L’imposture : dix ans de politique de sécurité de Nicolas Sarkozy
Depuis 2002, Nicolas Sarkozy se vante de succès remportés dans la lutte contre la délinquance. Sur quels arguments fonde-t-il l’appréciation de sa réussite ? L’analyse de quatre domaines de la politique gouvernementale de sécurité – la politique du chiffre ; la production législative pénale ; la prévention de la délinquance ; la vidéosurveillance – permet de démontrer la supercherie à l’œuvre dans cet exercice d’autosatisfaction. En s’appuyant sur les données publiées par le gouvernement lui-même, sur les travaux scientifiques français et étrangers en la matière, sur les analyses conduites par différentes institutions publiques françaises et sur les récits et témoignages de praticiens, ce rapport de Valérie Sagant, Benoist Hurel et Eric Plouvier, préfacé par Robert Badinter, dénonce l’imposture de la communication faite autour de la sécurité.
Pour prétendre avoir réussi dans le domaine de la sécurité, le gouvernement s’appuie sur un unique indicateur : le nombre de faits constatés par les services de police et de gendarmerie. Ces statistiques montrent une baisse de 17% depuis 2003, alors que la période précédente (1997–2002) avait connu une hausse également de 17%, selon les déclarations du ministre de l’Intérieur en septembre 2011. Cette rhétorique est à l’œuvre depuis l’arrivée de Nicolas Sarkozy au ministère de l’Intérieur.
Pourtant, ce chiffre unique ne peut mesurer l’efficacité de la politique publique conduite en matière de sécurité pour plusieurs raisons. Tout d’abord, il ne représente pas l’état réel de la délinquance, mais l’état de l’activité des services de police et de gendarmerie. Les enquêtes de victimisation viennent apporter d’importants correctifs en mesurant – sous la forme de sondages – les faits dont les citoyens se disent victimes. Ainsi, il apparaît que nombre de vols et de violences ne sont pas dénoncés aux services de police et de gendarmerie et qu’un dixième seulement des violences intra-familiales feraient l’objet d’une plainte officielle ; concernant les atteintes aux biens, un tiers environ des vols –toutes catégories – seraient dénoncés. Par ailleurs, ce chiffre unique de « la » délinquance additionne divers agrégats statistiques d’infractions très hétérogènes, mêlant les atteintes aux biens et aux personnes avec les diverses infractions à la législation sur les stupéfiants ou celles liées aux irrégularités de l’entrée et du séjour des étrangers ; en revanche, ce chiffre ne prend pas en compte la délinquance routière qui pourtant représente 15% des faits constatés. Agrégés en un chiffre unique, ces données perdent de leur signification, les évolutions ne sont pas les mêmes en ce qui concerne par exemple les meurtres – dont le nombre est très stable sur le long terme ou les vols à l’arraché – dont le nombre a cru avec l’arrivée sur le marché des téléphones portables.
Mais, il y a pire : le recueil même des statistiques n’est pas fiable et a fait l’objet de nombreuses interventions et directives destinées à répondre avant tout aux besoins de communication politique et qui sont aujourd’hui bien connues : réticence voire refus d’enregistrement de plainte, recours à la main courante, modulation de la qualification juridique, changements dans les modalités de décompte des infractions etc… Ces artifices et tromperies ont été largement institutionnalisés depuis dix ans, comme le montrent les nombreux récits des policiers, gendarmes et magistrats, de même que les circulaires officielles dont la dernière a été révélée en septembre 2011. Par manque d’indépendance et de moyens, l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales n’a pas permis à ce jour de remédier à ces dérives. « La délinquance » continue de baisser au gré des injonctions ministérielles. Le « chiffre » est devenu une fin en soi et la culture du résultat a été dévoyée au profit de la communication politique.
Sur le terrain, les objectifs affichés de lutte contre l’économie souterraine et le trafic de drogues et de garantie de la paix publique n’ont pas été atteints. Les vols restent à un niveau élevé et les violences demeurent une préoccupation majeure. Ce sont surtout les interpellations pour usage de drogue et les infractions contre les personnes dépositaires de l’autorité publique qui ont progressé de façon spectaculaire. L’augmentation du taux d’élucidation, de 25% en 2001 à 38% en 2010, sensée refléter l’efficacité des services de police et de gendarmerie, est artificielle. Elle repose presque exclusivement sur le développement des infractions révélées par l’action des services (IRAS) et, parmi elles, sur l’arrestation des consommateurs de produits stupéfiants. Hors IRAS, le taux d’élucidation est ramené à 29% L’élucidation des cambriolages et des vols « à la tire » reste marginale avec des taux d’élucidation, en 2010, respectivement de 13,4% et de 4,3%.
Le résultat le plus tangible de la culture du chiffre se trouve dans la transformation des pratiques policières et judiciaires en une véritable frénésie pénale. Les indicateurs d’activité de la police sont devenus les objectifs et se concentrent sur le nombre de personnes déférées et le nombre d’affaires clôturées, au détriment des missions de sécurité publique, de prévention et de tranquillité publique de la police et de la gendarmerie. L’obsession des chiffres a éloigné la police de la population. Cette obsession se traduit par la judiciarisation systématique, sans considération pour la résolution effective des problèmes. Les pratiques judiciaires ont également évolué au nom du principe de la « tolérance zéro » et de la cohérence de la « chaine pénale ». Désormais, toute procédure contre un auteur identifié doit faire l’objet d’une réponse pénale. L’augmentation du taux de réponse pénale, passé de 67,9% en 2000 à 87,7% en 2009 est massive. Cependant, elle résulte surtout de l’augmentation des alternatives aux poursuites. Parmi elles, le rappel à la loi a pris la place du classement sans suite, stigmatisé comme le ferment du sentiment d’impunité. La logique de productivité qui s’est imposée à l’institution judiciaire se traduit par une standardisation des réponses apportées, en particulier avec les ordonnances pénales (25% des décisions des tribunaux correctionnels) rendues sans rencontrer le justiciable dans le contentieux de masse que représente la délinquance routière (41% des condamnations correctionnelles).
Les condamnations sont en hausse, leur sévérité s’accroit et le nombre de personnes détenues augmente : durant les dix dernières années, les condamnations pour crime ou délit ont augmenté de 16% et, durant les vingt dernières années, le nombre de peines d’emprisonnement ferme a crû de 20%. Pourtant, cette évolution n’empêche pas Nicolas Sarkozy d’entretenir la polémique sur le laxisme des juges, en s’appuyant le plus souvent sur l’émotion provoquée par des faits divers tragiques.
