Faut-il encore opposer soins palliatifs et aide active à mourir ?

Faut-il encore opposer soins palliatifs et aide active à mourir ?
Publié le 3 novembre 2022
  • professeure émérite de droit public à l’université Paris-II Panthéon-Assas
Martine Lombard propose ici d’affiner pour La Grande conversation notre compréhension des arguments qui opposent les tenants du développement des soins palliatifs, opposés à toute modification de la loi, aux défenseurs d’une dépénalisation de l’aide active à mourir. Pour le grand public, et singulièrement pour les patients qui se savent en fin de vie, cette opposition entre deux camps, montre-t-elle, n’a guère de sens. Avec le souci d’éclairer le débat qui s’ouvre et la réflexion que conduira la convention citoyenne que le Gouvernement a souhaité installer et dont les travaux commencent le mois prochain, elle propose quelques clés pour une lecture mieux avertie des argumentaires en présence.
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« Le cadre d’accompagnement de la fin de vie est-il adapté aux différentes situations rencontrées ou d’éventuels changements devraient-ils être introduits ? » C’est en ces termes que la question a été posée le 9 octobre 2022 par la Première ministre aux 150 membres de la convention citoyenne tirés au sort. Ils en débattront du 9 décembre 2022 à la fin du mois de mars 2023, avant une loi qui pourrait être adoptée en 2023.  

Dans mon livre, L’Ultime Demande, je dresse un état des lieux des situations pour lesquelles le cadre légal actuel de l’accompagnement de la fin de vie n’est pas adapté. Le constat que je fais de ses insuffisances se nourrit concrètement des observations faites récemment par plusieurs groupes de travail composés de médecins. Il se fonde aussi sur l’avis n° 139 du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) rendu public en septembre 2022 : la rédaction de l’avis a été précédée de la « réalisation d’un travail d’investigation afin d’identifier les situations exceptionnelles dans lesquelles l’application de la loi de 2016 ne permet pas de répondre », à l’initiative du CCNE, dont les résultats ont été publiés en juin 2021.

Il en ressort trois grands types de situations dans lesquelles le cadre légal actuel ne permet pas de répondre aux besoins. D’abord, l’impossibilité d’accéder à des soins palliatifs en certains points du territoire. Ensuite, l’absence totale de réponse médicale aux souffrances réfractaires, lorsque celles-ci torturent le malade, alors même que son pronostic vital n’est pas engagé à court terme. Enfin, l’« absurdité d’une situation dans laquelle le mourant n’en finit pas de mourir », liée aux ambiguïtés de la loi de 2016, dite Claeys-Leonetti, sur la sédation profonde et continue jusqu’au décès.

L’insuffisance des soins palliatifs en France appelle une profonde réforme de leur organisation

De tribune en tribune, la présidente de la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs (la Sfap) cite toujours les mêmes chiffres, révélateurs d’une terrible carence en France : « Les soins palliatifs prennent en charge 100 000 personnes par an », alors que « la Sécurité sociale estime les besoins annuels à plus de 300 000 » ; « vingt-six départements métropolitains ne comptent aucune unité de soins palliatifs sur leur territoire ». Régulièrement, la Sfap propose donc de faire du développement des soins palliatifs une « grande cause nationale » et soutient que cela suffirait à combler tous les besoins d’accompagnement en fin de vie.

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Le problème est que cela revient à habiller d’un slogan un engagement inscrit depuis plus de vingt ans dans le marbre législatif, puisque la loi du 9 juin 1999 visait déjà « à garantir le droit à l’accès aux soins palliatifs ». Ainsi que mon livre, L’Ultime Demande, l’explique, « pour ce qui est des lois consacrant les soins palliatifs, la France est championne. Malheureusement, le décalage est bien trop grand entre les mots et les faits », et cela malgré la succession de cinq plans de développement des soins palliatifs.

