Reconstruire le lien police-population : un défi démocratique dans lequel les policiers ont tout à gagner
La dégradation des relations entre la police et la population s’explique par la prédominance d’une logique politique martiale et de court terme. Ce modèle nuit à la fois aux citoyens, victimes de pratiques brutales, et aux policiers, exposés à des missions mal définies et risquées. Il est urgent de réinvestir les fondamentaux du service public.


Le développement d’une logique de confrontation dans la gestion des crises, la police du quotidien et la mise en œuvre des contrôles d’identité a accru la défiance envers les forces de l’ordre, tout en mettant les agents eux-mêmes en difficulté. La réponse policière à la crise sanitaire de 2020 a illustré une logique plus répressive que pédagogique, focalisée sur les chiffres et dépourvue de message préventif, aggravant les tensions dans les quartiers populaires. De manière routinière, les contrôles d’identité, massivement pratiqués sans ciblage, alimentent un sentiment d’injustice, de discrimination et d’arbitraire. Pour en sortir, le rapport propose d’adopter des stratégies de prévention et de dialogue, fondées sur l’engagement et l’explication, la contrainte n’intervenant qu’en dernier ressort ; de renforcer la formation initiale et continue, de développer l’usage des caméras-piétons, d’enregistrer systématiquement les contrôles et de créer un code de bonnes pratiques.
La gestion du maintien de l’ordre dans les manifestations récentes révèle une confusion des rôles et un usage disproportionné de la force, dû à des doctrines obsolètes et à une logique d’affrontement. Des cas aussi différents que les gilets jaunes (en 2018–2019) et la finale de Ligue des champions au Stade de France (en 2022) ont montré un usage inadapté de la coercition : recours à des unités non spécialisées, pratiques de la « nasse », absence de communication ou de dispositifs d’apaisement, criminalisation rapide des manifestants. Ces dérives, souvent dictées par la volonté politique d’afficher un rapport de force, ont produit de lourds bilans humains et une rupture du lien avec le public. Le rapport recommande de renforcer des pratiques plus adaptées aux situations de rassemblements populaires, visant la communication et la désescalade, attachées à une logique d’anticipation (fondées sur un renseignement de qualité), de systématiser les outils de communication avec les foules (messages, médiateurs, hauts parleurs), de cesser les pratiques indiscriminées de nasse et de reconsidérer le rôle du manifestant comme citoyen.
La mobilisation inappropriée d’unités spécialisées (BRAV-M, RAID, GIGN, BRI) pour des missions de maintien de l’ordre ou de sécurité du quotidien reflète une dérive stratégique. Cette pratique expose les agents à des situations pour lesquelles ils ne sont ni préparés ni équipés, entraîne des violences, générant en retour la défiance. Des opérations comme « Place nette », conçues avant tout comme des outils de communication politique, illustrent cette logique où l’affichage de puissance prime sur l’efficacité de terrain. Le rapport appelle à recentrer l’action policière sur les missions quotidiennes de service public, à cesser la confusion entre lutte antiterroriste et maintien de l’ordre, à éviter l’exposition judiciaire des agents et à revaloriser les savoir-faire de proximité en sécurité publique. Il propose de créer des unités de médiation visibles sur le terrain pour faciliter le dialogue lors des manifestations.
En conclusion, le rapport plaide pour une transformation profonde du paradigme actuel, trop centré sur la répression et l’affichage politique, au détriment de la confiance et de l’efficacité. Il montre les impasses d’une chaîne de commandement trop verticale, des décisions politiques à courte vue et d’une culture professionnelle valorisant la confrontation. Ce modèle nuit à la fois aux citoyens, victimes de pratiques brutales, et aux policiers, exposés à des missions mal définies et risquées. Il est urgent, selon les auteurs, de réinvestir les fondamentaux du service public : formation, prévention, transparence, contrôle démocratique, et reconnaissance du citoyen, le tout au service d’une action efficace, comprise par les usagers et ancré dans de vraies compétences professionnelles.
Introduction
Un rapport d’inspection récent constate une dégradation du lien de confiance entre les forces de sécurité intérieure et la population[1]. Le décalage entre les attentes de la population et l’appréhension des priorités par les services est manifeste. Cette dégradation n’est pas seulement préoccupante en raison de l’insatisfaction des usagers. Elle induit également une moindre efficacité de l’action des politiques de sécurité. Le sentiment de distance entre la police et la population rend le travail policier plus difficile.
Il place également les agents dans des situations conflictuelles où leur responsabilité peut être mise en cause. Un malaise policier transparaît à l’occasion d’un certain nombre de missions pour lesquelles ils ne sont pas préparés ou qui ne visent que le déploiement ostensible de force et l’action répressive. Un malaise en partie lié aux conditions et à la posture globale d’intervention, dans un contexte de tension opérationnelle permanente. Ce mal-être, difficile à exprimer, et non pris en compte dans le discours politique, peut expliquer une forme de radicalisation, notamment politique[2], de la base.
On observe depuis plusieurs années une évolution des pratiques policières, qu’il s’agisse de gestion de crise (Covid et confinement), de police de sécurité publique (contrôles d’identité, interactions sur la voie publique) ou de maintien de l’ordre (rassemblements publics et manifestations). Ces évolutions sont favorisées par un pouvoir politique qui se situe dans une logique de court terme et de communication (montrer sa force, montrer des chiffres), et l’adoption d’une posture confrontationnelle. Elles ont des effets pervers dans les relations avec la population (surutilisation de la force, baisse de la confiance) et elles ont en outre pour effet de renforcer le malaise existant pour les agents eux-mêmes (missions non-ajustées aux compétences, perte du sens des missions).
Pour le montrer, nous avons rassemblé ici une série d’études de cas, de nature différente mais concordants, mettant en évidence des difficultés qui relèvent directement de décisions imposées par le pouvoir politique ou par une hiérarchie distante des réalités opérationnelles (ou les deux). La gestion du confinement pendant la crise sanitaire, les contrôle d’identité systématiques répétitifs, les choix de maintien de l’ordre au cours de la crise des Gilets Jaunes ou encore l’épisode révélateur de la répression des supporters anglais au Stade de France sont autant d’exemple concrets de dysfonctionnements institutionnels qui retombent finalement, sur le terrain, sur les agents eux-mêmes.
1. La construction de la défiance par l’utilisation excessive de la contrainte dans le rapport au public
Les occasions de contact entre la police et la population se déroulent trop régulièrement lors d’interactions de contrôle, dans une logique coercitive, et parfois sous un mode offensif, ce qui installe un climat de défiance défavorable au travail policier.
1.1 La crise sanitaire
L’action des forces de l’ordre pendant la crise sanitaire a été orientée par les instructions officielles dans un sens essentiellement répressif[3]. Les forces de police et de gendarmerie ont été massivement mobilisées dans le but de vérifier la mise en place du confinement et ses différentes mesures (attestations, fermetures de lieux, port du masque…). Au total, environ 100 000 agents, soit la quasi-totalité des effectifs engagés sur la voie publique, ont été mobilisés par cette action sur une base quotidienne[4]. La faculté de mener des contrôles d’identité et de verbaliser le défaut d’attestation sanitaire a été octroyée à la police municipale dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire. Le ministère de l’Intérieur a systématisé la communication des chiffres sur les contrôles individuels, ce qu’il refuse de faire habituellement et qu’il a même invoqué comme impossible d’un point de vue pratique au moment où il était question de construire des statistiques globales sur les contrôles d’identité. Dans les trois premiers mois du premier confinement (mars-mai 2020), plus de 20 millions de contrôles ont été menés et 1,1 million d’amendes dressées.
L’action a été principalement orientée sur les manquements constatés (non port du masque, défaut d’attestation de déplacement, non fermeture des débits de boissons, rassemblements sur la voie publique…)[5]. La pédagogie vis-à-vis de la population, le discernement quant à la sanction ont été totalement absents des instructions (écrites) données. Selon les directives officielles, il était attendu des forces de l’ordre une “particulière fermeté” pour faire respecter, sur le terrain, les dispositions concernant les rassemblements privés, les rassemblements de voie publique et la fermeture des établissements recevant du public, mais également les déplacements individuels n’entrant pas dans le champ des exceptions autorisées. Dans les instructions officielles, l’indicateur de la bonne mise en œuvre de l’action se résumait aux chiffres : le nombre de verbalisations, le nombre de commerces qui ont fait l’objet d’une fermeture administrative, le nombre de procédures judiciaires diligentées pour des soirées clandestines etc. Un état journalier devait être dressé et remonté à la hiérarchie.
Les instructions officielles adressées aux préfets et aux forces de sécurité intérieure ont fait fi de toute notion de prévention. Seule la communication de la gendarmerie nationale a imprimé une telle orientation mettant en avant les termes de « protection » et de « solidarité », par exemple avec les personnes âgées, sous l’intitulé mobilisateur et positif « #RépondrePrésent ». Néanmoins, pour l’essentiel, l’action de la gendarmerie, répondant aux mêmes instructions, était tout aussi massivement tournée vers les contrôles des personnes et des véhicules, y compris avec l’usage de drones ou d’hélicoptères.