Le rapport du « sarkozysme » à la loi pénale repose de fait sur un dévoiement originel : uniquement focalisé sur l’expression d’un volontarisme politique effréné dans la lutte contre la criminalité, il doit d’abord créer les conditions d’efficacité de cette stratégie de conquête de l’opinion. D’où, en premier lieu, l’utilisation d’une rhétorique particulièrement habile destinée à instiller la peur et à sommer le citoyen de choisir entre la cause des « victimes » et celle des « voyous ». Dans cette perspective, chaque nouveau fait divers offre au pouvoir une occasion de communiquer sa compassion à l’endroit des premières et son hostilité à l’égard des seconds. L’annonce d’une loi nouvelle apparaît ainsi comme la conclusion logique de ces discours pour un pouvoir qui fait de l’affirmation de son volontarisme une de ses marques de fabrique : de fait, depuis une décennie, au moins huit lois pénales ont directement, en tout ou partie, découlé du fort retentissement médiatique de la commission d’un crime ou d’un délit.
Les conséquences de ce foisonnement sont évidentes. En premier lieu, les textes, souvent adoptés au son du canon et en fonction de considérations électoralistes, se révèlent parfois inapplicables : pour ne prendre que deux exemples significatifs, la loi contre les regroupements dans les halls d’immeubles n’a été de quasiment aucun effet et le fameux « décret anti-cagoules » n’a presque aucune chance de pouvoir être appliqué, de l’aveu même des policiers. Lorsque, parfois, les textes répondent à des demandes précises, l’absence de moyens donnés pour leur application empêche toute évolution réelle du problème qui en était à l’origine : la collégialité de l’instruction, pourtant votée à l’unanimité du Parlement, n’a ainsi jamais été mise en œuvre. Pire, les lois votées, du fait même de leurs conditions d’irruption sur l’agenda politique et d’élaboration, génèrent deux effets pervers qui freinent l’action des institutions : insécurité juridique endémique et aggravation des symptômes auxquels la loi était censée répondre. Ainsi, les dispositifs destinés à endiguer la prostitution n’ont fait qu’aggraver la situation des personnes prostituées. La multiplication outrageuse des priorités gouvernementales (racolage passif, chiens dangereux, voyageurs sans titre de transport, guet-apens et embuscades, bandes de garçons et de filles, violences conjugales, téléchargement illégal et d’autres encore) a totalement désorienté et engorgé les services de justice, de police et de gendarmerie qui ne sont même plus en mesure de faire face aux besoins de la population.
Au-delà, l’affichage arrogant par le pouvoir de la supériorité de l’attitude compassionnelle sur l’analyse juridique produit ses effets dans l’ordre juridique même : le quinquennat qui s’achève a été, de loin, celui où le Conseil constitutionnel aura le plus invalidé de dispositions nouvelles, et parfois des lois entières : loi sur la rétention de sûreté, sur l’inceste, LOPPSI 2 ou encore loi dite HADOPI. Quant aux critiques de la France par les institutions internationales, jamais elles n’auront été aussi nombreuses, de la commissaire européenne chargée de la justice au comité des droits de l’enfant des Nations Unies en passant par le commissaire aux droits de l’Homme du Conseil de l’Europe. Mais le pouvoir n’a cure de ces objections – on pourrait même gager qu’elles le servent : la « neutralisation » des lois votées n’est-elle pas le gage de la possibilité d’en proposer d’autres de plus en plus répressives, et d’alimenter toujours davantage la machine à communiquer qu’est devenue la politique pénale ?
Dans ce contexte d’ « hyper-pénalisation », la prévention a été largement délaissée jusqu’à ce que les émeutes de 2005 obligent le ministre de l’Intérieur à réinvestir ce domaine. Dès 2002, le ton est donné, particulièrement en ce qui concerne la police de proximité qui est vertement critiquée – et caricaturée : « les policiers ne sont pas des travailleurs sociaux ». Pourtant, malgré leur diversité, les analyses des émeutes convergent toutes ou presque vers la dénonciation de l’impact négatif du changement de doctrine policière. Le besoin de proximité et de dialogue entre police et population est criant. Depuis, de timides tentatives pour relancer une forme de police de proximité voient le jour régulièrement (unités territoriales de quartier, brigades spécialisées de terrain, patrouilleurs…). Ces analyses mettent également l’accent sur les graves inégalités dont souffrent les habitants des quartiers d’habitat social – le taux de chômage des jeunes y est de 17 points supérieur à celui des jeunes des autres quartiers. Malgré l’ampleur du désastre, ces émeutes n’accoucheront que d’une loi deux ans plus tard – loi qui aurait dû être la première loi exclusivement consacrée à la prévention en France, mais qui est apparue en raison de son contenu comme une nouvelle loi répressive.
Progressivement, ces dix années auront conduit à une évolution forte de la notion même de prévention : « la répression est la meilleure des préventions » affirme le ministre de l’Intérieur. Dissuasive, la prévention se doit de s’éloigner de l’approche socio-éducative – selon les termes de la circulaire de 2011. Les thèmes et modalités d’action retenus frappent par leur manque de créativité et leur déconnection des réalités. Peu d’évaluation sont menées – celles qui le sont démontrent par exemple l’utilité de l’action des médiateurs ou encore des intervenants sociaux dans les locaux de police et de gendarmerie – dispositifs anciens heureusement pas entièrement mis à mal par cette nouvelle politique publique de la prévention. La priorité est donnée à la sanction et à la logique dissuasive, malgré l’inadéquation avec les besoins et les constats des acteurs de terrain. Ainsi, la politique de soutien parental repose aujourd’hui principalement sur des mesures de rétorsion. La prévention de la délinquance des mineurs n’a pas progressé tant les énergies ont été captées par les réformes législatives aggravant sans cesse la répression à l’égard des jeunes. Dans le domaine de la toxicomanie, la priorité est donnée à la pénalisation de l’usage, au détriment de la prévention. L’indemnisation des victimes a progressé, mais les associations d’aide aux victimes qui assuraient l’accueil, l’orientation et l’accompagnement concret des victimes sont aujourd’hui en danger de disparition en raison de la baisse du soutien de l’État. Ces quelques exemples démontrent la faiblesse du bilan en la matière.
