et le nombre des victimes de la route diminue sensiblement, ce qui est conforme à l’intérêt général et à l’humanité. C’est pourquoi ma foi est entière dans les progrès de la police scientifique. Et si le nombre d’homicides en France demeure stable et tend même à décroître, c’est dû à l’efficacité des policiers de la brigade criminelle et des gendarmes spécialisés conduisant à un taux très élevé d’élucidation, plutôt qu’aux durcissements des peines déjà fortes. Quant à croire que le malfaiteur chevronné, avant de commettre son forfait, va consulter la dernière édition du Code Pénal pour s’assurer que la peine encourue n’a pas été aggravée, c’est pure faribole et populisme pénal.

La lutte contre l’insécurité repose sur trois piliers : la prévention, la répression, avec son volet nécessaire de réinsertion, et la solidarité avec les victimes. Or le volet prévention a été systématiquement délaissé depuis 2002. L’action bénéfique des Conseils communaux de prévention de la délinquance, créés en 1982 à la suite du rapport Bonnemaison, reposait sur le simple constat que la délinquance est variable selon les villes et les régions, qu’elle n’a pas la même intensité à Marseille ou à Quimper. Seuls les acteurs du terrain : préfets, élus locaux, magistrats, avocats, responsables de la police, éducateurs, travailleurs sociaux, peuvent, dans une réflexion commune et une action d’ensemble, réduire par des actions ciblées, concrètes, la violence sur le terrain, notamment celles des jeunes. Cette politique de prévention que j’ai soutenue de toutes mes forces avait donné des résultats positifs à partir de 1983. Elle a été poursuivie et renforcée par le gouvernement Jospin et la politique des contrats locaux de sécurité réunissant tous les acteurs de la lutte contre l’insécurité et la précarité. Elle a aujourd’hui quasiment disparu. L’explosion des violences et des émeutes urbaines à l’automne 2005 a engendré la loi du 5 mars 2007. Celle-ci, loin de constituer la reprise d’un développement de la prévention nécessaire, apparaît comme un texte sécuritaire de plus, dans une panoplie déjà largement garnie. Ce n’est pas que la conscience fasse défaut de la nécessité d’agir en amont par des actions diversifiées. Mais le souffle, l’élan et la conviction qui doivent emporter les acteurs de la prévention manquent au sommet de l’État.

Le développement de la vidéosurveillance, aujourd’hui dénommée vidéoprotection, est considéré par les pouvoirs publics et certaines municipalités comme le moyen le plus efficace de prévention. Cet essor laisse sceptique. Moyen utile d’identification de l’auteur présumé de l’infraction, et mode de preuve éventuel pour l’accusation, la vidéosurveillance peut être dissuasive quand elle s’exerce dans des espaces clos, magasins, grandes surfaces, parking, quais de gare ou transports terrestres. Mais elle ne saurait couvrir tout l’espace public. Et si elle peut dissuader le malfaiteur d’agir ici, elle ne peut le détourner d’accomplir son acte ailleurs. La vidéosurveillance ne crée que des zones privilégiées à l’abri de la violence, comme certains ensembles résidentiels protégés. Mais elle ne saurait remplacer la prévention générale ni le traitement individuel du délinquant pour prévenir la récidive. Les analyses de la portée –et des coûts- de la vidéosurveillance dans le présent texte sont éclairants.

Seul le retour en force de la prévention sur le terrain, y compris par le recours à une police de proximité, entraînera une véritable et durable amélioration de la sécurité ailleurs que dans le discours officiel. Et il est vain d’espérer qu’une politique fondée sur la primauté absolue de la répression pourra le faire.

On ne saurait donc remercier assez les auteurs de cette étude pour la rigueur et la précision de leur démonstration. Grâce à eux, la mystification du discours officiel sur la sécurité apparaît en pleine lumière. Enlevez la pourpre de la rhétorique : le roi est nu.

Robert BADINTER

  1. Le Figaro , 20 juin 2011.

  2. Déclaration de M. Nicolas Sarkozy, Président de la République, sur la politique gouvernementale en matière de sécurité publique, à Orléans le 14 janvier 2009.

  3. Nicolas Sarkozy, discours prononcé à l’occasion de l’installation de la Délégation aux victimes, 11 octobre 2005.

  4. Intervention de Nicolas Sarkozy, conférence de presse du 11 janvier 2007 à l’Hôtel de Beauvau.

  5. ONDRP, Tableaux de bord annuels sur les faits constatés, les faits élucidés et le rapport « élucidés / constatés » de 2005 à 2010, septembre 2011, p.50 et p.59.

  6. Cour des Comptes, « L’organisation et la gestion des forces de sécurité publiques », rapport public thématique, juillet 2011.

  7. Claude Guéant, RMC, 29 août 2011.

  8. Cour des comptes, op. cit . p.26.

  9. www.elysee.fr , rubrique sécurité.

  10. « On pourrait souhaiter, comme dans de nombreux pays anglo-saxons que le dispositif d’inspection s’ouvre à des équipes mixtes permettant de mieux garantir le contrôle qualitatif du dispositif ». Alain BAUER, ONDRP , rapport 2010 , p.11.

  11. « La délinquance : entre statistiques de police et enquête de victimisation », Rapport Cesdip, mars 2011.

  12. Voir tableau un en annexe 1.

  13. Voir annexe 1.

  14. Cf. Michel Mercier, ministre de la Justice, garde des Sceaux, « La juste place de la victime dans le procès pénal », Le Figaro , 20 juin 2011.

  15. Cesare Beccaria, Traité des délits et des peines , traduit par Morrelet (A), Paris 1797, p.102, § XX.

  16. Cf. ONDRP, op.cit, p.16.

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