L’action de verbalisation a été systématiquement valorisée par la communication du ministère de l’Intérieur[6]. Celle-ci nécessitait un reporting pesant pour les services, avec par exemple des tableaux de bord journaliers sous forme de fichiers Excel. Ce reporting a été pris en compte dans l’évaluation de l’engagement des services ou des policiers, justifiant l’attribution de la « prime Covid ».
En outre, les contrôles ont été notamment centrés sur les quartiers « difficiles ». L’absence de manifestations sur la voie publique durant la crise sanitaire a entraîné la mise à disposition massive et quotidienne d’Unités de forces mobiles, en particulier en région parisienne, pour faire appliquer les mesures liées au confinement. A Paris, celles-ci ont principalement été employées dans les arrondissements du Nord-Est (10e, 18e, 19e). Les missions confiées visaient, sur une zone définie, le contrôle des déplacements des personnes (à pied ou en véhicule), et celui des établissements ouverts, principalement des commerces en application des différents arrêtés, ainsi que la détection des rassemblements de toute nature.
Durant les premières semaines du confinement, en mars 2020, on dénombrait 900 verbalisations par jour en Seine-Saint-Denis. Peut-on y voir le résultat du moindre respect, par la population locale, des règles sanitaires, ou est-ce plutôt un effet de la massification des opérations de contrôle sur le département ? La comparaison des chiffres entre Paris et la région parisienne montre des écarts significatifs. A Paris, le ratio entre le nombre de verbalisations et le nombre de contrôles est de 6% ; dans les Hauts de Seine (92), 8,7% ; dans le Val-de-Marne (94), 13,7% et en Seine-St-Denis (93), 17%. Des cas de brutalités et de comportements discriminatoires en cours d’intervention ont été relevés[7].
Ces missions totalement inédites pour les policiers ont suscité des doutes et des interrogations de leur part en ce qu’elles ont été vécues comme très éloignées de leur cœur de métier, non seulement dans la faible valorisation de l’objectif de protection de la population, notamment les plus fragiles (personnes âgées, personnes isolées, personnes malades), mais aussi dans leur déclinaison stricte sans liberté d’appréciation des agents sur le terrain.
On a observé dans des pays voisins une approche tout à fait différente. Ainsi, aux Pays-Bas, l’action policière a été menée dans un esprit de prévention, de dialogue et de responsabilisation. Le mot d’ordre retenu n’était pas celui de la « guerre contre le virus » lancée par le Président de la République en France et relayée ensuite, depuis le Premier ministre, à tous les niveaux hiérarchiques. Le mot d’ordre collectif néerlandais était : « ensemble, contrôler l’épidémie »[8]. Dans cette logique, l’auto-contrôle était la priorité et la contrainte seulement subsidiaire. L’action policière était déclinée en trois temps : les échanges, l’avertissement et ensuite seulement l’intervention. Des actions de répression y ont été menées : des contrôles de lieux de réunion, des fermetures de cafés et de restaurants, des arrestations lors de manifestations hostiles aux limitations imposées par l’action sanitaire. Mais, dans l’ensemble, ces mesures sont restées subordonnées aux priorités définies par le dialogue, la communication et la responsabilisation individuelle, la sanction n’intervenant qu’en dernier ressort. Durant les trois premiers mois de la crise sanitaire en 2020, la France délivrait en moyenne 19 643 amendes par jour, contre seulement 208 aux Pays-Bas : un écart de près de 1 à 100 (précisément 94,5), alors que la population française n’est que 3,8 fois plus nombreuse que celle des Pays-Bas (67,5 millions d’habitants contre 17,5 en 2020).
En France, l’action de contrôle a parfois été dévoyée de ses objectifs initiaux. Les nouveaux leviers juridiques offerts par la législation liée à la crise sanitaire ont massivement été utilisés en particulier dans les zones où la physionomie de la voie publique est traditionnellement dégradée. C’est ainsi que nombre de commerces (débits de boissons, établissements de restauration rapide, commerces communautaires tels que les salons de coiffure afro du 10e arrondissement) ont fait l’objet de fermetures administratives répétées conduisant à les fragiliser économiquement. Si la verbalisation était sans doute fondée juridiquement, son caractère répétitif laissait transparaître d’autres fins que les seuls objectifs sanitaires affichés au départ.
Propositions : Le cas néerlandais montre qu’une autre stratégie de gestion du confinement était possible en mettant en avant le contact avec la population, les messages de prévention, l’accompagnement. Les polices britanniques ont mis en œuvre des pratiques selon une approche des 4 E (Engage, Explain, Encourage, Enforce), dont la dimension de coercition n’était donc que l’une des quatre dimensions, et dont les évaluations ont montré qu’elle a aidé à maintenir, voire à développer la bonne volonté du public[9]. À l’inverse, la politique du chiffre, qui a déjà montré ses limites, ne valorise aucune des compétences professionnelles de la police. Elle ne fonctionne que sur la peur de l’uniforme ou de la sanction, au détriment de la construction d’un lien durable entre police et population. Celui-ci doit passer par un renforcement de la formation initiale et continue des fonctionnaires chargés de la sécurité intérieure, aujourd’hui trop limitée en durée et insuffisamment adaptée du point de vue des contenus et de la préparation au métier[10].
1.2 Les contrôles d’identité
Un rapport de la Cour des comptes a estimé en 2023 que le nombre de contrôles annuels s’élevait à 47 millions[11]. Ils se concentrent en zone urbaine, et sont de ce fait bien plus mis en œuvre par les policiers que par les gendarmes. Au-delà de leur nombre, c’est leur pratique répétitive intensive, leur caractère discriminatoire et l’imprécision de leurs objectifs qui rendent les contrôles d’identité critiquables[12].
Les contrôles d’identité ne peuvent intervenir que dans un cadre juridique précis dont les différentes modalités sont précisées à l’article 78–2 du code de procédure pénale. On distingue deux grands types de situation encadrées par le droit : des contrôles d’identité ciblés sur des personnes dont les forces de sécurité intérieure ont des raisons de penser qu’elles ont commis, se préparent à commettre une infraction, ou peuvent apporter un témoignage dans ce cadre ; des contrôles d’identité autorisés sur toute personne dans un espace ou un temps donné, sans lien avec une enquête ou une infraction qui viendrait de se commettre. Ces derniers contrôles peuvent être effectués soit en lien avec une problématique d’ordre public (contrôles dits “administratifs” sur le secteur d’une manifestation à risque par exemple), dans les zones frontalières, soit, et c’est là le cas le plus fréquent, sur réquisition du procureur de la République, dans un créneau de temps donné dans une zone connue pour être criminogène. Cet encadrement juridique strict rappelle qu’un usage systématique et banalisé comme celui que nous connaissons est contraire à l’esprit de la loi.
Dans les pratiques courantes, les contrôles sur réquisition du procureur se sont généralisés dans certains territoires, et plus particulièrement dans les quartiers et banlieues paupérisés, sans ciblage d’auteurs potentiels d’infraction. Ils sont souvent organisés de manière quasi-quotidienne sur des plages horaires extensives. Ce cadre donne la facilité aux policiers de contrôler toute personne en l’absence de comportement suspect. Pour les forces de l’ordre, le contrôle d’identité est considéré comme un outil légitime, permettant d’agir contre la délinquance, d’asseoir leur autorité et de collecter du renseignement[13]. Plus banalement, le contrôle d’identité est devenu « le point d’entrée » du travail policier sur un territoire, le fondement de l’interaction police/population. Dès lors s’instaure d’emblée un rapport de force dans lequel, par le contrôle d’identité, le policier manifeste son autorité, au risque de créer une tension propice aux procédures d’outrage/rébellion. Cette interaction se mène au détriment des autres modes de contacts entre la police et la population. On sait que la fréquence des contrôles affaiblit le degré de confiance accordé par la population à l’institution policière[14] et porte atteinte à l’image de l’Etat. Au-delà de la seule police, c’est sans doute l’ensemble des institutions publiques qui pâtissent de cette dégradation des relations, comme le montrent les attaques contre des pompiers ou des éboueurs, des mairies ou d’autres institutions publiques lors d’émeutes.
L’efficacité de ces contrôles en termes d’affaires judiciaires relevées doit en outre être questionnée au regard de l’impact négatif qu’ils ont sur la confiance que la population accorde à la police. Le contrôle d’identité s’est développé pour répondre aux injonctions de la hiérarchie de faire remonter des chiffres d’infractions poursuivies (enregistrés par service et de façon non-standardisée). Bien que beaucoup s’en défendent, la politique du chiffre est sous-jacente des priorités assignées à la police nationale. Les fameuses « infractions révélées par l’activité des services » (IRAS) constituent un indicateur scruté et essentiel dans l’évaluation d’un service. Or, personne n’ignore la facilité avec laquelle il est possible de gonfler artificiellement les données. La lutte contre la détention, l’usage et le trafic de stupéfiants est un exemple emblématique. « Mère des batailles », le nombre d’amendes forfaitaires délictuelles pour usages de stupéfiants (AFD), les points de deal démantelés (sans appréciation qualitative : peu importe que ce soit des seconds couteaux qui ont été neutralisés et que, de fait, le point soit repris dans la foulée par les dealers) sont des indicateurs majeurs de l’évaluation des policiers, de leur hiérarchie jusqu’aux préfets.