L’évolution de la gouvernance de la prévention n’est pas meilleure. Le maire, censé être placé au cœur de toute la politique publique de prévention, a été victime d’un jeu de dupes. Le maire est sollicité, mais peu soutenu par l’État. Les crédits ne suivent pas. Il aura fallu les émeutes de 2005 pour qu’un sursaut budgétaire –de brève durée – soit observé. De 25M€ en 2001, les financements étatiques avaient chuté à 15M€ par an entre 2002 et 2005. L’année 2007 a été « faste » avec des crédits culminant à 30M€, mais leur décrue s’est amorcée tout de suite après et depuis 2009, le niveau de 20M€ n’est pas atteint. Insuffisants, les crédits sont également répartis de façon inéquitable. Le principe de la politique de la ville visant à donner plus aux villes les plus pauvres n’est plus respecté. La « géographie prioritaire » se dilue : 30% des financements « prévention de la délinquance » peuvent être attribués à des communes non prioritaires. Certaines villes pourvues de ressources importantes réussissent à obtenir des financements étatiques sur le fonds interministériel de prévention de la délinquance, telle la ville de Nice qui s’est vue allouer 2M€, soit 7% de la dotation totale du FIPD[1] pour la vidéo-surveillance.
La gouvernance de la prévention souffre également du désengagement des services de l’État dans la conception, le suivi et le financement des actions locales de prévention au profit des actions plus répressives. Ce recul va pourtant de pair avec une attitude plus centralisatrice des services étatiques. Le préfet se voit régulièrement enjoindre de faire adopter par les collectivités les nouveaux dispositifs de la loi de 2007. Il aura même fallu en 2011 rendre obligatoires les Conseils des droits et devoirs des familles dans les villes de plus de 50 000 habitants. Le soutien du gouvernement au développement des polices municipales est perçu sur bien des territoires comme une façon d’occulter le désengagement des services de la police nationale et de la gendarmerie. Les inégalités entre territoires s’aggravent du fait de ces évolutions.
Dans ce contexte, la vidéo-surveillance a été présentée comme la réponse « miracle » et l’outil privilégié de la prévention. D’inspiration britannique, l’engouement de Nicolas Sarkozy pour la vidéosurveillance se caractérise depuis 2002 par une fuite en avant que ne canalise aucune réflexion sur l’articulation de cet outil avec les autres dispositifs de prévention. Les missions qu’on assigne à la vidéosurveillance, devenue « vidéoprotection » pour rassurer les défenseurs des droits fondamentaux, ont vu leur périmètre s’accroître progressivement depuis 2002 au point de devenir la panacée pour prévenir, dissuader et élucider les crimes et les délits. La vidéo-surveillance a été promue directement par l’État qui est passé ici d’un rôle d’arbitre entre différents projets présentés par les collectivités locales à un rôle de promoteur. Le secteur économique de la vidéo-surveillance est d’ailleurs devenu le domaine le plus dynamique de la sécurité privée avec une croissance annuelle de 7% depuis 2004.
Le développement tous azimuts des caméras ne repose pourtant pas sur une évaluation sérieuse de leur efficacité. En 2008, la méta-analyse de Welsh et Farrington (étude de 41 évaluations disponibles dans le monde sélectionnées pour la rigueur de leur méthode) fait apparaître que la vidéosurveillance ne produirait d’effet dissuasif que dans les lieux fermés, qu’il serait faible pour prévenir les atteintes aux personnes et qu’il ne persisterait pas longtemps (quelques mois). Quant à l’impact sur le sentiment de sécurité, il serait quasiment nul. Les rares études françaises rejoignent ces conclusions et auraient dû ramener l’installation de caméras à de plus justes mesures. Utile au gouvernement et aux élus locaux pour faire croire à leur volontarisme en matière de sécurité, la vidéosurveillance est devenue la principale dépense du Fonds interministériel de prévention de la délinquance (FIPD) avec un doublement depuis 2007 des subventions atteignant, en 2010, 60% de l’enveloppe de ce fonds et ce, au préjudice d’autres actions de prévention. Or, l’aide apportée par l’État ne constitue qu’une aide au « démarrage », pour l’achat de caméras ; il faut y ajouter le coût de maintenance pour faire fonctionner ces dispositifs. Par exemple, la chambre régionale des comptes a constaté que la ville de Cannes avait déboursé environ 7M€ pour l’achat de 276 caméras, dont les coûts s’élèvent pour la maintenance à 350 000 € par an et à 600 000 € pour la rémunération des personnels.
L’engouement gouvernemental pour les caméras de surveillance se traduit par des annonces fortes, comme celle de tripler en 3 ans le nombre de caméras sur la voie publique, alors même que le nombre de caméras installées n’est pas systématiquement recensé. Ainsi, à Paris, selon les sources – toutes rattachées au ministère de l’Intérieur – l’estimation du nombre de caméras varie entre 15 000 et 33 000. Ce flou a d’ailleurs été relevé par la Cour des comptes en juillet 2011 qui a recommandé « de se doter des moyens d’une connaissance exacte des systèmes de vidéosurveillance ».
Le régime actuel d’autorisation et de contrôle de la vidéosurveillance fait intervenir principalement le préfet (autorisation), les commissions départementales de vidéosurveillance (avis consultatif) et, de manière résiduelle, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) (conservation numérique des images, couplage avec fichiers nominatifs). Leurs positions respectives parfois hétérogènes ne sont pas à la mesure de l’enjeu, s’agissant d’une matière pouvant toucher les libertés individuelles. Par ailleurs, aucune réglementation sérieuse n’a été développée quant à l’utilisation des images transmises par les agents visionneurs, sans formation juridique ou déontologique, aux forces de l’ordre puis à la justice. De même, l’utilisation d’images comme preuves dans un procès pénal s’est développé de fait, sans cadre juridique spécifique.
L’étude de ces quatre domaines d’action permet d’identifier des points communs qui constituent la marque de fabrique de Nicolas Sarkozy en matière de sécurité, même si certaines des évolutions présentées trouvent leurs origines avant 2002. Le volontarisme affiché s’est trop souvent traduit par une accumulation de « priorités » définies en fonction des besoins de communication politique et non au regard des besoins de sécurité réels des citoyens tant au niveau national qu’au niveau des différents territoires de la République. L’hyper-pénalisation qui marque l’action législative et opérationnelle menée depuis 2002 n’a pas permis de répondre aux attentes de sécurité comme le démontrent notamment les enquêtes d’opinion ou les mouvements d’émeutes qui ont mobilisé bien des citoyens « ordinaires ». Surtout, la systématisation des réponses répressives a eu pour effet d’engorger durablement le système pénal annihilant sa réactivité et la pertinence de son action au profit d’une standardisation mécanique.