En France, leur organisation est marquée par une certaine ambiguïté que traduit le rôle double que se donne la Sfap : non seulement promouvoir les soins palliatifs, mais aussi lutter contre toute aide à mourir. Sa présidente s’exprimait ainsi en conclusion du congrès annuel de l’association en juin 2022 : « Nous avons commencé par la fin de vie parce c’est là qu’était l’urgence […] et que la place était à prendre. » Elle dit ensuite toute l’ambition de son mouvement dans la phrase suivante : « Maintenant, c’est l’ensemble du monde du soin que désertent les soignants et que le sens abandonne », aussi « la place est à prendre partout ». « Nous portons des valeurs. » Ce « nous » qu’elle emploie désigne les membres de la Sfap en tant qu’ils partagent une communauté de pensée bien définie, qui figure en préambule des statuts de la Sfap et s’inscrit dans le prolongement de la position de l’Église catholique. « Les soins palliatifs et l’accompagnement considèrent le malade comme un être vivant, et la mort comme un processus naturel. Ceux qui dispensent des soins palliatifs […] se refusent à provoquer intentionnellement la mort. » Le discours de la présidente de la Sfap est reproduit sur le site Génèthique, dont la raison d’être est « le respect de la dignité intrinsèque de l’homme, de sa conception à sa mort naturelle », qui milite activement contre l’avortement et contre l’euthanasie.

Ce parti pris de la Sfap ne poserait aucun problème, car tout groupe de pression a le droit de militer activement pour défendre ses idées, si les pouvoirs publics ne lui avaient pas reconnu un rôle central et délégué un très grand pouvoir dans l’organisation des soins palliatifs. Qu’il s’agisse de concevoir l’enseignement du palliatif ou de définir les protocoles médicaux, ou encore de concevoir les plans de développement des soins palliatifs, la Sfap est omniprésente. Elle l’est aussi dans les médias, même si tous les praticiens de soins palliatifs ne s’y reconnaissent pas : la Sfap met autant d’énergie à combattre toute aide à mourir qu’à promouvoir les soins palliatifs, multipliant depuis des décennies congrès, publications et autres formes d’action contre l’« euthanasie ». Au point d’avoir réussi à faire croire à beaucoup que le développement des soins palliatifs exclut toute aide à mourir, et cela même pour les personnes victimes de souffrances réfractaires à tous les soins, y compris palliatifs. Les faits démontrent pourtant le contraire puisque le Canada, par exemple, a largement précédé la France dans l’organisation des soins palliatifs, mais a adopté dès 2016 une loi sur « l’aide médicale à mourir ». En réalité, la Sfap confond deux combats, pourtant distincts, qu’elle entremêle sans cesse : promouvoir les soins palliatifs et exclure toute pratique d’aide active à mourir.

Pour s’en tenir aux faits, en France, nous avons un vrai retard en matière de soins palliatifs. Beaucoup de Français ne bénéficient toujours pas des progrès formidables dans ce domaine depuis une quarantaine d’années : ils se sont étendus progressivement à la prise en charge des douleurs physiques mais aussi psychologiques, y compris avant que la mort ne s’annonce comme prochaine. Le retard français est, pour une part, lié aux caractéristiques de notre territoire, moins densément peuplé que la Belgique ou les Pays-Bas par exemple, mais sans doute aussi, pour une part, aux modalités d’organisation. Au global, plus de 150 unités de soins palliatifs (USP) disposent de près de 2 000 lits auxquels s’ajoutent les lits de soins identifiés palliatifs (LISP), au nombre d’un peu moins de 6 000, qui se situent dans des services hospitaliers fréquemment confrontés à des fins de vie. Mais moins de 500 équipes mobiles de soins palliatifs sont disponibles pour apporter un soutien à domicile ou à l’hôpital. Il en manque beaucoup pour répondre aux besoins. Selon la Sfap, s’il arrive hélas encore trop souvent que l’on meure mal en France, la cause en serait exclusivement l’insuffisance des moyens budgétaires et humains alloués aux soins palliatifs. Aussi la priorité, voire le seul enjeu du débat à venir seraient-ils, selon elle, de renforcer les moyens alloués aux soins palliatifs : plus d’USP, plus de LISP, plus de médecins, plus d’infirmiers et d’aides-soignants…