Un tel mode de présence sur la voie publique ne favorise pas les interactions avec la population. En outre, d’autres habitudes d’intervention renforcent l’éloignement. Le déplacement en voiture ne permet pas de construire une relation de qualité avec le territoire. Il faudrait au contraire valoriser les modes de patrouille favorisant un contact facilité avec la population : patrouilles pédestres, cyclistes, voire équestres[15]. De plus, la tenue des agents a fortement évolué ces dernières années dans le sens d’une militarisation qui ne favorise pas la relation de confiance et crée même parfois un « climat anxiogène » : vêtements d’intervention, couleurs sombres, multiplication des accessoires (gilets pare-balles, gants, ceinturon surchargé…), armes de force intermédiaire (lacrymogène, bâton télescopique), matériel de transmission[16]… Cette apparence militaire, parfois aggravée par le port de lunettes à reflet métallique, de cache-cou remonté sur le visage voire de cagoule (pourtant proscrites en dehors des unités d’élite), est censée projeter une image de force et d’autorité, mais elle crée surtout un climat de distance et de défiance, qui nuit à la possibilité de créer un lien et surtout de répondre aux attentes des citoyens.
La multiplication des contrôles d’identité a déjà fait l’objet de nombreuses critiques. L’existence de contrôles discriminatoires est reconnue par le Conseil d’Etat (arrêt du 11/10/2023) : la pratique de tels contrôles est établie et « elle ne se cantonne pas à des cas individuels isolés » sans pour autant « revêtir un caractère systémique ou généralisé ». En outre, la cour de cassation, par une décision du 9 novembre 2016, a condamné pour la première fois l’Etat pour faute lourde suite à des contrôles au faciès dont les requérants avaient apporté la preuve (en l’espèce les déclarations d’un témoin présent sur les lieux du contrôle).
Le Défenseur des droits s’est également inquiété des discriminations lors des contrôles d’identité. « Pour les contrôles d’identité sur réquisition du procureur de la République et les contrôles administratifs, les travaux menés par le Défenseur des droits ont mis en évidence l’utilisation de critères purement subjectifs pour sélectionner les personnes contrôlées. Or, ces contrôles sont les plus nombreux. Ils permettent en effet aux agents d’effectuer des contrôles sans qu’il soit nécessaire de les justifier et de sécuriser la procédure. »[17] Les chiffres montrent un écart des pratiques ciblant les minorités : 80% des hommes de 25 ans perçus comme arabes/maghrébins ou noirs rapportent avoir été contrôlés au moins une fois dans les cinq dernières années (contre 16% pour le reste de la population) »[18]. En outre, ces contrôles de personnes appartenant aux minorités donnent lieu à un relâchement plus fort des normes professionnelles, selon la même enquête : tutoiement, insultes et, parfois, violences physiques.
C’est au bout du compte la récurrence des contrôles opérés sur les mêmes populations qui constitue le dévoiement le plus choquant de la pratique. Plusieurs unités opérant sur le même territoire (police secours, brigades anticriminalité, groupes de sécurité de proximité, compagnies d’intervention…) peuvent contrôler une même personne plusieurs fois dans la même journée, ce qui révèle un manque de coopération entre ces services. Il s’agit moins de vérifier une identité, qui n’aura guère changé en cours de journée, que d’imposer un style d’intervention et de quadrillage d’un territoire en dehors de tout effet réel en termes de sécurité publique.
Les contrôles d’identité participent d’une logique d’action particulièrement valorisée par l’institution. De fait, se trouve justifiée l’action offensive du policier (avec tous les attributs que sont la tenue, l’armement etc.). Ce paradigme conditionne le profil des candidats à la fonction de policier, introduit une hiérarchie des missions de police au détriment de l’accueil, de la prévention, de l’accompagnement des victimes et du partenariat. Il valorise le comportement offensif, l’intervention et l’interpellation, notamment dans l’attribution des gratifications et la notation des agents. Dans un nombre limité de cas, il peut conduire à désinhiber et légitimer des comportements « guerriers » contraires à la déontologie. La radicalité de certains policiers aujourd’hui assumée et même parfois publiquement revendiquée découle de cette représentation dominante du travail policier.
Ce sujet est installé dans le débat public depuis le début des années 2000, mais se heurte à une forte résistance professionnelle de la part des policiers. Après l’élection de 2012, la mise en place d’un récépissé remis lors des contrôles a été envisagée. Cette option est sans doute imparfaite du point de vue de son opérationnalité, et ne questionne pas le fond de la pratique du contrôle comme mode d’intervention privilégié. Elle a eu le mérite d’ouvrir un agenda politique sur cette question, mais a été rapidement abandonnée. La mise en place d’une caméra et d’un numéro d’identification constituent de faibles contreparties à ce renoncement à questionner les contrôles. D’autant que le numéro d’identification n’est pas systématiquement porté par les agents et qu’il est trop peu lisible. En 2023, le Conseil d’État a enjoint le ministère de l’Intérieur de prendre toute mesure pour que l’obligation de port soit effective et que le numéro d’identification soit lisible dans toutes les situations opérationnelles. Une longue tradition d’action policière coercitive, la pression des syndicats policiers (unanimes sur ce sujet), le contexte des attentats, l’absence de données, la difficile objectivation des discriminations ont fini par enliser (temporairement ?) la volonté de combattre les « contrôles au faciès » et, plus généralement, l’utilisation banalisée de contrôles d’identité comme principal mode d’action policier proactif sur le terrain. Cette situation de blocage politique, institutionnel et professionnel contraste avec des évolutions qui ont eu lieu dans d’autres pays européens.
En Ecosse, par exemple, le nombre de contrôles, suite à un intense débat public, a été divisé par dix entre 2014 et 2018[19]. En effet, la police écossaise n’a pas échappé à une critique des contrôles excessifs (stops and search). La police écossaise mène des contrôles quand elle a des motifs « raisonnables » de penser qu’une personne est en possession de choses illégales (ou de la preuve d’un crime). En l’occurrence, la police s’est mise à contrôler très largement la possession d’alcool par les mineurs. L’augmentation rapide du nombre de contrôles de mineurs a constitué un sujet de débat à partir du moment où ces contrôles ont été répertoriés à partir de 2005, dans un premier temps de manière dispersée. Le rassemblement des données en 2013 a non seulement révélé l’ampleur des contrôles (trois fois supérieurs à ce qu’ils étaient au Pays de Galles et en Angleterre) mais aussi leur focalisation disproportionnée sur les mineurs (dans le cadre de la lutte contre la consommation d’alcool). Le contexte politique de la montée en force du Parti national écossais (SNP), arrivé au pouvoir en 2011, a joué un rôle particulier dans la mise à l’agenda du sujet. La volonté des nouvelles autorités de créer une police écossaise en 2013 a attiré l’attention sur les pratiques policières. Un examen plus approfondi du sujet n’a pas permis d’identifier la raison de la surreprésentation des enfants et des jeunes dans les contrôles policiers ni un quelconque effet sur la diminution de la délinquance. Dès 2014, une phase de changement a été initiée, d’abord progressivement, avec un effort pour limiter les contrôles sur les enfants de moins de 11 ans, un meilleur enregistrement des contrôles et diverses mesures de supervision par l’extérieur. A partir de 2015, de nouvelles mesures sont prises, mettant fin à la pratique des contrôles les plus courants et établissant la mise en place d’un code de conduite. Le nombre de contrôles a alors été divisé par plus de 13, passant de 400 000 en 2014 à 30 000 en 2018. La délinquance n’a pas augmenté, la confiance dans la police s’est accrue, la disproportionnalité a baissé, le taux de “succès” (c’est-à-dire le nombre d’arrestations rapporté au nombre de contrôle) des contrôles a augmenté tout comme le respect du code de conduite introduit en 2015[20].
Propositions : L’observation de l’évolution des pratiques policières dans d’autres pays européens laisse envisager plusieurs voies d’évolution. La première, qui n’est pas la plus favorable, repose sur une action devant les tribunaux. Une action a déjà été menée par Open Society Justice Initiative après une étude statistique mettant en évidence les discriminations dans les contrôles d’identité dans différents lieux parisiens (2009). Les jugements de la Cour d’appel de Paris (2015) et de la Cour de cassation (2016) ont fait évoluer la jurisprudence sur le sujet des discriminations : la charge de la preuve a été aménagée en ce qu’une présomption de discrimination suffit (par exemple les déclarations de témoin). A charge pour l’administration de montrer que les contrôles opérés ne sont pas discriminatoires, qu’il n’y a pas eu de différence de traitement ou qu’elle résulte des éléments objectifs étrangers à toute discrimination.
On peut aussi imaginer une action qui viserait au pénal un cas particulier de pratique discriminatoire qui aurait une portée exemplaire. Dans ce cas, ce n’est pas seulement l’institution qui serait mise en cause mais des agents en particulier qui auraient agi dans le cadre routinier de leurs interventions. Cette voie aurait l’inconvénient de faire porter sur un ou quelques agents le poids de pratiques qui sont le fait de l’institution elle-même. L’institution pourrait se dédouaner en incriminant des cas isolés (voire de « brebis galeuse ») sans effet systémique.