Au travers ces analyses, nous souhaitons que les leçons soient tirées des échecs, afin d’envisager une refonte d’ensemble de la politique publique de sécurité qui permette de répondre aux enjeux présents et futurs comme le rapport de Terra Nova publié en octobre 2011 l’a fait[2]. Il nous semble primordial de ne pas céder à la facilité du catalogue de mesures et de ne pas penser les réformes dans une perspective trop strictement institutionnelle : la politique de sécurité ne se limite pas à l’organisation des ministères et de leurs services ; elle doit approfondir la réflexion sur les techniques et méthodes de travail des acteurs de la sécurité et être élaborée en lien avec les scientifiques, les professionnels de terrain et les acteurs associatifs et non gouvernementaux. Certains éléments de cette politique nous paraissent pouvoir faire l’objet d’un large consensus politique qui constituerait une base solide et pérenne :
- Le développement et la prise en compte des connaissances comme postulat de base de toute réforme : ces connaissances sont constituées des savoirs scientifiques des chercheurs et des savoirs empiriques des acteurs et de la société civile dans son ensemble. Elles doivent conduire à une réforme profonde de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales et au développement systématique d’évaluations visant non à déterminer l’attribution de mannes budgétaires, mais à améliorer la qualité du service rendu aux citoyens. Enfin, ces connaissances doivent être accumulées aux différents niveaux d’intervention territoriale et non uniquement centralisées.
- La territorialisation de l’action nous paraît devoir être clairement renforcée : les services étatiques doivent acquérir plus de compétences d’action à l’échelle locale et les exigences administratives des administrations centrales à l’égard des services de terrain mériteraient d’être revues à la baisse pour permettre le développement de savoir faire nécessaires ; la répartition entre l’action locale – ou régionale – et nationale ne nous paraît pas reposer uniquement sur une séparation thématique – par exemple, la corruption ou une atteinte à l’environnement peuvent constituer un enjeu local. Il nous semble indispensable d’identifier systématiquement la valeur ajoutée apportée par les différents niveaux d’intervention.
- L’adoption d’une approche par résolution de problèmes devrait irriguer la réflexion sur les méthodes de travail des acteurs de la sécurité. Cette méthode permet naturellement de mieux prendre en compte les spécificités des situations locales comme nationales ou internationales, de mieux cibler les priorités en fonction des besoins analysés à partir de sources de connaissances fiables et diversifiées et favorise le décloisonnement entre les multiples intervenants pouvant être utiles à l’amélioration de la sécurité et au-delà de la qualité de la vie quotidienne de tous.
Certaines étapes nous paraissent incontournables. Aucune réforme d’ensemble ne nous paraît envisageable sans repenser les missions assignées à l’institution judiciaire, aux services nationaux de police et de gendarmerie, aux services municipaux de sécurité et de prévention et aux autres acteurs susceptibles de s’inscrire indirectement dans une politique de sécurité. Les décisions gouvernementales de la décennie écoulée ont érigé la réponse pénale en modalité privilégiée de la sanction des comportements condamnés par le corps social. Il nous semble indispensable de revoir ces orientations en envisageant la dépénalisation de pans numériquement importants de contentieux afin, d’une part, de donner l’oxygène nécessaire à la réforme et au bon fonctionnement du système pénal et, d’autre part, de favoriser les autres modes de sanction et de « prise en charge » permettant d’améliorer la qualité du « vivre ensemble ».
En conclusion, il nous apparaît nécessaire de réhabiliter également dans le domaine de la sécurité l’humanisme indispensable à toute approche de la résolution des conflits – par la voie pénale ou par une autre. Il s’agit là d’un engagement reposant tout autant sur un pragmatisme réaliste que sur la forte conviction de l’infinie capacité de l’être humain à améliorer son comportement en société.
[1] Fonds interministériel de prévention de la délinquance
[2] Jean-Jacques Urvoas et Marie Nadel, Changer de politique de sécurité, Contribution n°18, Terra Nova, octobre 2011.
Par Robert Badinter
Le 29 novembre 2011
« Charlatans : tous ceux qui exploitent la crédulité publique »
Littré, tome 2, Hachette, 1958.
Tonner contre le crime et se proclamer impitoyable avec les voyous confère à l’homme politique une image de fermeté républicaine, à la Clémenceau. La posture est toujours gratifiante car elle répond à l’inquiétude du public. L’homme est par nature angoissé par la peur de mourir, la crainte de l’autre. A cette angoisse, le discours sécuritaire apporte au moins un apaisement temporaire. Mais le crime est multiple, et toujours renaissant comme les tentacules de l’hydre. L’inquiétude du public réapparait avec le ressentiment à l’encontre de ceux qui l’ont berné de paroles pendant des années. D’où la nécessité de trouver un autre fondement au discours sécuritaire. Et ce fondement sera d’abord d’ordre moral, compassionnel. Il ne s’agira plus seulement de faire respecter l’ordre et la loi, mais de venger les victimes et de leur assurer au-delà de la nécessaire réparation une place privilégiée dans la justice. Cette montée en puissance de la victime dans le procès pénal mérite la réflexion.
I. Avocat, j’avais mesuré combien dans sa réalité quotidienne, la justice demeurait distante du malheur des victimes. Je m’interrogeais sur ces rapports complexes, mélange de prise en compte des droits et d’indifférence aux personnes. Aussi, à la Chancellerie de 1981 à 1986, nous avons beaucoup œuvré pour améliorer la condition des victimes. Leurs droits ont été étendus, leur indemnisation accrue et garantie, leur information améliorée, un réseau d’associations d’aide constitué. Quand je quittais la Chancellerie, les droits des victimes avaient connu un essor qui les plaçait au niveau des meilleures législations européennes.
Mais je n’ai jamais considéré le procès pénal comme le vecteur privilégié de l’apaisement des souffrances de la victime, ni l’instrument de son « deuil ». L’audience n’est pas une thérapie. Elle est le cadre où se rend la justice, dont la finalité première est de faire respecter la loi. Ce n’est pas pour autant que la justice doit refuser à la victime la qualité de partie au procès pénal pour laisser seuls, face à face, l’Etat et l’accusé. Mais si la victime a droit au respect et à la réparation de ses souffrances, le procès pénal demeure d’abord le lieu où la société blessée par le crime demande des comptes à l’accusé, en respectant les principes du procès équitable, et d’abord la présomption d’innocence.
Ces principes fondamentaux paraissent négligés de nos jours par bien des politiques. Les plus sensibles – ou les plus habiles – ont mesuré que surfer sur la vague émotionnelle qui emporte le public en présence du crime ne pouvait être que profitable à celui qui témoigne haut et fort de son indignation et de sa compassion. Point n’est besoin d’avoir médité sur l’art de gouverner les peuples pour mesurer l’avantage politique d’incarner à la fois le Shérif et Mère Theresa.