Il faut sans doute poser le problème autrement et c’est le mérite du CCNE de l’avoir fait. Dans son avis n° 139 paru en septembre dernier, dont l’un des rapporteurs est un spécialiste éminent des soins palliatifs, le professeur Régis Aubry, le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) propose de renouveler la démarche en profondeur. Il met fortement l’accent sur la priorité qu’il y a à donner une culture palliative à beaucoup plus de médecins, sur tout le territoire. Il « regrette l’absence ou l’insuffisance de culture palliative intégrée à la pratique des professionnels de santé ». Il déplore que « l’enseignement de l’approche de la mort, des soins palliatifs et de l’accompagnement demeure difficilement accessible pour l’ensemble des personnels de santé, et enserré dans une formation en silo, mono-disciplinaire, alors qu’il s’agirait d’apprendre ensemble à travailler en concertation ». Il souhaite « renforcer la formation initiale et continue aux soins palliatifs », et aussi que soit assuré « le développement effectif d’une discipline universitaire (idéalement interdisciplinaire) consacrée aux soins palliatifs » et il propose de « soutenir la recherche interdisciplinaire sur la fin de la vie ».

Bref, pour ce qui est de l’important volet consacré à l’organisation des soins palliatifs, parallèlement à la réflexion à ouvrir sur l’aide à mourir, le CCNE « recommande une politique résolument volontariste qui n’appelle pas de réforme législative, mais engage des mesures permettant d’aboutir dans les meilleurs délais à une intégration des soins palliatifs dans la pratique de tous les professionnels de santé et en tous lieux de soins ». Ce serait une forme de révolution organisationnelle, qui ne nécessite pas sur ce point une nouvelle loi, mais qui permettrait enfin à terme de répondre au souhait très majoritaire des Français de pouvoir mourir chez eux, accompagnés par les médecins traitants assistés d’équipes mobiles de soins palliatifs, en lien avec les unités hospitalières. Voilà qui modifierait profondément la culture actuelle des soins palliatifs en France.

Il reste que les soins palliatifs trouvent, en certains cas, leurs limites. Évoquer les « impasses du palliatif », ne nie en rien l’importance de ces soins qui sont appropriés à la très grande majorité des malades, ni le dévouement admirable de ceux qui s’y consacrent. Il faut toutefois bien constater qu’ils ne peuvent pas tout.

Remédier aux souffrances réfractaires appelle parfois une aide à mourir

L’existence même de souffrances réfractaires, que le CCNE définit comme « inapaisables », sauf à placer le patient dans un état d’inconscience, a longtemps été sinon niée, du moins qualifiée de cas extrêmes qui ne nécessitaient pas d’autre traitement spécifique que le recours à la sédation profonde et continue jusqu’au décès, du moins en toute fin de vie puisque n’y sont éligibles que les patients dont le décès s’annonce dans un délai de quelques heures à quelques jours. Or, dans son avis n° 139, le CCNE interroge ce délai très court et reconnaît cette fois l’existence de certaines souffrances réfractaires pour lesquelles il n’y a hélas aucune solution, en l’état et de la médecine et de la législation française. Cette reconnaissance est d’autant plus significative qu’elle résulte de l’ensemble des études menées en 2021 sur les situations dans lesquelles les soins palliatifs ne peuvent pas remédier au pire. 

Dans L’Ultime Demande, je reprends le rapport d’un groupe de travail sur la prise en charge palliative de la maladie de Charcot, ses modalités et ses limites. La sclérose latérale amyotrophique (SLA) ou maladie de Charcot affecte aujourd’hui plus de 5 000 patients en France. La dégénérescence des neurones qui transmettent les ordres de mouvement aux muscles entraîne une paralysie progressive. Elle affecte à terme les muscles des jambes et des bras, mais aussi ceux liés à la parole, à la déglutition et à la respiration. En revanche, les fonctions sensorielles et cognitives ne sont pas atteintes. Le malade est progressivement enfermé dans son corps, en toute lucidité, au fur et à mesure que progresse la maladie. Il s’agit d’une maladie jusqu’à présent incurable, d’évolution assez rapide, qui peut cependant varier d’un patient à l’autre.