Plutôt qu’une évolution de type judiciaire, d’autres voies de réforme apparaissent possibles permettant de changer les pratiques avec les forces de l’ordre et non contre elles. Tout d’abord, la formation des agents aux biais culturels conduisant à des pratiques discriminatoires mais aussi reposant sur des mises en situation (sur qui et comment contrôler, mais aussi sur les partages d’expériences après un contrôle). Le rappel, ensuite, des règles des contrôles à travers un code de pratiques orientant les pratiques de terrain, évitant ainsi les variations en fonction des intuitions individuelles des agents. Ce code peut d’ailleurs être rendu public, améliorant la transparence de l’action policière[21].
Différent du récépissé, l’enregistrement systématique des contrôles apparaît comme une première étape indispensable à toute évolution des pratiques. C’est à partir de chiffres consolidés qu’une prise de conscience peut se faire. Le rapport conjoint de l’IGA, de l’IGPN et de l’IGGN pour « Améliorer la confiance entre les forces de sécurité intérieure et la population » propose ainsi d’évaluer précisément le nombre de contrôles, en précisant à chaque fois le motif (et la référence à la procédure justifiant le contrôle d’identité (article 78–2 du code de procédure pénale)[22]. La systématisation de l’enregistrement vidéo des contrôles d’identité via la caméra-piéton est également préconisée dans le même rapport (recommandation 9–3).
Plus globalement, l’institution doit s’interroger sur le rapport coût/efficacité de ces contrôles systématisés aux impacts si néfastes sur l’image de la police, et placer la question de cette pratique dans l’évolution souhaitable du paradigme de la relation police/population, d’une approche confrontationnelle vers la recherche de la confiance.
2. Gestion des foules : confusion des rôles et dérapages de la communication
La domination d’un mode d’intervention principalement coercitif, reposant sur des conceptions obsolètes de la gestion des foules et de dissuasion par l’affichage de la force, conduit à des situations d’échec collectif dont des agents font au bout du compte les frais (blessures, image dégradée, risque de mise en cause pénale). Mais les bénéfices en termes de communication restent suffisamment forts pour les responsables politiques pour s’obstiner dans l’impasse.
2.1. Les Gilets Jaunes et la confrontation assumée avec les manifestants
Les mouvements des Gilets Jaunes présentent un cas particulier puisqu’il ne s’agissait pas pour les forces de l’ordre de faire face à des manifestations organisées, avec un parcours déclaré, des organisateurs identifiés, des interlocuteurs responsables, un rituel maîtrisé. Par défaut, il s’agissait, aux yeux du ministère de l’Intérieur, non de “manifestations” mais d’“attroupements”, c’est-à-dire une qualification autorisant beaucoup plus largement l’usage légal de la force. Durant deux ans (novembre 2018-février 2020) se sont succédé des mouvements novices, sans coordination, difficiles à analyser, imprévisibles, géographiquement dispersés, aux motivations multiples, parfois tentés de marcher directement contre les institutions républicaines, comme la Présidence de la République ou l’Assemblée nationale[23].
Face à ce mouvement, la réaction du ministère de l’Intérieur a tout d’abord visé à faire entrer le mouvement, de type encore inconnu, dans une grille d’analyse familière. Sociologiquement complexe et atypique, le mouvement des Gilets Jaunes posait un problème de catégorisation : révolte fiscale, jacquerie, simulacre de révolte ou sursaut de dignité ? Le besoin de cadrage était d’autant plus vif que les premiers temps de manifestation confrontaient localement les hommes du rang à une population intégrée mais modeste (infirmières, retraités…) dont ils pouvaient se sentir proches et vis-à-vis desquels ils percevaient, dans un premier temps, les consignes de fermeté comme excessives[24]. Le durcissement progressif du mouvement et les premières expressions de violence ont rapidement dissipé le risque de fraternisation. “Sur les ronds-points et aux abords des cabanes, la gendarmerie départementale a d’abord approché et traité les Gilets Jaunes avec respect, collaborant à la sécurisation des voies de circulation et facilitant la mise en place des barrages filtrants, avant que le gouvernement, alerté de risques de fraternisation, ne décide de la reprise en main des ronds-points et de l’évacuation des cabanes, provoquant une escalade de la tension”[25]. Une formule emblématique du Préfet de police, lançant une personne venue l’interpeler après les dégâts commis la veille sur la statue du maréchal Juin place d’Italie (le 16 novembre 2019), “Nous ne sommes pas dans le même camp”, exprimait la volonté de catégoriser clairement deux camps opposés et non, comme on aurait pu l’attendre, de déployer des forces pour garantir le droit de manifester, quand bien même les Gilets Jaunes n’entendaient pas nécessairement s’inscrire dans le cadre codifié de la manifestation de rue.
Si la “passion émeutière”, au-delà de sa dimension d’épreuve personnelle et parfois d’exubérance provocatrice, permet de “faire voir le pouvoir”, sans autre prétention de débouché politique, le mouvement des Gilets Jaunes a bien révélé un moment d’égarement des autorités, confrontées à leur impuissance à endiguer un mouvement non anticipé et non analysé, largement aussi mobile que persévérant, épars et multiforme[26]. La communication officielle visant à criminaliser la participation au mouvement a drastiquement réduit l’incertitude d’interprétation et s’est traduite par des consignes de dureté sans équivoque, dont on connaît le lourd bilan : un décès, six mains arrachées et 30 éborgnements, 2 500 manifestants blessés et 1 800 policiers et gendarmes blessés[27].
L’ampleur des manifestations, leur récurrence et leur dispersion géographique ont conduit à mobiliser des unités non spécialisées pour le maintien de l’ordre[28]. Or, la prise en charge de la police des foules répond à des contraintes pratiques particulières et doit répondre à des normes juridiques spécifiques. C’est pourquoi elle a été, au cours du XXe siècle, progressivement confiée à des unités spécialisées (CRS et Gendarmes mobiles), ce qui a longtemps favorisé une pacification des interactions entre forces de l’ordre et manifestants. Mais, depuis plusieurs années, et particulièrement lors de la crise des Gilets Jaunes, des unités non spécialisées ont été mobilisées en complément des forces mobiles, une évolution d’ailleurs assumée dans le Schéma national de maintien de l’ordre (2021).
Parmi les forces de sécurité locales, des unités récemment créées, détachements d’action rapide (DAR en 2018) et brigades de répression de l’action violente et leur composante motorisée (BRAV-M en 2019) ont été particulièrement mobilisées. L’intégration de ce type d’unité dans les dispositifs de maintien de l’ordre contribue à transformer les modes d’intervention[29]. Par exemple, les brigades anticriminalité (BAC) ont un mode d’action valorisant habituellement l’autonomie et l’initiative, soit l’opposé de ce qui est attendu des unités spécialisées qui privilégient la cohésion et le mouvement d’ensemble. Les BAC risquent donc “d’intervenir de manière inadéquate lorsqu’elles sont sollicitées” pour du maintien de l’ordre[30]. Utilisées pour aller interpeller des manifestants repérés comme potentiellement dangereux, les BAC, sans vision des mouvements d’ensemble du cortège, peuvent se retrouver encerclés et utiliser leurs LBD ou des grenades de désencerclement pour se dégager. “Le fait que près de 80% des tirs de LBD réalisés au début du mouvement des Gilets Jaunes (du 17 novembre au 5 février 2019) peuvent être attribués aux unités locales (chiffres du rapport du Sénat du 20 février 2019) confirme cette tendance des BAC et unités non spécialisées à intervenir de façon plus dangereuse”[31]. De même, le type d’intervention des BRAV-M, unité composée d’un pilote et d’un passager à moto, accroît les difficultés de gestion de l’ordre public en raison de leur autonomie vis-à-vis de la chaîne hiérarchique. “Leur imprévisibilité rend les manifestations plus chaotiques et plus violentes”[32]. Mais pour les préfets, les unités dédiées à l’interpellation, plus mobiles et plus familières du terrain, sont parfois apparues plus adaptées à l’imprévisibilité des Gilets Jaunes et à leur désorganisation. De surcroît, le manque d’effectifs de forces mobiles disponibles pour se déployer sur l’ensemble des départements touchés par le mouvement a amené à une gestion de l’ordre public largement assurée par les unités locales, auxquelles étaient passées des consignes de grande fermeté. Au prix d’interventions dans l’ensemble plus dangereuses en raison de l’inexpérience, de l’impréparation et de modes d’action non appropriés au maintien de l’ordre. On ne peut donc avaliser la thèse maintes fois répétée par les autorités hiérarchiques de seules “dérives individuelles” en cas de violences policières, alors même que la mobilisation de forces non compétentes est assumée et inscrite dans les textes comme le SNMO (2020). “Ce dont se plaignaient les directeurs départementaux de la sécurité publique (DDSP) et les membres du corps préfectoral n’est donc pas simplement de manquer de forces mobiles et de devoir employer les BAC en maintien de l’ordre mais bien d’avoir été confrontés, à l’occasion du mouvement des gilets jaunes, à l’obligation d’utiliser des policiers et des gendarmes totalement novices en ce qui concerne la police des foules et qui manquaient de tout (formation, équipement, condition physique, encadrement)”[33]. Si les policiers et gendarmes se trouvent en bout de chaîne, ils sont subordonnés aux consignes données par le ministère de l’Intérieur, relayées par les préfets.