Des esprits pointilleux pourraient objecter qu’un membre de l’exécutif devrait s’abstenir de tout commentaire sur une affaire soumise à la justice, surtout quand la victime est une des parties au procès. Nous n’en sommes plus là. Aujourd’hui, le Président de la République lui-même, sur le perron de l’Elysée ou à la télévision évoque en termes émouvants la souffrance des victimes et appelle la justice à la plus grande rigueur. Pareille attitude méconnait le respect de l’indépendance de la justice dont il est pourtant le garant. Mais qu’importent ces considérations constitutionnelles. Nous sommes au temps de la « compassionate society » chère à Georges W. Bush. Et rien n’est plus profitable politiquement que ces comportements-là. Tout récemment, le Garde des Sceaux déclarait que pas moins de 21 lois ou dispositions législatives avaient été votées au profit des victimes depuis 2002 [1] ! Les ministres successifs de la justice ou la majorité parlementaire seraient-ils devenus si incompétents dans l’art législatif qu’il leur faudrait tous les six mois reprendre leur ouvrage pour améliorer le droit des victimes ? Dans ce concours Lépine de la compassion politique, la palme d’or revient à la création en 2004 d’un Secrétariat d’Etat aux victimes. Et que dire de la surprenante création en 2005 d’un « juge des victimes » ? Assister les victimes, leur faire connaitre leurs droits, les défendre en justice, cette mission appartient aux avocats. Veiller à l’exécution des décisions relève de l’autorité du Parquet et du juge de l’application des peines. Alors pourquoi ce juge ? En vérité, cette innovation singulière n’avait d’autre finalité que de témoigner de la sollicitude du gouvernement à l’égard des victimes. Pareille innovation, parfaitement inutile, éclaire la motivation politique de ses auteurs. Le « moi, je suis du côté des victimes » que j’ai si souvent entendu lancer par les champions des lois sécuritaires apparaît dés lors sous son véritable jour. Il laisse entendre que ceux qui dénoncent la vanité et parfois l’absurdité de ces mesures toujours renouvelées sont, eux, du côté des criminels.
II. Nul mieux que le Président Sarkozy n’a mesuré l’avantage politique de masquer la répression sous les traits de la compassion. Aussi peut-il accabler la gauche au nom des victimes, dénoncer son laxisme, son angélisme, notamment à propos du traitement des jeunes délinquants, combattre les « droits-de-l’hommistes », néologisme singulier qui fait de l’attachement à une juste cause une épithète méprisante. « Moi », s’écrie t-il le 14 janvier 2009, je pense à toutes les victimes dont on a arrêté les coupables (sic), et à toutes celles qui auraient pu être victimes et ne le sont pas parce qu’ils sont sous les verrous. C’est cela les droits de l’homme ! » [2] . Et comme il faut placer la question de la sécurité au cœur du débat politique, en la présentant sous les traits douloureux des victimes, toujours réputées oubliées par la gauche, Nicolas Sarkozy proclame : « dans le cadre de la lutte contre l’insécurité, nous devons porter nos efforts sur celles et ceux qui furent longtemps et trop souvent négligées par les pouvoirs publics : je veux parler des victimes » [3] .
Aussi pour marquer sa politique sécuritaire du sceau de l’humanité, Nicolas Sarkozy use d’une technique rhétorique particulière. Les résultats de la lutte contre la délinquance sont présentés, non plus en termes d’infractions constatées ou de délinquants condamnés, mais en nombre de victimes épargnées. Ainsi proclame-t il en janvier 2007 que grâce à la politique qu’il a conduite au Ministère de l’intérieur, « depuis 2002, plus de 1 153 000 victimes ont été épargnées » [4] . On reste sans voix devant une telle affirmation et pareille précision. Il ne s’agit pas ici de comptabiliser des faits. On parle de victimes virtuelles , qui ont pour premier mérite de ne pas exister. De quelles victimes s’agit-il ? On pense d’abord aux victimes d’homicides dont le nombre annuel a en effet diminué dans les dernières années de quelques centaines de faits constatés par an, ou de violences sexuelles, en légère baisse. Mais leur nombre total ne dépasse pas quelques milliers par an [5] . Alors qui sont ces centaines de milliers de victimes épargnées grâce à l’action de Nicolas Sarkozy ? De quels délits auraient-elles souffert si sa main protectrice ne les avait pas protégées ? Il ne s’agit pas d’infractions économiques puisque dans ce domaine c’est le désarmement plus que le renforcement des moyens qui a prévalu. Des victimes de la route ? Sans doute mais dans ce cas l’auteur de l’infraction est souvent aussi la victime de son imprudence. Quant à l’autre délinquance de masse, celle de la consommation des stupéfiants, essentiellement du cannabis, en dehors de toute considération sur son utilité sociale, la victime est en même temps le coupable…
En réalité, cette immense armée fantôme de victimes épargnées n’a d’existence que comptable, grâce aux statistiques dont les auteurs du présent ouvrage, comme les magistrats de la Cour des Comptes font justice [6] . Au moins permettent-elles à l’actuel Ministre de l’intérieur de se targuer d’une baisse de cinq cent mille victimes par an [7] ! On en rirait s’il ne s’agissait d’un sujet grave qui doit être pris en compte par la communauté nationale.
III. La rhétorique du Président Sarkozy, dont on ne saurait nier le talent, est marquée du sceau du volontarisme politique. Le « je », le « moi » sont toujours présents. Ils scandent le propos : « moi je n’admets pas, moi je n’accepte pas… ». À la dénonciation du mal succède l’annonce des temps nouveaux où, grâce à la volonté sans faille du leader, régnera enfin la sécurité partout et pour tous.
Pour atteindre cet avenir radieux, un principe : la tolérance zéro. Tout auteur présumé d’infraction doit être poursuivi et sanctionné. Encore faut-il, penseront les mauvais esprits, qu’il soit identifié et arrêté, ce qui est loin d’être le cas. Une méthode : la culture du chiffre. Les objectifs à atteindre par les services de police sont chiffrés et deviennent autant de résultats potentiels. Les services et les fonctionnaires sont notés en conséquence. La statistique devient un principe de gestion. Pareille approche évoque celle des Etats communistes de jadis. D’abord la fixation par le Commissariat au Plan des objectifs à atteindre dans le prochain quinquennat. Aux organes responsables de réaliser ensuite ces objectifs. À défaut d’y parvenir, ce sont eux et non les planificateurs qui auront failli, avec les conséquences qu’on connaît. Résultat: sur le papier, les objectifs étaient toujours atteints voire dépassés. Mais la réalité, toujours têtue, n’était pas au rendez-vous fixé. Alors on demandait aux chiffres de dire la vérité officielle plutôt que d’'exprimer la réalité des faits. On sait où cette gestion politique du réel a conduit les économies des Etats communistes. Comme le rapport de la Cour des Comptes de juillet 2011, l’analyse faite ci-dessous démontre cette mystification du public par les « comptes » de LA délinquance.