« Bien que la prise en charge de la SLA soit palliative d’emblée », relève le rapport, les « obstacles à surmonter dans l’accompagnement de ces patients complexes » sont très nombreux. « Du point de vue des patients et des proches », la question se pose presque inéluctablement de la sédation profonde et continue jusqu’au décès : « pour qui ? quand ? comment ? ». Apparaît alors « la difficulté de réconcilier deux temporalités et deux visions différentes de l’accompagnement en fin de vie », car « les discussions ont montré qu’il existe deux temporalités discordantes, celle du patient versus celle des soignants ». Les patients demandent fréquemment une telle sédation sans plus attendre, alors que les soignants ne peuvent généralement l’admettre que comme « une pratique de dernier ressort », en toute fin du processus. Le rapport souligne que « le refus de dégradation [exprimé par le malade] et de la dépendance qui en découle est difficilement entendable par certains soignants » dont la réaction consiste parfois à émettre l’« hypothèse […] qu’il doit y avoir autre chose qu’il faut rechercher [dans le cas de la personne qui demande de l’aide à mourir] : des éléments de dépression, une blessure narcissique, une crainte du regard de l’entourage qui pousse à demander la mort, etc. ». Dans un article récent, le Dr Véronique Fournier y voit une « illustration paradigmatique » d’un profond malentendu : « Ces patients comprennent très vite comment la maladie va évoluer et quel va être leur sort. Beaucoup […] expriment alors qu’ils ont besoin, pour traverser l’épreuve, de l’assurance que le jour où ils n’en pourront plus, […] l’on fasse quelque chose pour les laisser partir. En général, les équipes soignantes les rassurent. Elles leur confirment qu’elles seront là, qu’elles feront le nécessaire le jour venu. Sauf qu’il est fréquent que le jour venu selon le patient ne soit pas considéré comme un moment acceptable pour elles. Trop tôt. La mort ne serait pas encore assez proche. » Finalement, le principal constat de ce groupe de travail est celui d’« un manque, un défaut législatif et clinique, face à des demandes persistantes d’aide médicale à mourir que la loi actuelle ne permet pas de prendre en charge », au-delà même de la sérieuse « question de temporalité » concernant le recours à la « sédation profonde et continue jusqu’au décès ».

Dans son avis n°139, le CCNE va plus loin que ce groupe d’experts. Pour apporter une espérance de soulagement palliatif aux patients atteints de la maladie de Charcot, il ne suffirait pas d’étendre le « court terme », entendu comme de quelques heures à plusieurs jours avant que ne survienne la mort. « Un tel élargissement de la temporalité dans l’appréciation du pronostic vital trouve […] sa propre limite médicale. En l’état actuel de la science, au-delà de plusieurs jours de sédation profonde et continue, le patient peut présenter, du fait de la tachyphylaxie du médicament indiqué et prescrit à cette fin, des signes de réveil associés à une dégradation de son état physique. La situation du patient continue ainsi de se dégrader sans que le décès survienne dans un délai raisonnable ». La tachyphylaxie est ce processus d’accoutumance de l’organisme à un traitement ou à un agent pathogène. C’est pourquoi « certains estiment que les limites temporelles de toute stratégie de sédation profonde et continue invitent à rouvrir la réflexion sur l’aide active à mourir », conclut l’avis n° 139. La question du délai (court terme versus moyen terme) oblige à ouvrir le débat sur la nature même des pratiques (sédation versus aide active à mourir).

C’est pour « certaines personnes souffrant de maladies graves et incurables, provoquant des souffrances réfractaires, dont le pronostic vital n’est pas engagé à court terme, mais à moyen terme » que le CCNE envisage « une voie pour une application éthique de l’aide active à mourir ». Et il insiste jusqu’à souligner, en conclusion et dans son langage mesuré qu’il « ne comprendrait ni l’absence d’engagement des acteurs politiques en faveur de mesures de santé publique dans le domaine des soins palliatifs, ni la limitation du débat à celles-ci », car les deux volets sont « d’égale importance ».