Enfin, une nouvelle technique de gestion de la foule s’est développée depuis 2016 et est inscrite dans le SNMO : l’encerclement des manifestants (pratique de “la nasse”), généralement préalable à des interpellations en masse, pouvant conduire à placer en garde à vue de façon indistincte de réels fauteurs de trouble et des manifestants égarés. Antérieurement, un texte de la gendarmerie nationale résumait bien (en 1986) les principes de maintien de l’ordre : toujours laisser aux manifestants la possibilité de quitter les lieux, ne jamais encercler une manifestation, ne jamais mettre les manifestants dans une position difficile qui pourrait les pousser à des actes irréfléchis, respecter la propriété, disperser les manifestants, ne pas les poursuivre, ne pas répondre aux provocations, ne jamais user d’effet de surprise mais agir ostensiblement. En rupture complète avec ces pratiques antérieures de mise à distance, d’évitement des contacts et de gradation des interventions, le recours à la nasse, qui vise en principe à filtrer les manifestants lors de la dispersion pour contrôler et éventuellement interpeller au point de sortie des manifestants violents, est parfois utilisée sous une forme étanche, immobilisant les manifestants durant plusieurs heures[34]. L’objectif est ponctuellement d’opérer des interpellations de “casseurs” ou participants au “black bloc”. Mais, en situation complexe et explosive, le jeu de l’interpellation des délinquants vaut-il la chandelle des risque collatéraux pour les manifestants inoffensifs blessés, les risques physiques et judiciaires pour les policiers, l’atteinte aux libertés publiques, et la défiance qui s’accroît vis à vis des forces de l’ordre ?
2.2 Le Stade de France et l’invention du hooligan sans billet
Les interventions demandées aux forces de l’ordre trahissent une confusion de plus en plus fréquente entre service d’ordre (encadrement préventif des foules : mise en place du dispositif, négociation avec les organisateurs) et rétablissement de l’ordre (intervention active et offensive pour ramener l’ordre dans une situation confrontationnelle). Que ce soit pour les événements sportifs ou les manifestations revendicatives, la police française tend à négliger la dimension de gestion pacifique des foules pour se concentrer sur la seule menace confrontationnelle, au risque de la susciter.
Les inconvénients majeurs des défaillances de communication avec le public et d’une faible capacité de concertation apparaissent clairement avec la gestion de la sécurité lors de la finale de la Ligue des Champions au Stade de France le 28 mai 2022[35]. Cet événement sportif implique la coopération entre les multiples parties prenantes : l’Union européenne des associations de football (UEFA), la Fédération française de football (FFF), le Stade de France, la délégation interministérielle aux grands événements sportifs (DIGES), la Préfecture de police de Paris dans ses différentes composantes (direction de l’ordre public et direction de la sécurité de proximité), le Ministère de l’Intérieur, la SNCF et la RATP, enfin le public lui-même dont la bonne information détermine le comportement. La répartition des tâches entre l’ensemble de ces acteurs est complexe, malgré des distinctions de principe claires (la voie publique aux forces de police, l’intérieur du stade sous la responsabilité de l’organisateur de l’événement).
C’est la gestion dynamique des flux entre les gares RER et le pré-filtrage de l’entrée du stade qui a fait défaut ce jour-là et la lenteur de réaction d’une autorité coordinatrice pour réorienter les flux alors que des milliers de fans britanniques se trouvaient bloqués sur un itinéraire exigu en amont de points de filtrage sous-dimensionnés. La centralisation de la décision est censée garantir une capacité d’action en cas d’imprévu. A condition de préserver une souplesse de réaction dans l’urgence, ce qui a manqué ce soir-là d’après les rapports officiels[36]. La contrepartie de la centralisation est la redevabilité de l’autorité concentrant le pouvoir de décision, ce qui a également manqué dans les suites de l’événement.
Les défaillances de la communication avec le public – ici les supporters anglais venus assister, parfois en famille, à la finale de la Ligue des Champions – illustre le décalage de doctrine de la gestion des foules entre la police française et les autres polices européennes. La gestion de la sécurité des événements sportifs a beaucoup évolué ces dernières années, en particulier au Royaume-Uni, avec une nouvelle doctrine prenant en compte l’importance de l’attitude de la police et les interactions de celle-ci avec les personnes présentes en foule. La police française reste dépendante d’une vision dépassée de la « psychologie des foules » donnant la priorité au déploiement « dissuasif » de la force et, le cas échéant, à une escalade progressive. Au contraire, les nouvelles doctrines mettent en avant la gestion négociée de la situation, en tenant compte de la capacité d’adaptation des personnes au contexte et particulièrement aux interactions avec la police. Cette évolution de la doctrine a particulièrement marqué l’attitude britannique vis-à-vis des supporters de football. L’absence de communication de la préfecture de police avec des visiteurs anglais qui n’étaient plus du tout habitués à un déploiement impressionnant de forces a aggravé la situation. L’incompréhension des autorités françaises à l’égard de la population à laquelle ils avaient affaire a été manifeste, en particulier en raison de la persistance d’une vision datée du supportérisme anglais, supposé gangréné par l’hooliganisme (celui-ci a, en réalité, très largement disparu au Royaume-Uni, du fait d’une politique commerciale des clubs changeant la sociologie du public par l’augmentation des tarifs). L’attitude agressive de la police a accompagné sa perte de maîtrise de la situation. L’usage indiscriminé de la force a conduit à asperger de gaz lacrymogène des spectateurs bloqués à l’extérieur du stade, tandis que les forces de l’ordre n’ont pas su protéger les mêmes spectateurs contre les agressions de délinquants venus de quartiers avoisinants.
Le cumul de ces deux défaillances a conduit à une gestion calamiteuse de la communication officielle reportant sur les visiteurs anglais la responsabilité des faits, en inventant une fraude massive qui n’existait pas et en refusant, jusqu’à des excuses officielles présentées par le ministre de l’Intérieur un mois plus tard, d’assumer la responsabilité des décisions prises. Une hypercentralisation, à laquelle succède ensuite une défausse des responsabilités sur d’autres acteurs (la fiction de hooligans anglais sans billets ou munis de faux billets par la faute d’un manque de vigilance de l’UEFA), finit par constituer un problème politique engageant la responsabilité du ministre qui avait tenté de s’exonérer de toute responsabilité (par un tweet) le soir-même de l’événement. Trois ans plus tard, l’ancien ministre de l’Intérieur a reconnu que les supporteurs anglais étaient un “coupable idéal” dans sa communication[37]. Mais s’il concède une erreur dans le choix du dispositif, c’est pour stigmatiser d’autres fauteurs de trouble, des “délinquants de Seine-Saint-Denis”, sans dire un mot sur la méthode ni sur la supervision par le ministère.
Propositions : L’évolution des pratiques de gestion des foules lors des grands événements et des manifestations est bien documentée. Les polices européennes se sont coordonnées pour mettre à jour leurs doctrines d’intervention au sein du programme GODIAC (Good Practice for Dialogue and Communication as Strategic Principles for Policing Political Manifestations in Europe). La France n’a pas participé à ces rencontres[38]. Les nouvelles doctrines mettent en avant l’information (grands écrans, panneaux lumineux) et le contact avec les manifestants par des messages clairs évitant l’incompréhension et la montée des tensions. Les pratiques de nasse développées en France vont dans un sens complètement opposé, piégeant parfois des manifestants au moment de la dispersion. Plus largement, les contrôles préventifs, l’utilisation massive des armes intermédiaires, les blessures graves infligées à des manifestants détériorent le lien avec le public, et mettent les forces de l’ordre dans une situation d’adversité, qui va à l’encontre des orientations traditionnelles du maintien de l’ordre : le manifestant vu non comme un ennemi mais comme un citoyen momentanément en colère.
2.3 Les unités spécialisées mobilisées à contretemps pour le maintien de l’ordre
L’exemple des interventions mettant en avant le déploiement des forces publiques (Gilets jaunes, émeutes urbaines) montre que des consignes globales font parfois faire des choses illégales, et met les agents en risque personnel et collectif. Les injonctions politiques exposent les forces de l’ordre à des difficultés : risques physiques, risques pénaux, défiance et coupure police-population (dans les deux sens !).