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Rendons cette justice à nos grands communicants. La confusion sur les chiffres des crimes et délits est bien antérieure à leur apparition sur la scène politique. Elle procède d’une longue pratique dont les motifs ne sont pas d’ordre scientifique.
Depuis longtemps, je dénonce le recours à un prétendu chiffre global de « LA délinquance » pour désigner des d’actes de nature et de gravité radicalement différentes. Parler d’une hausse ou d’une baisse de « LA délinquance » en France est aussi illusoire que le serait un indice unique de « LA maladie ». Il n’existe en réalité que « DES maladies » diverses qui appellent des traitements spécifiques. Le cancer n’est pas l’appendicite et on ne soigne pas de la même façon le sida et la grippe. De même, le meurtre de vieilles dames ou le braquage de banques n’ont rien à voir avec l’arrachage de sac à main ou le vol de voitures sur la voie publique. Dans la première catégorie, très grave, les victimes se comptent par dizaines. Dans le second, par milliers. Dès lors, mêler et les uns et les autres dans une statistique globale et énoncer que « LA délinquance » a connu une baisse ou une hausse de x % en un an, c’est abuser le public. En vérité il faut présenter l’évolution du nombre de crimes ou de délits par catégories, analyser les causes de ce phénomène et porter l’effort de prévention et de sanction là où la situation s’aggrave. Mais à écouter les discours de nos gouvernants, les communiqués de victoire se succèdent comme les bulletins de la Grande Armée. Ils font cas d’une baisse de « LA délinquance » en général, et réservent l’analyse détaillée aux spécialistes.
Encore cette analyse elle-même est souvent rendue aléatoire par les méthodes d’enregistrement et de collation des diverses infractions. Les paradoxes où les leurres sont multiples dans ce domaine. De longue date, lorsqu’un commissaire de police se trouvait en manque d’effectifs, il était aisé d’accroître le nombre des infractions dénoncées dans son ressort en faisant procéder à l’enregistrement systématique des plaintes des victimes sur des procès-verbaux communiqués au parquet, plutôt qu’en les inscrivant dans la main courante qui ne figurait pas dans les statistiques. Une fois les renforts obtenus, la pratique était inversée. Les infractions les moins graves étaient dorénavant inscrites sur la main courante, le nombre de procès-verbaux diminuait et du même coup le chiffre de LA délinquance, témoignant des succès obtenus grâce au renforcement des effectifs… Faire dresser les statistiques par les autorités administratives qui portent la responsabilité des résultats présentés n’a jamais été la meilleure garantie de leur fiabilité. En dehors même de toute manipulation, la diversité des pratiques, le zèle et la compétence variables des agents aboutissent dans ces domaines à des données à la fiabilité incertaine, mais dont la plasticité se prête plus à une exploitation politique qu’à une analyse scientifique.
Depuis longtemps, les actes de délinquance et de criminalité font l’objet d’une nomenclature de 107 infractions, désignée sous le terme « état 4001 », qui compte quatre rubriques : faits constatés, faits élucidés, personnes mises en cause, indicateurs répressifs. Ces chiffres sont produits par les services de police et de gendarmerie. Selon la Cour des Comptes, « l’état 4001 présente des lacunes et des imperfections et soulève des difficultés d’interprétation analysées par de nombreux experts…. Il agrège des faits disparates qui n’ont pas tous le même impact statistique sur l’évolution d’ensemble de la délinquance, car leur unité de compte (nombre de victimes, d’infractions, d’auteurs ou de procédures) varie selon les délits. Enfin, il est très sensible aux conditions d’accueil des personnes désireuses de déposer une plainte » [8] . Que vaut alors la proclamation affichée sur le site de l’Elysée par la Présidence de la République : « en 2009, grâce à une action menée avec détermination par le gouvernement et les acteurs de la sécurité, LA (sic) délinquance est revenue à son niveau de 1997, effaçant l’explosion des crimes et des délits de 15 % entre eux 1997 et 2002 » [9] . Parole, parole, comme dans la chanson.
Face aux critiques de plus en plus vives, en février 2010, une circulaire du Ministre de l’intérieur a décidé que l’évolution de la délinquance devait être désormais analysée à travers quatre catégories : « atteintes aux biens, à l’intégrité physique des personnes, infractions économiques et financières, infractions relevées par l’action des services ». Si la répartition est meilleure, les données saisies sont toujours basées sur l’état 4001. Et les incertitudes sur les sources et les méthodes demeurent. Pour les dissiper, il faudrait que l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP) créé en 2007 puisse contrôler rigoureusement l’origine et la saisie de ces données établies par les services de police et de gendarmerie dans le cadre de l’état 4001 [10] . Même si des progrès ont été réalisés par la publication récente des statistiques issues de main courante, le contrôle de leur établissement par un organisme indépendant est loin d’être acquis. Comme il demeure un « secret défense », il existe une forme de « secret sécurité » sur lequel l’administration veille en restant maîtresse de l’établissement des statistiques. Il est temps qu’en France aussi, un organe indépendant du gouvernement exerce une pleine autorité sur l’établissement des données de base et du traitement statistique des données en matière de criminalité. Tant qu’un tel organe n’existera pas, on vivra dans cette nébuleuse de chiffres qui permet aux charlataneries politiques de s’exercer.
D’où l’importance des enquêtes de victimisation réalisées par le Centre d’études sociologiques sur le droit et les institutions pénales (Cesdip), créé en 1984. Les statistiques policières, indépendamment des doutes sur leur valeur scientifique, correspondent seulement aux infractions dont la police et la gendarmerie ont connaissance par les plaintes ou les investigations. Les enquêtes de victimisation reposent sur les déclarations des victimes à partir d’échantillons très larges de la population, déterminés selon des critères scientifiquement éprouvés. Ces enquêtes de victimisation permettent de mieux cerner la réalité vécue par les populations et d’apprécier le chiffre noir de la délinquance restée ignorée des services de police ou de la justice. Bien évidemment, il ne peut s’agir là que des cas de victimes directes d’infraction, vols ou violences par exemple et non pas des infractions concernant l’intérêt général, fausse monnaie ou pollution par exemple.
