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Série « Coronavirus »

Face aux prochaines vagues du Covid, des stratégies plus volontaristes sont possibles (sans léser les libertés)

Troisième année de vie avec le Covid : les choix politiques d’hier et d’aujourd’hui méritent-ils d’être ré-interrogés en cette rentrée, alors que le bilan des morts du Covid dépasse déjà 150.000 dans notre pays ? Antoine Flahault, médecin épidémiologiste français, professeur de santé publique à l’université de Genève et directeur de l’Institut de santé globale, répond aux questions de Terra Nova. Propos recueillis par Mélanie Heard, responsable du pôle santé de Terra Nova.

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Cette publication fait partie de Série « Coronavirus »
Propos recueillis par Mélanie Heard, responsable du pôle santé de Terra Nova.

Alors que les stratégies contraignantes, assimilées au (contre-)modèle chinois, sont désormais rejetées par une population qui se fie majoritairement à la vaccination et à la moindre létalité d’Omicron, les pouvoirs publics auraient tort de considérer que « vivre avec » le virus signifie laisser filer les vagues successives. L’épidémie nous réserve probablement de nouveaux défis, qu’il sera possible de relever par un plan stratégique refondé et ambitieux, avec, en son cœur, l’aération, dont il est temps de reconnaître le caractère crucial. 

A la veille de la rentrée, quel bilan tirez-vous des stratégies mises en œuvre depuis mars 2020 pour lutter contre le Covid-19 ?

La France a rapporté 65.000 décès par Covid-19 en 2020, 60.000 en 2021 et, au 15 août 2022, 30.000 depuis le début de l’année. En rythme annuel, le bilan de l’année 2022 pourrait être voisin de celui des deux années précédentes si une nouvelle vague devait à nouveau déferler à l’automne. Force est de constater que la mortalité par Covid, en chiffres absolus, reste très soutenue. Cela est vrai tout autant à l’échelle de l’Union Européenne, les chiffres correspondants étant respectivement 370.000, 540.000 et 225.000 morts rapportées par Covid. On note des disparités au sein de l’Union : la Pologne ou l’Italie ont des taux de mortalité par habitant trois fois supérieurs à ceux du Danemark ou des Pays-Bas ; la France, l’Espagne ou le Portugal deux fois supérieurs ; l’Allemagne ou la Suède une fois et demi supérieurs.

Remarquons que si la presse nord-américaine s’était émue du millionième décès rapporté en mai dernier aux Etats-Unis, la presse de l’Union ne semble pas avoir seulement relevé ce jour de février 2022 (le 21) où ce sinistre cap a été franchi. Sommes-nous en train de nous habituer à une telle mortalité ? Ce qui pouvait sembler acceptable lors de l’arrivée par surprise de la plus grande catastrophe sanitaire depuis la pandémie de grippe dite espagnole, le resterait-t-il trois ans plus tard, y compris dans les pays les plus développés de la planète ? Il me semble qu’au-delà d’une simple question de sémantique (faut-il « vivre avec », « vivre sans », « vivre contre » le Covid), il conviendrait urgemment de se poser la question des choix politiques qui ont été faits dans la gestion de la deuxième phase de cette pandémie, la phase d’après l’arrivée des vaccins.

La première phase a été en effet une période de sidération dans le monde entier. Chaque pays a tenté de contrer les deux premières vagues pandémiques sans disposer d’outils pharmacologiques. Plusieurs approches ont alors été adoptées, les pays les plus performants sur le plan sanitaire sont ceux qui ont retenu des approches dites de « suppression » de la circulation virale (c’est le cas du Danemark, de la Norvège, du Japon, ou de la Corée du Sud pour prendre quelques exemples) voire « d’élimination » (Australie, Nouvelle-Zélande, Taïwan, Chine, Singapour).

Typologie des stratégies de lutte contre les maladies infectieuses[1]

L’histoire de la santé publique et de la lutte contre les maladies infectieuses repose sur une typologie de stratégies, dont les principales peuvent être :

– la stratégie dite de « mitigation » (« vivre avec », « aplatir la courbe ») : elle consiste à tolérer un certain niveau de circulation virale aussi longtemps que l’afflux de cas graves ne sature pas les capacités hospitalières et n’oblige pas à des pratiques inacceptables de tri médical des patients, tout en vaccinant les populations, en les invitant à respecter les gestes barrières et en limitant les contacts sociaux et les mobilités.