La récurrence des incidents lors des manifestations montre à la fois une transformation des répertoires d’action des manifestants (violence, vandalisme, imprévisibilité, non-coordination) et une évolution de la doctrine du maintien de l’ordre (formalisée dans le Schéma national de maintien de l’ordre en 2020). Cette dernière s’explique par des contraintes d’organisation pesant sur les unités de force mobile (UFM) dont le rôle est de gérer les troubles à l’ordre public résultant des manifestations : Compagnies Républicaines de sécurité (CRS) et Escadrons de gendarmes mobiles (EGM) dont les effectifs ont été rabotés dans les années 2000 (Révision générale des politiques publiques[39]) et dont les temps d’entraînement ont été réduits[40], provoquant une baisse de compétence dans l’exercice de leurs missions[41]. En outre, la diversification des missions attribuées à ces unités a conduit à un suremploi et à une dégradation des conditions d’exercice. Un rapport récent de la Cour des comptes[42] indique qu’un certain nombre d‘unités de force mobile destinées au maintien de l’ordre sont quotidiennement utilisées à autre chose : lutte contre la délinquance, sécurisation générale de quartiers sensibles, lutte contre l’immigration irrégulière et même en centre de rétention administrative. Ainsi, la mobilisation de ces unités pour le démantèlement des camps de réfugiés dans la zone frontalière du Pas-de-Calais, et le déploiement dans les quartiers “sensibles” en soutien aux commissariats locaux, sans connaissance du terrain, ont été intensives à partir du début des années 2000. Depuis 2021, des compagnies de CRS sont entièrement dédiées à la « projection rapide » sur des théâtres de « violences urbaines », et interviennent sans connaissance préalable du terrain et des quartiers concernés.
A contrario, des forces participent à des actions de maintien de l’ordre sans y être préparées, comme le montre le mésusage croissant des unités locales de la police et de la gendarmerie, des policiers de la police judiciaire, de la police urbaine (CSI) ou des brigades anticriminalité (BAC), dans des opérations de maintien de l’ordre où leur présence n’est pas justifiée. On peut ainsi observer “une contamination réciproque des différents types de maintien de l’ordre”[43] : les méthodes utilisées pour contenir les mouvements altermondialistes, les actions anti-émeutes urbaines et les opérations de harcèlement dissuasif des réfugiés ou de “reconquête du terrain” dans les ZAD se rencontrent et s’influencent mutuellement pour finalement orienter, dans une certaine confusion des cultures professionnelles, le maintien de l’ordre lors des manifestations déclarées (manifestations contre la loi Travail (réforme El Khomri) en 2016 ou contre la réforme des retraites en 2023) ou non déclarées (Gilets Jaunes, 2018–2020). “Beaucoup de policiers en civil interviennent sans brassard, cagoulés, portant des keffiehs ou des casques de moto, ajoutant parfois de la confusion dans des situations qui sont déjà confuses. Ce sont eux qui font parfois un usage immodéré du LDB 40, en dehors des règles fixées” relate un témoin des manifestations de Gilets Jaunes.
Les unités d’intervention d’élite se trouvent également désormais régulièrement mobilisées dans des typologies de situations auxquelles elles ne sont pas préparées, telles que le maintien de l’ordre ou les violences urbaines. Il existe principalement trois unités d’intervention spécialisées : le GIGN (rattaché à la gendarmerie nationale), le RAID (police nationale) et la BRI (Préfecture de police de Paris). Ces unités ont été créées pour faire face à des types de risque très particuliers, les risques terroristes, qui ont émergé au cours des années 1970. Elles ont développé un savoir-faire d’intervention anti-terroriste spécifique et présentent des caractéristiques précises, dont les critères sont listés dans un schéma national (capacité de tir, capacité blindée, soutien médical etc.). On observe depuis quelques années une mobilisation de ces unités pour des tâches qui ne correspondent pas à leur savoir-faire, ce qui expose les agents à des situations, notamment de maintien de l’ordre, pour lesquelles elles ne sont pas formées.
Au cours de la crise des Gilets Jaunes en 2018, la BRI a ainsi été mobilisée plusieurs week-ends de suite à compter du 1er décembre 2018 pour participer au maintien de l’ordre à Paris. La mission confiée à ces forces paraissait mal définie, livrée aux aléas d’une mobilisation alors en pleine transformation, avec le développement d’actions violentes visant particulièrement les forces de l’ordre. Au sein du dispositif de maintien de l’ordre, la coordination de ces unités habituées à intervenir de manière autonome n’allait pas de soi. Le déploiement ne correspondait pas aux formes d’interventions pour lesquelles ces unités ont été formées. Les agents n’étaient pas personnellement équipés pour du maintien de l’ordre. Mais, surtout, le cadre juridique d’utilisation de certains matériels, en particulier les LBD (lanceurs de balles de défense), n’était pas connu des agents déployés en dernière minute. C’est ainsi que 83 enquêtes ont été lancées à l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) et à l’Inspection nationale de la gendarmerie nationale (IGGN) impliquant des tirs de LBD ayant touché des Gilets Jaunes[44].
A Mayotte, lors des mouvements sociaux de novembre 2022, 10 policiers du RAID ont été envoyés sur place. Il s’agissait d’envoyer un message de fermeté et de réactivité en mobilisant des unités anti-terroristes prestigieuses. Ce message était cependant ambigu puisque cette unité, trop petite, ne pouvait pas apporter de réelle plus-value aux opérations de maintien de l’ordre, le nombre d’opérateurs étant insuffisant pour un déploiement correspondant aux savoir-faire et normes d’intervention de ces unités.
Lors des émeutes urbaines de l’été 2023 qui ont suivi le décès de Nahel Merzouk lors d’un contrôle de police, les unités spécialisées ont de nouveau été mobilisées afin de contribuer au rétablissement de l’ordre. Comme le relève le rapport sénatorial consacré au bilan des émeutes de juin 2023, « des forces d’intervention spécialisées ont été mobilisées sur des opérations éloignées de leur champ d’action traditionnel sans véritable doctrine d’emploi préalablement établie »[45]. Pour autant, tout en relevant les difficultés qui en résultent pour la qualité des chaînes de commandement, le rapport ne tire aucune conclusion des difficultés créées par la mobilisation de forces non compétentes en matière d’ordre public. Il apparaît pourtant, dans les analyses de ce même rapport, que le déchainement de la violence, au-delà de la réaction immédiate au décès du jeune Nahel, exprimait « une intense colère », « principalement dirigée contre les forces de sécurité intérieure » (p. 2). Parmi les 2508 bâtiments incendiés ou dégradés au cours des émeutes, 273 bâtiments des forces de l’ordre ont été touchés. « Au final, 782 membres de forces de l’ordre ont été blessés en neuf jours, soit près de quatre fois plus qu’au cours des vingt-cinq nuits d’émeutes de 2005 ». (p. 5) Les logiques de vol et de pillage des émeutiers visant des biens privés (magasins, débits de tabac…) paraissent moins déroutantes pour les rapporteurs que la logique expressive visant des symboles publics (écoles, commissariats, mairies…) témoignant de la décharge soudaine d’un ressentiment longtemps contenu mais prêt à se libérer à l’occasion d’un fait divers mortel.
Cette colère accumulée contre les forces de l’ordre est prise comme un cours ordinaire des choses, en aggravation, mais ne fait pas l’objet d’une réelle réflexion. Pourtant, un lien peut être fait entre des modes d’intervention inadaptés et des actions ultra violentes visant spécifiquement des forces de l’ordre. Des policiers du Raid, faute d’un équipement spécifiquement adapté au maintien de l’ordre, ont utilisé une munition interdite en situation de maintien de l’ordre (bean bags). Trois policiers du RAID ont été mis en examen pour violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner, avec arme, et par personne dépositaire de l’autorité publique, après avoir fait usage d’un lanceur de balles de défense (LBD) dans un contexte inhabituel pour une des unités spécialisées[46]. Dès les premiers soirs de mobilisation, fin juin 2023, des tirs non conformes font un mort et un éborgné (pour lequel deux policiers du RAID sont mis en examen)[47]. Quand les règles d’engagement ne sont pas maîtrisées, parce que les unités mobilisées ne sont pas formées au type de situation rencontré, ce n’est pas seulement le recours aux armes dites de “force intermédiaire” pour le maintien de l’ordre qui est questionné mais, plus fondamentalement, l’inadéquation entre le type de force mobilisées, les missions confiées et l’équipement des hommes. Le principe de proportionnalité paraît difficilement maîtrisé par des agents appelés sur des terrains d’opération qui ne sont pas spécifiquement les leurs.
En dehors des situations particulières d’émeutes urbaines, la tentation récurrente apparaît d’utiliser les unités spécialisées dans l’action antiterroriste pour des opérations courantes telles que les opérations « place nette » visant à disperser des vendeurs de drogue de périmètres très visibles. Celles-ci ont été conçues dès l’origine dans une perspective de communication : « Un objectif quantitatif de dix opérations place nette par semaine est affiché, permettant ainsi au ministre de tweeter de manière continue sur les résultats » rappelle par exemple la porte-parole du ministère de l’Intérieur[48].