En revanche, comme je l’analyse dans L’Ultime Demande, l’avis du CCNE reste étrangement muet sur la situation des personnes qui subissent des souffrances réfractaires du fait de maladies graves et incurables, mais sans que leur pronostic vital soit engagé « à moyen terme ». À l’appui de sa recommandation, le CCNE se contente de citer les modèles législatifs inspirés de la loi adoptée dans l’État de l’Oregon en 1997, étendus à plusieurs autres États fédérés américains, qui « fixent à six mois l’horizon du pronostic vital à l’intérieur duquel une assistance au suicide est légale ». Il mentionne certes aussi les États d’Australie qui ont retenu cette échéance de six mois, mais prévoit l’éventualité de la « porter à douze mois en cas de pathologie neurodégénérative ».

Pourtant, il existe des législations, de plus en plus nombreuses, adoptées en Europe, mais aussi au Canada, qui s’abstiennent de réclamer pour condition un pronostic vital engagé à « moyen terme ». Celles-ci autorisent l’aide à mourir dans les cas où des pathologies altèrent profondément les conditions de vie du malade, créent des souffrances que les patients ressentent comme insupportables et, hélas, irrémédiables, susceptibles de perdurer des années.

Il est difficilement compréhensible que l’avis du CCNE ne fasse pas état de ces législations, quitte à les critiquer et les combattre. Non, il fait pire : il les ignore. Cet « oubli » est aussi l’une des raisons à l’origine de mon livre, L’Ultime Demande, qui se propose d’informer très précisément le public sur les législations en vigueur dans le monde, notamment chez notre voisin belge.

La possibilité d’abréger une agonie, à la demande du malade, doit être enfin pleinement reconnue par la loi

L’avis n° 139 du CCNE laisse également sans solution ceux dont l’agonie est telle qu’ils demandent qu’elle soit abrégée. Car il arrive, y compris au sein des services de soins palliatifs, que certains demandent à être aidés à mourir.

Dans L’Ultime Demande, je cite longuement, entre autres, une étude réalisée par des praticiens de soins palliatifs, à partir de 2 000 dossiers médicaux de patients admis dans ces services en France. Celle-ci met en évidence l’incompréhension des 3 % de patients qui ont exprimé une demande d’euthanasie, bien qu’elle ne puisse s’inscrire dans le cadre de la loi française, et ont persisté même à l’issue du dialogue avec l’équipe médicale, alors que leur a été opposé, conformément à la loi, un refus. Publiée par ces praticiens dans une revue spécialisée destinée aux soignants, elle entend principalement réfléchir à l’adaptation à opérer dans de tels cas, pour mieux répondre aux besoins des malades et leur donner le sentiment d’être entendus, reconnus, « réhumanisés ». Ce n’est malheureusement pas toujours possible. Il arrive alors que la détresse se transforme en un reproche fait par le patient aux soignants, qui ne semblent pas mesurer son degré de souffrance. Ce qu’ils attendent est précisément d’être soulagés, mais ces patients constatent malheureusement qu’ils n’y parviennent pas. Le désespoir de ceux qui demandent alors à mourir, sans l’obtenir, redouble avec le sentiment d’avoir été trompés dans la confiance qu’ils ont accordée aux médecins.

Dans sa conclusion, d’une parfaite orthodoxie de la part de praticiens de soins palliatifs, mais qui est en même temps un aveu, l’article regrette la trop fréquente « confusion entre soins palliatifs et euthanasie » dans l’esprit des malades, qui témoignerait d’une forte évolution de la « représentation sociétale » : cette confusion serait imputable aux lois successives qui affirment le droit d’être soulagé de la douleur lorsqu’elle est insupportable, alors même que ce n’est pas toujours possible. Les auteurs de l’étude terminent leur propos en suggérant que soit défini plus nettement ce qui relève du soin et ce qui, à leurs yeux, n’en relève plus. Cet article laisse indéniablement perplexe. Comment accepter que la loi française, si souvent vantée, puisse être en fait inconséquente au point de laisser les malades souffrir de façon irrémédiable au moment même où ils ressentent la douleur comme la plus intolérable ? Lorsque, comme le disait l’un d’eux dans cette étude, « tout ce que vous pouvez faire n’est que souffrir ». Pourquoi leur infliger alors cette vie dont ils ne veulent plus ?