Telles qu’elles sont réalisées en Ile de France depuis 2001, les résultats de ces enquêtes, confrontées avec les statistiques policières pour la même période aboutissent à des résultats comparables quant à leur orientation. Les atteintes aux biens des ménages ou les vols subis personnellement sont en baisse significative. En revanche, on estime que le nombre des personnes de 14 ans et plus qui ont subi des violences physiques en 2009 est en hausse significative par rapport à 2006 [11] .
Au regard de telles données, d’une telle hausse du nombre des agressions physiques, les plus ressenties par le public, le contraste est saisissant avec les flamboyantes déclarations globales du Président de la République et des ministres de l’intérieur sur la diminution par centaines de milliers par an du nombre de victimes. Ce n’est que dans la rhétorique présidentielle et ministérielle que la victoire sur la délinquance est présente. En dépit de toutes les habiletés statistiques, la réalité s’est faite jour. Il s’agit bien d’un échec.
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IV. Si les faits sont têtus et résistent aux proclamations de victoire triomphale appuyées sur des statistiques ad hoc , il demeure un territoire ouvert au volontarisme politique : celui de la loi. Comme le disait un homme politique italien de très longue expérience ministérielle : « quand on ne peut pas grand chose, on peut toujours faire des lois. Ça ne coûte rien et ça fait plaisir ». Le discours volontariste, le « moi, je n’admets pas le crime » trouve un domaine privilégié dans la loi. Expression de la volonté générale et de la souveraineté du peuple depuis la Révolution, la loi face au crime et à l’insécurité a été transformée en une forme particulière de message politique : la proclamation de la volonté présidentielle.
Le processus est bien rôdé : un crime odieux bouleverse l’opinion publique. Le Président de la République se saisit aussitôt de l’affaire, exprimant hautement sa compassion pour les victimes et leurs familles, il les reçoit éventuellement à l’Élysée et fait connaître sa volonté implacable que les criminels soient sanctionnés par une justice impitoyable, et la loi changée pour prévenir le renouvellement de tels crimes. Le public ne peut qu’applaudir devant un tel élan d’humanité et de fermeté. L’axiome de l’Ancien Régime « Cy veut le roi, cy fait la loi » étant devenu la règle de notre République, l’annonce de notre monarque républicain devient la feuille de route de l’Assemblée nationale. Le résultat dans le domaine pénal est affligeant. L’inflation législative est devenue un torrent [12] . Dans la période de 2002 –2007, (lorsque la politique de sécurité était l’apanage du Ministre de l’intérieur) ce ne sont pas moins de 13 lois en cinq ans qui furent votées par une majorité docile devant l’homme fort du gouvernement, de surcroît président du parti majoritaire. Depuis son élection à la présidence de la République au printemps 2007, le rythme s’est accéléré : 14 lois sans compter les décrets. On ne compte pas moins de quatre lois en cinq ans pour lutter contre la récidive [13] ! À l’égard des victimes, l’expression législative de la sollicitude du pouvoir est plus intense encore : 21 modifications législatives ont été votées pour renforcer leurs droits depuis le printemps 2002 [14] !
Quel qu’en soit le motif, pareille inflation législative est en soi un mal. Ces textes pris sous le coup de la colère ou de l’émotion, cette législation de faits divers suscitent complexité et confusion dans la pratique judiciaire. Trop de lois dégradent la Loi, comme la mauvaise monnaie chasse la bonne. Mais peu importe la qualité législative. Ce qui compte, c’est l’effet d’annonce, la portée médiatique du texte et le bénéfice politique escompté.
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V. La même tension s’exerce dans les rapports détestables que le Président entretient avec les magistrats. Qu’il s’agisse de l’auteur présumé d’une infraction grave placé sous contrôle judiciaire par le juge des libertés, ou d’un condamné bénéficiant d’une mesure de libération conditionnelle et récidivant en dépit des mesures de contrôle édictées, la fureur présidentielle s’abat sur les magistrats, présumés coupables d’incompétence ou de laxisme, parfois même avant que l’enquête de l’Inspection des services judiciaires ait établi la réalité des faits. Ce n’est point, je crois, l’expression d’une détestation particulière que nourrirait le Président de la République à l’encontre du corps judiciaire, même s’il n’a pas pour la magistrature les yeux de Chimène. Mais le principe de la tolérance zéro appelle ces réactions impérieuses et souvent précipitées. Là encore, la rhétorique devient un mode de gouvernement. Plutôt qu’une loi inutile ou des accusations éclatantes, mieux vaudrait l’analyse attentive des causes d’un échec qui peuvent n’être que circonstancielles, et l’adoption de mesures administratives qui, pour n’être pas spectaculaires, n’en seraient pas moins efficaces.
En vérité, le volontarisme en justice s’accommode mal de l’indépendance des magistrats. Lorsque des décisions des magistrats de l’application des peines, parfaitement régulières sont publiquement remises en cause par le Président, l’indépendance des magistrats du siège, principe fondamental d’un État démocratique est alors battue en brèche par le pouvoir exécutif. Et si, en dépit de la jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l’Homme et du vœu quasi unanime de la magistrature et du barreau, la nomination des chefs de parquet dépend en définitive de la volonté présidentielle, c’est parce que la promotion aux postes clés de la hiérarchie des procureurs ayant la confiance du Président demeure encore un moyen pour l’exécutif de peser dans la marche des affaires sensibles. À considérer les épisodes conflictuels survenus entre le Président et le corps judiciaire, on comprend mieux le malaise actuel de la magistrature française, le plus profond que j’ai observé depuis plus d’un demi-siècle.
Il existe une réalité judiciaire difficile qu’affrontent quotidiennement les magistrats. Ce n’est point de lois prises dans la précipitation du temps médiatique dont notre justice a besoin. Elle requiert d’abord des effectifs et des moyens plus importants. Elle appelle aussi la confiance du public que la rhétorique présidentielle a pour effet d’altérer. Car indépendamment de ce que j’appellerai les lois de défiance, telles les peines plancher ou la présence de citoyens assesseurs aux côtés des juges, la conception de la justice pénale affirmée par le Président de la République et nombre de ses amis politiques procède d’une analyse erronée ou simpliste.