La mobilisation de ces unités répond à plusieurs registres de justification. C’est une politique de communication qui vise à montrer à l’opinion que « le maximum a été fait » en envoyant des unités d’élite, même si elles ne sont pas adaptées à la situation. Du point de vue du ministère, c’est un mode de communication qui mise sur un affichage de montée en force. Du point de vue de la préfecture, c’est une manière de ne pas prendre de risque, en réalité illusoire puisque les agents mobilisés, comme on l’a vu, peuvent être placés en situation de mener des actions pénalement répréhensibles, donnant lieu à des procès, lesquels peuvent aggraver l’incompréhension du public vis-à-vis des méthodes de maintien de l’ordre. “Tout à sa stratégie de communication, le ministère de l’Intérieur s’est réjoui de voir les chaînes d’information en continu diffuser massivement les images des camions de la BRI, du RAID ou du GIGN progressant au ralenti dans les rues de Nanterre, Marseille ou Lyon”[49].
Vis-à-vis des émeutiers, le message est ambivalent car le déploiement de la force peut amplifier le « frisson de l’émeute » et encourager une surenchère des violences avec le sentiment que le cadre n’est plus celui du maintien de l’ordre mais de la confrontation terroriste. L’usage des forces spéciales face à des manifestants et des émeutiers rompt la logique classique du maintien de l’ordre. Traditionnellement, les unités de maintien de l’ordre cherchent à se montrer massives et distantes, à déployer une force volumineuse et ostensible pour éviter d’avoir à en user, et s’efforcent en réalité de favoriser la fuite et la dispersion des manifestants (jusqu’à ce que la pratique de la nasse ne remette aussi en cause le principe consistant à toujours laisser une échappatoire…). Les unités d’intervention ont, elles, l’image d’entités œuvrant en effectif limité, mais engageant le feu de manière effective. Il ne s’agit plus d’envoyer un message destiné à éviter la confrontation mais d’indiquer que la confrontation peut avoir lieu, et qu’elle peut se solder par des morts et des blessés.
Le message envoyé aux agents est, lui aussi, ambigu car il rabat le maintien de l’ordre sur le déploiement de la force visible lié à des équipements anti-terroristes. Le savoir-faire spécifique du maintien de l’ordre n’est plus mis en avant. Le lien police-population est sacrifié au profit d’une communication qui valorise la spécialisation d’unités tournées vers l’intervention et un type d’équipement considéré comme valorisant au détriment des actions de sécurité publique et de lien avec la population. Pourtant, c’est aussi la qualité du lien à la population qui assure la sécurité du policier et non un équipement qui le retranche de l’interaction avec les habitants.
Une logique d’ensemble se met ainsi en place, associant la communication politique, des actions de court-terme, des modes d’intervention fondées sur le rapport de force, une tendance à la création d’unités spécialisées au détriment des effectifs de la police du quotidien. Dans une telle logique, les fondamentaux de l’action policière tels que le travail de longue haleine auprès de la population et le sentiment de responsabilité des agents sont négligés. Pour les agents qui sont déployés sur le terrain selon cette logique d’action, il y a une certaine forme de valorisation à travers un équipement spécifique (le cas exacerbé étant celui des BRAV-M, binômes à moto), une forme d’excitation liée à l’action, mais aussi un risque de perte de sens quand les missions ne correspondent plus aux tâches habituelles et un désintérêt pour les missions de base de la police, qui éloigne l’action policière des attentes et de la reconnaissance des usagers. Enfin, les agents sont désormais exposés à un risque judiciaire quand ils sont placés dans des situations dont ils ne maîtrisent pas les règles d’intervention. Des actions inappropriées peuvent alors donner lieu à des recours judiciaires et à des condamnations.
Propositions : À rebours de messages politiques centrés sur la répression, creusant l’écart entre forces de l’ordre et population, il faut retrouver les fondamentaux de l’action policière au service du public. Et rappeler que la manifestation est l’expression d’un droit constitutionnel (avis du 18 janvier 1995 du Conseil constitutionnel). Dans leur rapport à la population, les policiers ne doivent pas seulement voir de potentiels auteurs d’infraction ou des victimes mais des usagers du service public bénéficiant d’une politique de sécurité du quotidien sereinement mise en œuvre. La mise en place d’officiers de médiation et de communication, avec des tenues et des brassards distincts, permettrait de venir expliquer aux manifestants (et aux observateurs, notamment les journalistes) les mouvements des forces de l’ordre. L’usage des hauts parleurs et des écrans doit être adopté. En fin de manifestation, il ne faut plus supposer que les manifestants comprennent que l’ordre de dispersion signifie un changement d’ordre juridique, légitimant des moyens d’action d’un autre type (charge etc.). Ce type de “dialog units” sont utilisés avec succès à l’étranger[50]. Particulièrement lors de manifestations regroupant des manifestants novices (jeunes, étudiants, lycées, ou néo-manifestants comme l’ont été beaucoup de Gilets Jaunes), il faut tenir compte du fait que l’absence d’organisateurs et de services d’ordre ne donne aucun relais entre les autorités et les manifestants, et que le partage d’un certain “code” qui avait longtemps prévalu, n’a plus cours (“personne ne comprend la signification des fusées rouges ni n’entend les sommations au mégaphone” explique un observateur des manifestations récentes). C’est pourquoi les phases du maintien de l’ordre au cours d’une manifestation doivent être clairement explicitées et partagées au public.
Conclusion
Les cas que nous avons rassemblés ici sont bien connus : limites des stratégies de maintien de l’ordre, facilités du recours aux contrôles d’identité, valorisation de la force et de la confrontation, mauvaise coordination des services, recours trop systématique aux méthodes d’emblée répressives, vision des publics comme des “adversaires”. Mais ce qui explique ces pratiques devenues trop souvent routinières, ce sont d’abord les attentes de la hiérarchie, un fonctionnement trop vertical de l’autorité au sein de l’institution, une excessive centralisation de la décision, le poids des choix politiques de court terme. Ils pèsent en bout de chaîne sur les agents eux-mêmes, placés dans des situations ingérables, éloignées de leurs compétences, qui les conduisent à des comportements à risque et les exposent à des poursuites judiciaires, traitées comme des faits divers ou des dérapages individuels alors qu’ils sont parfois l’aboutissement de mécanismes institutionnels installés. Ces choix, dominés par une logique de communication politique immédiate, ont des effets délétères durables tant pour les relations avec les publics que pour les agents eux-mêmes, de plus en plus assignés à un répertoire répressif, à l’image d’une institution défensive et malmenée. Ces cas d’études ont documenté les effets pervers d’une logique politique martiale et de court terme, des limites associées à la seule répression dans les relations au public et des effets négatifs de telles pratiques sur des agents ainsi mis à risque.
Ce modèle nuit à la fois aux citoyens, victimes de pratiques brutales, et aux policiers, exposés à des missions mal définies et risquées. Il est urgent de réinvestir les fondamentaux du service public : formation, prévention, transparence, contrôle démocratique et reconnaissance du citoyen, le tout au service d’une action efficace, comprise par les usagers et ancré dans de vraies compétences professionnelles. De nombreux rapports, articles et ouvrages ont défendu de telles orientations[51], sans que le ministère de l’Intérieur, centré sur une logique de l’urgence, une communication politique de court terme, et une relative fermeture sur l’extérieur, ne s’en saisisse. Il est aujourd’hui essentiel de valoriser la confiance et la communication, tant au sein des institutions qu’entre les institutions et la population. Plus grande transparence dans la communication avec le public (qu’il s’agisse des contrôles d’identité ou des opérations de maintien de l’ordre), usage du dialogue et de la négociation (et de la force en dernier recours), revalorisation des compétences relationnelles des agents sont de nature à favoriser un cercle vertueux, bénéfiques tant aux policiers qu’aux publics.
Ce qui traverse les différents cas, c’est qu’une autre façon de faire la police est possible, plus respectueuse des droits des individus et des conditions de travail des agents, gage d’une relation apaisée avec le public. Pierre de touche d’une République pacifiée, refaire de la police un service public accessible et respecté de tous est un défi dans lequel institutions, citoyens et policiers ont tout à gagner.
[1] IGPN, IGA, IGGN, « Améliorer la confiance entre les forces de sécurité intérieure et la population », novembre 2023, publication décembre 2024, https://www.interieur.gouv.fr/Publications/Rapports-de-l-IGA/Rapports-recents/Ameliorer-la-confiance-entre-les-forces-de-securite-interieure-et-la-population
[2] D’après l’enquête du Cevipof, “Baromètre de la confiance politique”, vagues 13 et 13 bis, lors des dernières élections présidentielles (2022), les policiers et militaires ont voté à 28% pour Marine Le Pen et 16% pour Eric Zemmour (25% pour Emmanuel Macron, 11% pour Jean-Luc Mélenchon). Il faut prendre ces chiffres avec prudence car l’échantillon comprend un nombre limité de policiers et militaires (119). Cité par Luc Rouban, “Le vote des fonctionnaires à l’élection présidentielle de 2022 », Note de recherche, Sciences Po Paris, 2022, hal-03790691.
[3] Sebastian Roché, « Confiance et consentement sont au cœur de la maîtrise du coronavirus », Terra Nova, 22 avril 2020, https://tnova.fr/societe/sante/confiance-et-consentement-sont-au-coeur-de-la-maitrise-du-coronavirus/.
[4] Commission des lois, « Deuxième rapport d’étape sur la mise en œuvre de l’état d’urgence sanitaire », Sénat, 2020.
