Faut-il sauver le soldat OMS ?
Depuis le début de la pandémie du Covid-19, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) est mise en cause pour sa gestion défaillante de la riposte à la crise sanitaire mondiale. Prise dans les remous des tensions opposant la Chine et les États-Unis, elle est un cas d’école de la difficulté croissante des institutions multilatérales à répondre aux risques collectifs. Le procès de l’OMS n’est pas nouveau. Il reflète, au-delà de l’éternelle question du financement et des difficultés internes rencontrées par toutes les organisations internationales, l’absence de volonté des États de lui reconnaître une autorité et des moyens suffisants pour assumer sa mission face aux risques sanitaires globaux. Le rôle de l’OMS est mal connu du grand public. L’organisation de Genève assume pourtant des fonctions essentielles en dehors des périodes d’urgence : collecter les connaissances issues de la recherche mondiale, analyser l’évolution des situations sanitaires, alerter sur les grands risques de santé, conseiller les gouvernements, mener de grandes campagnes de plaidoyer international, coordonner des actions sanitaires à l’échelle globale. Son rôle est déterminant pour les pays dont les systèmes de santé sont les plus fragiles et qui ont de très faibles capacités de recherche. L’OMS défend un accès universel à la santé dans un contexte où les accords commerciaux, touchant notamment aux droits de propriété intellectuelle, ont un impact important sur l’accès aux médicaments et aux soins de santé. L’analyse d’Olivier Nay, professeur de science politique à l’Université Paris 1-Panthéon Sorbonne et chercheur au Centre européen de sociologie et science politique (CESSP), membre du think tank Santé mondiale 2030.
Depuis 1948, date de la création de l’OMS, le paysage mondial de la santé a beaucoup évolué, tout comme les enjeux sanitaires internationaux. Les critiques récurrentes de l’organisation onusienne, venant depuis longtemps des États-Unis, ont concentré à l’excès l’attention sur des questions de management et de gouvernance. Il convient plutôt de recentrer le débat sur les finalités d’une entité multilatérale ayant pour mission de promouvoir la santé mondiale. Quelle doit être la place de l’OMS dans le système international de la santé ? La prise de conscience de l’interdépendance des questions sanitaires et environnementales, notamment, change le cadre de réflexion et incite à s’interroger sur de nouvelles perspectives institutionnelles et politiques.
La crise sanitaire a certes rallumé les critiques sur le rôle de l’OMS, mais elle a aussi montré le coût extraordinaire de l’impréparation des États face aux risques de santé. Dans le présent rapport, nous formulons six propositions pour renouveler la gouvernance mondiale de la santé. Il ne s’agit pas ici de multiplier les missions de l’institution onusienne, mais de renforcer son autorité et sa légitimité là où elle est indispensable : la production et le partage du savoir dans une perspective universelle visant la promotion de la santé pour tous.
Que faut-il pour l’OMS ? Une autorité renforcée dans les contextes d’urgence, plus d’autonomie financière, une réorganisation interne visant l’efficacité et la restauration de l’autorité de son Directeur général, une plus grande inclusion des communautés scientifiques, une participation plus active des organisations non étatiques à la gouvernance de l’agence et, enfin, une intégration de la santé mondiale dans les enjeux de la biodiversité et du climat. Nous détaillons chacun de ces chantiers.
1. Quand éclate une crise sanitaire mondiale, le partage d’informations fiables et transparentes est indispensable. Le manque de coopération d’un seul État peut se révéler désastreux à grande échelle. Or, dans le cadre de ses compétences, l’OMS dépend encore du bon vouloir des États lorsqu’elle doit organiser une riposte à une menace épidémique, avec des risques considérables pour la sécurité de tous. Elle gagnerait à se voir attribuer de compétences renforcées afin d’être en mesure de conduire des inspections obligatoires dans les pays et alerter la communauté internationale lorsqu’un État manque à ses obligations face à un risque de santé avéré ayant une portée internationale.
2. Progressivement asphyxiée par le gel des contributions récurrentes versées par ses États membres, l’OMS dépend désormais majoritairement de contributions dites « volontaires », venant en partie d’acteurs privés. Or, la promotion des grandes priorités de santé ne peut pas dépendre de telles ressources, fluctuantes, peu prévisibles et soumises aux exigences différentes de chaque grand bailleur. Une réforme financière devrait contribuer à réduire la dépendance de l’OMS aux financements ciblés.
3. Cas singulier parmi les organisations des Nations unies, l’OMS est divisée en six directions régionales, chacune ayant un directeur (ou une directrice) régional(e), un budget spécifique, des personnels attachés et des priorités propres. Cette structuration institutionnelle a pour effet de fracturer l’organisation et parfois de renforcer les rivalités entre ses composantes, au détriment de la cohérence et de l’efficacité de l’action internationale. Il est aujourd’hui nécessaire de redonner au Secrétariat de Genève, notamment au Directeur général de l’OMS, les moyens de restaurer une ligne de commandement claire au sein de l’organisation.
4. Le lien de l’OMS à la production du savoir scientifique doit être repensé au moment où les réseaux mondiaux de la recherche en santé s’étendent, se multiplient et se recomposent. Les expériences internationales conduites dans les domaines de la lutte contre le dérèglement climatique (le GIEC) et la protection de la biodiversité (l’IPBES) donnent des perspectives intéressantes pour l’évolution de la gouvernance mondiale de la santé. La constitution d’un « GIEC de la santé mondiale » permettrait d’accroître le rôle des communautés scientifiques dans la production de connaissances universelles sur les risques sanitaires. Elle instituerait, au sein de l’OMS, des mécanismes donnant à la parole scientifique une place renforcée pour éclairer la prise de décision politique en santé.
5. Les États ne sont plus les seuls acteurs majeurs dans le domaine de la santé mondiale. ONG, réseaux de la société civile, organisations philanthropiques, fondations et entreprises privées sont devenus des partenaires essentiels des politiques de santé, à l’échelle internationale comme à celle des pays. L’OMS, comme entité intergouvernementale, devrait ainsi donner une place plus grande aux acteurs non étatiques. Il est néanmoins primordial, dans le même temps, de continuer à renforcer les garde-fous pour empêcher les tentatives des acteurs industriels et de certains gouvernements de faire pression de façon indue sur les activités normatives de l’OMS.
6. La pandémie de 2020 a accéléré la prise de conscience de l’impact de la dégradation de l’environnement sur la santé humaine. L’approche dite « Un monde, une santé » (« One Health ») illustre la nécessité de mieux prendre en compte les interdépendances entre la santé humaine, la santé animale et la santé environnementale. La protection de la biodiversité, les pratiques agricoles, la sécurité alimentaire, la lutte contre le réchauffement climatique… toutes ces dimensions, aujourd’hui prises en charge par des institutions différentes, devraient désormais être systématiquement croisées et traitées par des actions intégrées pour promouvoir la santé des populations.
La santé humaine est un bien commun de l’humanité. Elle est par nature une « santé mondiale ». Elle ne peut être protégée ni promue sans une réponse internationale. Afin de développer une telle réponse, l’OMS ne doit pas être marginalisée. Elle doit être réinventée.