Combien de fois avons-nous entendu répéter « la sanction est la première des préventions » ? La formule n’est que le rappel de la fonction dissuasive de la peine. Mais pour que la peine, aussi dure soit-elle dans la loi, s’affirme réellement dissuasive, il faut d’abord que le délinquant soit arrêté avant de pouvoir être condamné. Comme le disait déjà Beccaria, « le meilleur frein du crime n’est pas la sévérité de la peine, mais la certitude d’être puni » [15] . Sous l’Ancien Régime, le brigandage sur la route était puni de la peine de mort précédée de torture. Mais comme la maréchaussée était peu nombreuse et inefficace, le brigandage prospérait. Disons-le clairement : quand 13,4% des cambriolages sont élucidés en 2010 [16] , les cambrioleurs ont encore de beaux jours devant eux, même si le législateur, face à une opinion publique excédée, augmentait la peine encourue.
Qu’à l’inverse, le progrès des radars permette aux gendarmes d’établir à coup sûr l’infraction et d’en identifier l’auteur, alors la dissuasion de la délinquance s’exerce efficacement. Et le nombre des victimes de la route diminue sensiblement, ce qui est conforme à l’intérêt général et à l’humanité. C’est pourquoi ma foi est entière dans les progrès de la police scientifique. Et si le nombre d’homicides en France demeure stable et tend même à décroître, c’est dû à l’efficacité des policiers de la brigade criminelle et des gendarmes spécialisés conduisant à un taux très élevé d’élucidation, plutôt qu’aux durcissements des peines déjà fortes. Quant à croire que le malfaiteur chevronné, avant de commettre son forfait, va consulter la dernière édition du Code Pénal pour s’assurer que la peine encourue n’a pas été aggravée, c’est pure faribole et populisme pénal.
La lutte contre l’insécurité repose sur trois piliers : la prévention, la répression, avec son volet nécessaire de réinsertion, et la solidarité avec les victimes. Or le volet prévention a été systématiquement délaissé depuis 2002. L’action bénéfique des Conseils communaux de prévention de la délinquance, créés en 1982 à la suite du rapport Bonnemaison, reposait sur le simple constat que la délinquance est variable selon les villes et les régions, qu’elle n’a pas la même intensité à Marseille ou à Quimper. Seuls les acteurs du terrain : préfets, élus locaux, magistrats, avocats, responsables de la police, éducateurs, travailleurs sociaux, peuvent, dans une réflexion commune et une action d’ensemble, réduire par des actions ciblées, concrètes, la violence sur le terrain, notamment celles des jeunes. Cette politique de prévention que j’ai soutenue de toutes mes forces avait donné des résultats positifs à partir de 1983. Elle a été poursuivie et renforcée par le gouvernement Jospin et la politique des contrats locaux de sécurité réunissant tous les acteurs de la lutte contre l’insécurité et la précarité. Elle a aujourd’hui quasiment disparu. L’explosion des violences et des émeutes urbaines à l’automne 2005 a engendré la loi du 5 mars 2007. Celle-ci, loin de constituer la reprise d’un développement de la prévention nécessaire, apparaît comme un texte sécuritaire de plus, dans une panoplie déjà largement garnie. Ce n’est pas que la conscience fasse défaut de la nécessité d’agir en amont par des actions diversifiées. Mais le souffle, l’élan et la conviction qui doivent emporter les acteurs de la prévention manquent au sommet de l’État.
Le développement de la vidéosurveillance, aujourd’hui dénommée vidéoprotection, est considéré par les pouvoirs publics et certaines municipalités comme le moyen le plus efficace de prévention. Cet essor laisse sceptique. Moyen utile d’identification de l’auteur présumé de l’infraction, et mode de preuve éventuel pour l’accusation, la vidéosurveillance peut être dissuasive quand elle s’exerce dans des espaces clos, magasins, grandes surfaces, parking, quais de gare ou transports terrestres. Mais elle ne saurait couvrir tout l’espace public. Et si elle peut dissuader le malfaiteur d’agir ici, elle ne peut le détourner d’accomplir son acte ailleurs. La vidéosurveillance ne crée que des zones privilégiées à l’abri de la violence, comme certains ensembles résidentiels protégés. Mais elle ne saurait remplacer la prévention générale ni le traitement individuel du délinquant pour prévenir la récidive. Les analyses de la portée –et des coûts- de la vidéosurveillance dans le présent texte sont éclairants.
Seul le retour en force de la prévention sur le terrain, y compris par le recours à une police de proximité, entraînera une véritable et durable amélioration de la sécurité ailleurs que dans le discours officiel. Et il est vain d’espérer qu’une politique fondée sur la primauté absolue de la répression pourra le faire.
On ne saurait donc remercier assez les auteurs de cette étude pour la rigueur et la précision de leur démonstration. Grâce à eux, la mystification du discours officiel sur la sécurité apparaît en pleine lumière. Enlevez la pourpre de la rhétorique : le roi est nu.
Robert BADINTER
Le Figaro , 20 juin 2011. ↑
Déclaration de M. Nicolas Sarkozy, Président de la République, sur la politique gouvernementale en matière de sécurité publique, à Orléans le 14 janvier 2009. ↑
Nicolas Sarkozy, discours prononcé à l’occasion de l’installation de la Délégation aux victimes, 11 octobre 2005. ↑
Intervention de Nicolas Sarkozy, conférence de presse du 11 janvier 2007 à l’Hôtel de Beauvau. ↑
ONDRP, Tableaux de bord annuels sur les faits constatés, les faits élucidés et le rapport « élucidés / constatés » de 2005 à 2010, septembre 2011, p.50 et p.59. ↑
Cour des Comptes, « L’organisation et la gestion des forces de sécurité publiques », rapport public thématique, juillet 2011. ↑
Claude Guéant, RMC, 29 août 2011. ↑
Cour des comptes, op. cit . p.26. ↑
www.elysee.fr , rubrique sécurité. ↑
« On pourrait souhaiter, comme dans de nombreux pays anglo-saxons que le dispositif d’inspection s’ouvre à des équipes mixtes permettant de mieux garantir le contrôle qualitatif du dispositif ». Alain BAUER, ONDRP , rapport 2010 , p.11. ↑
« La délinquance : entre statistiques de police et enquête de victimisation », Rapport Cesdip, mars 2011. ↑
Voir tableau un en annexe 1. ↑
Voir annexe 1. ↑
Cf. Michel Mercier, ministre de la Justice, garde des Sceaux, « La juste place de la victime dans le procès pénal », Le Figaro , 20 juin 2011. ↑
Cesare Beccaria, Traité des délits et des peines , traduit par Morrelet (A), Paris 1797, p.102, § XX. ↑
Cf. ONDRP, op.cit, p.16. ↑