[5] Voir Théo Boulakia, Nicolas Mariot, L’attestation. Une expérience d’obéissance de masse, printemps 2020, Anamosa, 2023.
[6] https://www.bfmtv.com/police-justice/plus-de-2–9-millions-de-controles-et-285–000-verbalisations-lors-du-second-confinement_AD-202012100373.html
[7] Amnesty International, « Pratiques policières pendant le confinement », 7 mai 2020.
[8] Jan Terpstra, Jacques de Maillard, Renze Salet, Sebastian Roché, « Policing the corona crisis: A comparison between France and the Netherlands », International Journal of Police Science & Management, 23 (2), 2021, p. 168–181.
[9] The policing Foundation and Crest, Policing the pandemic, 2022, p. 5.
[10] Voir notre précédent rapport sur le sujet : “Recrutement et formation, enjeux cruciaux pour la qualité du service public de sécurité”, Terra Nova, 5 octobre 2022. https://tnova.fr/societe/justice-securite/recrutement-et-formation-enjeux-cruciaux-pour-la-qualite-du-service-public-de-securite/#4-la-formation-initiale-nbsp.
[11] « Les contrôles d’identité. Une pratique généralisée aux finalités à préciser », Cour des comptes, rapport public thématique, décembre 2023, https://www.ccomptes.fr/fr/publications/les-controles-didentite.
[12] Tous ces points sont largement documentés dans Jérémie Gauthier, « Origines contrôlées. Polices et minorités en France et en Allemagne », Sociétés contemporaines, 97, 2015, 101–127 ; Sebastian Roché, De la police en Démocratie, Paris, Grasset, 2016 ; Fabien Jobard, Jacques de Maillard, « Les contrôles d’identité. Du répertoire professionnel au problème public », in Maillard, J. de, Skogan, W. (dir.), Police et société en France, Paris, Presses de Sciences Po, 2023, p. 243–261.
[13] Jérémie Gauthier, art. cité. Jacques de Maillard, « Les contrôles d’identité, entre politiques policières, pratiques professionnelles et effets sociaux. Un état critique des connaissances », Champ pénal/Penal Field, Vol. 16, 2019 (https://journals.openedition.org/champpenal/10318).
[14] Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne, Contrôles de police et minorités, 2010 [en ligne].
[15] IGPN-IGGN-IGA, Rapport cité, proposition 6.1 rapport IGPN.
[16] IGPN, annexe 7.
[17] https://www.defenseurdesdroits.fr/controles-didentite-que-dit-le-droit-et-comment-mettre-fin-aux-controles-discriminatoires-565.
[18] Défenseur des droits, « Enquête sur l’accès aux droits, vol.1. Relations police-population : le cas des contrôles d’identité », 2017.
[19] Jacques de Maillard, Mike Rowe, « Les contrôles policiers en Europe. Des contestations récurrentes, des réformes limitées », Futuribles, n° 459, 2024, p. 63–77.
[20] Susan McVie, Twelve months review of the code for practice for stop and search for Scotland: Quantitative report, University of Edinburgh, 2020.
[21] Voir pour l’Ecosse : https://www.gov.scot/publications/code-practice-exercise-constables-power-stop-search-person-scotland/.
[22] IGPN, IGA, IGGN, « Améliorer la confiance entre les forces de sécurité intérieure et la population », novembre 2023, publication décembre 2024. https://www.interieur.gouv.fr/Publications/Rapports-de-l-IGA/Rapports-recents/Ameliorer-la-confiance-entre-les-forces-de-securite-interieure-et-la-population.
[23] Voir le documentaire de David Dufresne, Un pays qui se tient sage, 2020.
[24] Marion Guenot, “Quand les hommes en bleu débattent des Gilets Jaunes”, The Conversation, 30 octobre 2019.
[25] Olivier Fillieule, “La Police s’est déchaînée contre les Gilets Jaunes”, dans Emmanuelle Reungoat et François Buton (dir.), Idées reçues sur les Gilets Jaunes, Le Cavalier bleu, 2024, p. 174.
[26] Romain Huët, Le Vertige de l’émeute. De la ZAD aux Gilets Jaunes, Paris, PUF, 2019, Conclusion.
[27] Olivier Fillieule, “La Police s’est déchaînée contre les Gilets Jaunes”, art. cité, p. 171.
[28] Comme le relève un témoin cité dans le rapport de François Ruffin présenté à l’Assemblée nationale en mars 2020 : « Même la brigade d’aide aux sans-abris (Bapsa) est réquisitionnée » au moment des manifestations des Gilets Jaunes. « Ils ont suivi une formation de 48 heures pour manier le tonfa, et on les envoie là-dedans… », p. 8. Rapport n° 2606 « visant l’interdiction des techniques d’immobilisations létales ».
[29] Aurélien Restelli, “Plus personne ne fait ce qu’il est censé faire” : les enjeux de la pluralisation en maintien de l’ordre”, Revue française d’administration publique, n° 185, 2024.
[30] Aurélien Restelli, article cité, p. 96.
[31] Aurélien Restelli, article cité, p. 96.
[32] Aurélien Restelli, article cité, p. 97.
[33] Aurélien Restelli, article cité, p. 101.
[34] Olivier Cahn, “Chronique de police”, Revue de sciences criminelles et de droit pénal comparé, octobre-décembre 2020, p. 1098.
[35] Voir Jacques de Maillard et Mathieu Zagrodzki, « Le fiasco de la finale de la Ligue des Champions 2022. Gestion d’événement, police des foules et communication politique », Revue française d’administration publique, n°187, 2025 à paraître.
[36] « Rapport sur l’organisation de la finale de la Ligue des Champions de l’UEFA le samedi 28 mai 2022 au Stade de France et renforcement du pilotage des grands événements sportifs », DIGES, 2022 ; « Finale de la Ligue des Champions : un fiasco inévitable », rapport d’information n°776, Sénat, 2002 ; Tiago Brandao Rodrigues, « UCFL22 Independant Review. 2022 UEFA Champions League Final », 2023.
[37] https://www.liberation.fr/societe/police-justice/jai-peche-par-idee-recue-darmanin-sexcuse-trois-ans-apres-le-fiasco-du-stade-de-france-20250505_QMZKVSLX6ZA27AFUGJFL6LM6KQ/
[38] Olivier Fillieule et Fabien Jobard, “Le splendide isolement des forces françaises de maintien de l’ordre”, in J. Gauthier et F. Jobard (dir.), Police : questions sensibles, PUF, coll. “La Vie des idées”, 2018 et Politiques du désordre. La police des manifestations en France, Paris, Seuil, 2020 ; Sebastian Roché, François Rabaté, La police contre la rue, Paris, Grasset, 2023.
[39] Les effectifs de la gendarmerie mobile ont chuté de 8,6% entre 2010 et 2017 et ceux des CRS de 6,4% sur la même période, chiffres de la Cour des comptes, “L’emploi des forces mobiles de la police et de la gendarmerie nationales : des capacités en voie de saturation, un pilotage à renforcer”, Rapport public annuel, 2017.
[40] L’objectif global de 25 jours par an de formation n’est plus atteint depuis 2013 selon la Cour des comptes, rapport cité.
[41] Cour des comptes, “L’emploi des forces mobiles de la police et de la gendarmerie nationales : des capacités en voie de saturation, un pilotage à renforcer”, Rapport public annuel, 2017, p. 587 et suivantes.
[42] Cour des comptes, Les forces mobiles, Observations définitives, S24–085, 2024 (https://www.ccomptes.fr/sites/default/files/2024–03/20240403-S2024–0185-Forces-mobiles.pdf)
[43] Olivier Cahn, “Chronique de police”, art. cité, p. 1081.
[44] Audition de Laurent Nunez, secrétaire d’Etat à l’Intérieur au Sénat, le 7 mars 2019.
[45] François-Noël Buffet, « Émeutes de juin 2023 : comprendre, évaluer, réagir », Rapport d’information n° 521 (2023–2024), p. 7, déposé le 9 avril 2024, https://www.senat.fr/notice-rapport/2023/r23–521-notice.html
[46] https://www.lemonde.fr/societe/article/2023/08/10/marseille-pourquoi-trois-policiers-du-raid-ont-ete-mis-en-examen-apres-le-deces-d-un-homme-lors-des-emeutes_6185064_3224.htmlv
[47] https://www.liberation.fr/societe/police-justice/emeutes-a-marseille-deux-policiers-du-raid-mis-en-examen-pour-leborgnement-dabdelkarim-y-20231116_GMMALQBJNBGVDI57GJTQNBJDBI/
[48] Camille Chaize, Porte-parole. Réflexions personnelles de la voix officielle du ministère de l’Intérieur, Paris, Novice, 2025, p. 145.
[49] Luc Bronner, Le Miroir. Retour dans les banlieues françaises, Paris, Seuil, 2025, p. 36.
[50] Fabien Jobard, Olivier Fillieule, “L’obsolescence du maintien de l’ordre à la française”, Hommes et Liberté, n° 175, septembre 2016.
[51] On peut ici songer, entre autres, aux différents rapports Terra Nova sur le sujet mais aussi au rapport remis IGPN-IGGN-IGA de 2023.