– la stratégie dite d’ « élimination » : elle consiste à faire tout ce qui est possible pour tenir la circulation virale proche de zéro en mobilisant tous les outils disponibles, pharmaceutiques bien sûr (vaccins) mais aussi non pharmaceutiques (contrôle rigoureux des frontières, dépistage massif, traçage intrusif, isolement obligatoire, etc.).

– la stratégie de « suppression » : elle consiste à se fixer un objectif maximal de circulation virale en-deçà duquel on considère que l’épidémie peut au moins être freinée, reste sous contrôle et permet notamment au triptyque Tester/Tracer/Isoler de contenir les chaînes de contamination.

Puis les vaccins sont arrivés, en un temps record, donnant l’espoir de pouvoir rapidement tourner la page. Ouvrant une nouvelle phase de la pandémie, les politiques publiques ont été très dynamiques dans la plupart des pays développés pour vacciner rapidement toute leur population éligible, sans instituer d’obligation vaccinale légale à toute la population (sauf en Autriche en ce qui concerne l’Union Européenne). La France, à la fin de l’été 2021, se plaçait dans le peloton de tête des pays européens en matière de couverture vaccinale.

L’étau des mesures contraignantes s’est alors desserré un peu partout en Europe et dans le monde démocratique. La couverture vaccinale dépassait alors 70% de la population, les hôpitaux étaient moins saturés et les nouveaux variants, en particulier avec l’arrivée d’Omicron, étaient associés à une moindre létalité (la létalité est le nombre de décès par cas). Tout cela a largement justifié les politiques du « vivre avec ». Seule - avec la Corée du Nord peut-être – la Chine, en raison d’une couverture vaccinale insuffisante de sa population âgée, a choisi de conserver une politique d’élimination de la circulation du virus (dite « zéro Covid »), avec un certain succès sur le plan sanitaire jusqu’à présent. Mais outre la question de savoir combien de temps les digues résisteront encore en Chine, le coût social et économique de cette politique risque d’être très élevé pour la deuxième puissance économique mondiale.

Y a-t-il des choix stratégiques alternatifs à la politique actuelle du « vivre avec » ?

La véritable question qui se pose aujourd’hui aux gouvernements européens est de savoir s’il existe une troisième voie, alternative tant à la politique autoritaire des Chinois qu’à celle du « vivre avec » des Occidentaux. Car cette stratégie du « vivre avec » est celle qui laisse de fait filer sans les freiner les vagues successives, entraînant à chaque fois en France 10.000 décès supplémentaires, sur chacune des trois vagues enregistrées durant les huit premiers mois de l’année 2022, sans parler des hospitalisations, de l’absentéisme, et des Covid longs dont on sait encore mal quel en sera le retentissement sanitaire, social et économique.

Prenons pour acquis l’exigence démocratique de ne plus recourir à des mesures fortes, de type quarantaines, confinements et couvre-feux, du moins tant que les variants qui se succèdent n’entraînent pas de nouveaux risques de saturation excessive du système de santé. En face, nous avons fait le constat que la politique dite du « vivre avec » avait baissé les bras sur la circulation du virus en cas de nouvelle vague, puisqu’elle consiste à considérer, non seulement qu’il faut renoncer à des mesures fortes – dont plus personne ne veut, mais aussi qu’aucune mesure alternative ne permettrait de réduire la circulation du virus.

Or il existe bel et bien une troisième voie. L’épidémiologie comparative semblerait presque donner raison à ce choix de politique publique du « vivre avec », mais en y regardant de plus près on peut constater que les stratégies plus volontaristes en termes de port universel de masques et de ventilation des locaux intérieurs, comme ce qui se fait au Japon par exemple, semble porter ses fruits. Sans être totalement stoppées certes, les vagues semblent plus efficacement freinées et demeurent de moindre ampleur qu’en Europe, avec une mortalité sur l’année 2022 (Omicron) clairement moindre.