De fait, quelles que soient la force et la détermination avec lesquelles ces demandes d’aide à mourir sont formulées et répétées, il est malheureusement trop tard pour ces patients. Le piège français s’est refermé sur eux.

Sortir du piège français ?

Enfin, comme il faut éclairer les limites de la loi actuelle, je me permets d’évoquer ici plusieurs points de mon analyse, dans L’Ultime Demande, un peu techniques, mais qui illustrent toute l’ambiguïté de la législation française en ce qui concerne la prétendue distinction fondamentale entre « laisser mourir », admis et licite, et « faire mourir », toujours interdit. Cette distinction qui ferait tout l’équilibre subtil des lois françaises depuis vingt ans. Celles-ci donnent aux malades, depuis la loi Kouchner de 2002, la possibilité de refuser ce qu’ils considèrent comme de l’acharnement thérapeutique et, depuis la loi Leonetti de 2005, elles prescrivent aux médecins de ne pas poursuivre les actes médicaux lorsqu’ils traduisent une « obstination déraisonnable ». Elles précisent que tout arrêt des traitements curatifs doit alors s’accompagner des soins nécessaires pour « sauvegarder la dignité du mourant » et « assurer la qualité de sa fin de vie ». La doctrine des soins palliatifs admet dans ce cas l’éventuel « double effet » des produits antalgiques ou anxiolytiques administrés aux patients : destinés à apaiser leurs souffrances, ils peuvent avoir pour effet secondaire de réduire le délai qui sépare le malade de la mort. Mais ce qui distingue ces actes d’une quelconque forme d’euthanasie est l’intention du médecin : l’objectif doit être de soulager et uniquement soulager ; un éventuel effet second – qui ne doit jamais être volontairement recherché – peut certes abréger un peu l’agonie.

Selon la Sfap, la sédation profonde et continue jusqu’au décès, autorisée par la loi du 2 février 2016 dite Claeys-Leonetti, s’inscrit toujours dans cette obligation de distinguer « laisser mourir » et « faire mourir ». Lorsque le « pronostic vital est engagé à court terme » et qu’il n’y a pas d’autre moyen de soulager ou de prévenir une « souffrance réfractaire », la loi prévoit qu’un collège de médecins puisse autoriser le recours à une telle sédation profonde et continue jusqu’au décès. Cette sédation endort profondément le malade, sans perspective de réveil. La différence entre la sédation profonde et continue jusqu’au décès et une aide active à mourir serait qu’il n’y a, ici aussi, aucun geste létal : c’est l’arrêt des traitements, notamment l’arrêt de l’alimentation et de l’hydratation, qui conduit le patient à la mort et non pas l’administration de produits médicamenteux. Ceux-ci ne sont destinés qu’à permettre au malade de dormir et de ne pas souffrir (il faut l’espérer), mais non à accélérer la mort. Or, la difficulté vient hélas de ce que s’en tenir à l’arrêt des traitements pour attendre la mort – en soi, déjà, l’essence de la loi Leonetti –, conduit fréquemment à un processus long, parfois même très long, et cruel.