La question qu’il convient de débattre aujourd’hui est donc de savoir si l’on pourrait viser une meilleure performance en Europe qu’actuellement, en mettant en œuvre une véritable politique visant l’amélioration de la qualité de l’air intérieur (un vaste plan « Ventilation »), en recommandant le port du masque et en conditionnant son usage à des indicateurs sanitaires partagés par tous, en promouvant la pratique de tests en cas de symptômes, l’isolement des cas positifs, en maintenant une forte couverture vaccinale à jour dans la population, y compris chez les enfants, et en rendant plus accessibles et plus systématiques les traitements efficaces auprès des personnes les plus à risque de formes graves.

Quelles sont les perspectives épidémiologiques pour la rentrée ?

Comme on le sait, les prévisions à long et même à moyen terme ne sont pas fiables dans cette pandémie. On peut donc évoquer quelques scénarios sans pouvoir y attribuer de probabilité de réalisation. On voit actuellement tous les indicateurs à la baisse en France et plus largement en Europe de l’Ouest. On ne voit pas non plus de nouveaux variants ou sous-variants d’Omicron se propager rapidement actuellement, même s’il faut tempérer cette observation par le fait que l’on a diminué fortement les activités de veille sanitaire, de testing et de séquençage un peu partout en Europe.

Dans un premier scénario optimiste, la rentrée pourrait donc connaître une accalmie plus prolongée que lors des années précédentes. Les scénarios moins optimistes verraient l’émergence d’un nouveau variant. Plusieurs candidats pourraient se positionner : le BA.2.75 semble dominer le paysage épidémiologique en Inde, mais un autre candidat possible serait le BA.4.6 qui circule actuellement dans certains pays d’Europe – ou d’autres encore. A plus ou moins brève échéance, la seule quasi-certitude que nous avons, c’est que de nouvelles vagues devraient déferler en Europe, dont on ne sait ni la capacité de transmissibilité et d’échappement vaccinal des souches responsables, ni leur virulence.

Comment comprendre que le risque de Covid-long, bien que les publications se succèdent à son sujet, tienne semble-t-il toujours une place mineure dans les arbitrages politiques face au Covid-19 ?

Les manifestations post-infectieuses du Covid, dénommées Covid long, sont très polymorphes, elles prennent des aspects cliniques variés, allant de la fatigue, que l’on connaissait avec de nombreux autres virus comme celui responsable de la mononucléose infectieuse ou des hépatites virales, à des formes neurologiques plus sévères. On lit aussi de plus en plus de travaux qui associent l’infection par le SARS-CoV-2, même bénigne, à une augmentation de pathologies cardiaques ou de diabète plusieurs mois plus tard. On est en train de découvrir que la circulation du coronavirus dans la population y crée des dommages qui ne sont pas qu’aigus mais peuvent persister voire se révéler après un terme assez long. C’est assez inquiétant et pourrait remettre en cause des décennies de progrès médicaux qui ont vu l’espérance de vie et l’espérance de vie sans incapacité croître de façon continue jusque-là.

La reconnaissance des aérosols comme voie majeure de transmission du virus a été tardive, et aujourd’hui la priorité stratégique des mesures de qualité de l’air intérieur peine encore à s’imposer : comment l’expliquer ?

Les mécanismes de transmission d’un agent pathogène sont difficiles à quantifier. Il est évidemment très important de les comprendre avec la meilleure précision possible, parce que la riposte ne sera pas du tout la même si les contaminations se font par les aliments, les surfaces et les mains souillées, ou l’air que l’on respire. La réticence des médecins hygiénistes à reconnaître la transmission par voie aérosol vient de conceptions erronées de cette voie de transmission et remonte probablement à la théorie des miasmes morbides, théorie du XIXe siècle battue en brèche par l’époque moderne. Cette théorie rapportait toutes les épidémies de l’époque à la transmission par les odeurs pestilentielles, et notamment le choléra qui sévissait dans les quartiers pauvres des grandes agglomérations comme Londres ou Paris. Lorsque l’on a pu démontrer que c’était l’eau de boisson contaminée par les déjections des Londoniens qui était la cause de la transmission du choléra, on a vu à l’époque beaucoup de scepticisme de la part des scientifiques très accrochés à leur théorie sur les miasmes.