Cependant, à rebours de la position de la Sfap, les meilleurs juristes soulignent que la distinction toujours prônée par cette association entre « laisser mourir » et « faire mourir » a été, en réalité, abandonnée, mais sans que la portée de ce choix inabouti ait été réellement assumée. D’où une loi restée au milieu du gué, flottante, tellement ambiguë que son interprétation par le ministère de la Santé diffère de celle du conseiller juridique du gouvernement qu’est le Conseil d’État. Il suffit à cet égard de lire le chapitre consacré à la fin de vie dans une étude que ce dernier a réalisée à la demande du Premier ministre et adoptée en assemblée générale le 28 juin 2018. Après avoir cité les dispositions relatives à la sédation profonde et continue jusqu’au décès, le Conseil d’État relève qu’« une certaine lecture du cadre législatif et réglementaire, qui tend à être privilégiée par les sociétés savantes et à s’imposer aux soignants, prend pour point de départ la distinction, qui n’existe pas en tant que telle dans les dispositions législatives […], entre le fait de laisser la mort survenir de manière naturelle et l’acte d’aider celle-ci à advenir, et déduit de cette prémisse que la loi interdit au médecin d’accélérer la mort ». Or, la prémisse est fausse, comme le note le Conseil d’État, qui montre aussi à quel point sa conséquence est absurde et pourrait même être contraire à la déontologie médicale : « S’en tenir à l’évolution naturelle de la maladie risque d’aboutir à une situation dans laquelle le patient, dont les traitements ont été arrêtés et qui s’est vu administrer une sédation profonde et continue, décède au terme d’un délai indéterminé et qui s’avère parfois déraisonnable. » Les proches du malade « assistent alors à une longue agonie, certes inconsciente, mais susceptible de dégrader l’état physique du malade ». Et le Conseil d’État va encore plus loin : « Lorsque le patient décide d’arrêter les traitements nécessaires à son maintien en vie et demande à obtenir une sédation profonde et continue maintenue jusqu’au décès, son intention est bien de mourir […]. Il serait à cet égard peu conforme au modèle de la codécision médicale en droit français que le médecin, qui pourtant est légalement tenu de respecter la décision d’arrêt des traitements, ne puisse en partager l’intention. Cette divergence d’intentions entre le soignant et le soigné menacerait la pérennité du colloque singulier entre le malade et son médecin, et pourrait conduire à une forme de défiance des soignés à l’égard des soignants. »

En conclusion, selon le Conseil d’État, le devoir éthique du médecin peut être d’augmenter les traitements analgésiques et sédatifs pour aider la mort à survenir dans les conditions les plus sereines possible et garantir le « respect de la volonté du patient, que celle-ci ait été exprimée en ce sens ou qu’elle se déduise nécessairement de l’absurdité d’une situation dans laquelle le mourant n’en finit pas de mourir ».

À ce stade de l’analyse juridique que je fais dans L’Ultime Demande, il faut bien reconnaître que le corps médical est pris en étau entre des injonctions contradictoires pourtant énoncées à partir du même texte, celui de la loi de 2016 : aider délibérément la mort à survenir dans le cadre de la sédation ou bien ne surtout pas vouloir l’accélérer. Il n’est pas étonnant que les médecins apportent finalement des réponses différentes ici et là à des situations similaires. La loi est tellement ambiguë que chacun en fait ce qu’il veut ou ce qu’il peut. Bref, les lois qui restent largement inappliquées le sont parce qu’elles sont souvent mal conçues. En l’occurrence, les médecins peuvent difficilement s’approprier pleinement la loi Claeys-Leonetti, et les patients peuvent encore moins s’y fier.

Il faut donc espérer qu’à l’issue de la convention citoyenne et du débat parlementaire qui devrait la prolonger en 2023, il sera enfin remédié à toutes ces lacunes et ambiguïtés législatives. Et que la possibilité d’une aide active à mourir, à laquelle le CCNE ouvre la voie, sera enfin consacrée, mais sous des conditions qui mériteront d’être mieux définies qu’il ne le propose.

Pour être compatible avec la Convention européenne des droits de l’homme, comme l’a affirmé l’arrêt récent du 4 octobre 2022 de la Cour européenne des droits de l’homme, la loi devra non seulement dépénaliser les différentes formes d’aide active à mourir, mais aussi définir des garanties « adéquates et suffisantes » protégeant les droits des malades comme des personnels soignants. Ce sont ces dispositions précises qui devront figurer dans la loi. C’est au prix de cet effort d’ouverture et de clarté que la France disposera enfin d’une législation répondant aux vœux de la très grande majorité des Français.

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Martine Lombard