Les miasmes sont des odeurs et donc des aérosols, mais les odeurs sont des nanoparticules. Heureusement, les virus – qui sont des nanoparticules – ne s’aérosolisent pas en l’état dans l’air. Ils ne survivraient pas à la dessication, la température et parfois les rayons UV. En revanche, les virus présents dans notre arbre respiratoire peuvent venir contaminer les fines gouttelettes de notre respiration qui s’aérosolisent sous la forme de particules fines, qui, lorsqu’elles font moins de cent microns peuvent flotter dans l’air, de quelques minutes à plusieurs heures. Or les virus peuvent survivre au sein de ces gouttelettes, et surtout se transmettre et infecter les personnes présentes dans les milieux intérieurs et mal ventilés. La transmission peut théoriquement avoir lieu aussi en milieu extérieur, mais la probabilité d’infection à l’extérieur semble très faible : certains travaux rapportent entre 1 et 5% de contaminations à l’extérieur, l’essentiel ayant lieu à l’intérieur.

Les scientifiques, notamment les hygiénistes hospitaliers, tenants de la transmission manuportée, peinent aujourd’hui à reconnaître cette transmission du coronavirus par micro-gouttelettes de respiration ; et les pouvoirs publics, qui ne savent pas où pourraient les entraîner les travaux qu’il conviendrait de conduire pour améliorer la qualité de l’air intérieur, ne sont pas très enclins à s’y engager. Il faut se rappeler qu’entre la découverte (John Snow, 1854) du rôle dans la transmission du choléra des eaux de boissons contaminées par les eaux usées et les vastes travaux d’assainissement des eaux d’adduction urbaine, il aura fallu plus de cinquante ans. Il est donc possible que les travaux visant à l’amélioration efficace et contrôlée de l’air intérieur dans le bâti prennent à leur tour quelques années.

Pour Max Weber au début du siècle précédent, le savant construit le cadre cognitif d’interprétation du problème, mais c’est au politique qu’il revient de construire le cadre normatif de la réponse, les valeurs et principes qu’il va s’agir de protéger. Cette frontière étanche entre faits et valeurs a-t-elle gouverné la prise de décision Covid ? Et est-elle toujours aujourd’hui le bon paradigme pour penser la place de l’expertise en démocratie ?

Il me semble que les politiques publiques dans la riposte à cette pandémie, presque partout dans le monde, ont été fortement influencées par les scientifiques. Le débat scientifique s’est même étalé sur la place publique comme jamais auparavant. Le public a probablement pris conscience comme jamais de l’intensité des débats au sein de la communauté scientifique. Nous parlions plus haut des voies de transmission du virus, mais on se souvient que les débats ont été très vifs aussi sur les tests, les traitements, les masques, la vaccination des enfants, le contrôle aux frontières, le télétravail, les quarantaines, les mesures de confinement, etc., : sur presque toutes les interventions proposées pour lutter contre le virus, la communauté scientifique a pu sembler profondément divisée. Face à cela, la construction du cadre normatif de la réponse par les politiques ne pouvait pas être simple ! Les décisions ont dû nécessairement intégrer d’autres aspects, sociétaux et économiques notamment. Il me semble que ce qui parfois a manqué était de disposer de bons instruments de mesures de la perception des risques par la population. Les politiques, sur ce plan, ont finalement souvent dû pratiquer la technique du doigt mouillé. C’est leur intuition qui les a guidés, faute de données venues des sciences du comportement, des sciences de la communication ou de la sociologie du risque ; et on a vu que cela a été parfois à mauvais escient, comme par exemple lors de l’arrivée des vaccins en France, où l’obsession initiale des politiques était de ne pas reproduire l’échec de la vaccination de masse contre la grippe H1N1 de 2009. Se doter des compétences de santé publique nécessaires pour mieux comprendre la perception du risque et ses déterminants dans la population demeure à mes yeux l’un des défis dont cette épidémie nous a enseigné le caractère urgent.


[1] Voir Mélanie Heard, « Quel choix stratégique face au Covid ? Plaidoyer pour une stratégie d’endiguement », Terra Nova, avril 2021

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