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Note

Gouverner autrement : comment délibérer sur les choix techniques ? Expertise scientifique, décision politique et débat public

Une démocratie d’interaction ne doit pas se limiter à organiser les échanges entre gouvernants et gouvernés : elle doit aussi s’efforcer d’y intégrer les apports de la science et de l’expertise sans lesquels les délibérations publiques pourraient rapidement s’émanciper de toute rationalité.
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Introduction

« Un principe nous guide pour définir nos actions, il nous guide depuis le début pour anticiper cette crise puis pour la gérer depuis plusieurs semaines et il doit continuer de le faire : c’est la confiance dans la science. C’est d’écouter celles et ceux qui savent »[1].

Le rôle de l’expertise dans l’action publique a fait l’objet de nombreuses analyses, qu’il s’agisse d’explorer les rapports entre le « savant et le politique » (Max Weber, 1919), ou entre les scientifiques et les « décideurs » (Habermas, 1968), cependant que l’intérêt renouvelé des sciences sociales pour ces questions s’illustrait dans différentes disciplines, de l’analyse des politiques publiques (Dumoulin et al., 2005) à la sociologie des controverses socio-techniques (Callon et al., 2001) en passant par la sociologie des sciences de gouvernement (Ihl et Kaluszynski, 2003) et les approches renouvelées du risque et de l’incertitude (Beck, 1986) ou de l’expertise (Benamouzig et Besançon, 2005).

Lire Max Weber au cœur de la crise Covid, c’est trouver maints fondements à l’imaginaire aujourd’hui porté par les relations entre science et décision, dans le discours des responsables politiques comme des experts. « Nous n’avons aucun rôle dans la décision », clame ainsi le Conseil scientifique Covid, attentif à circonscrire son rôle à un éclairage instruit en amont des choix du politique, comme en écho à la frontière entre faits et valeurs thématisée par Max Weber.

« Le conseiller conseille, le décideur décide » : cette frontière supposée entre l’instruction scientifique et le choix politique, Habermas quant à lui la critique dans ce qu’il appelle le « modèle décisionniste » de l’expertise, qui confère à l’arbitrage politique une part d’arbitraire dès lors qu’il exige que le règne de la rationalité scientifique s’arrête aux portes de la décision. Habermas récuse tout autant le modèle opposé, où la décision serait tout bonnement la déclinaison des prescriptions de l’expertise. C’est donc un modèle alternatif qu’il défend, dans lequel la rationalité scientifique de l’expertise ne laisse pas subitement place, aux portes de la décision, à l’arbitrage/arbitraire venu d’en haut, mais plutôt à une autre forme de rationalité, pragmatique et publique, une raison pratique connectée avec la discussion publique, l’expression des besoins et des intérêts sociaux, le souci de la délibération publique et de la justification. C’est cette seconde direction qui nous semble pouvoir paver le chemin d’un gouvernement plus coopératif dans les années qui viennent. Elle suppose de penser la relation entre science et politique en public.

L’expertise comme « aide à la décision » ?

Comme le note Pierre-Benoît Joly, « En France et en Europe, ces vingt dernières années sont celles d’une transformation structurelle de l’expertise scientifique et du gouvernement des risques dans des domaines divers : santé, environnement, social, etc. On passe d’une période où l’expertise était enchâssée dans les structures du pouvoir administratif et politique à une nouvelle ère, celle des agences (partiellement) autonomisées des arcanes ministérielles et plus visibles dans l’espace public, affirmant transparence et indépendance comme les maîtres mots de l’expertise »[2]

La notion d’expertise a d’abord fait l’objet d’une première institutionnalisation, sous la forme de services et directions dédiés au sein de l’administration (directions des études, de la stratégie ou de la prospective, etc.). Produite au sein de l’administration, cette expertise était façonnée par les besoins des hauts fonctionnaires, qui avaient là un quasi-monopole d’accès aux informations pertinentes pour guider les politiques publiques. Cette expertise d’Etat était à l’origine clairement dissociée de la recherche scientifique produite au sein des organismes de recherche et de l’Université[3].

Cette situation a connu d’importantes évolutions ces dernières décennies. Pierre Lascoumes a montré comment l’expert, de source de normativité interne, avait pu devenir progressivement la source d’une légitimité externe recherchée comme telle. L’expert, sur le modèle de l’expert judiciaire, apporte d’un ailleurs autonome les éléments d’appréciation dont a besoin le décideur. L’externalisation et l’autonomisation sont donc les maîtres mots de la constitution progressive d’un système d’agences spécialisées : risques en santé, risques environnementaux, scientifiques, techniques, motivent la volonté du politique de s’adjoindre les compétences de spécialistes qui demeurent extérieurs aux administrations centrales et à l’analyse des problèmes publics. Le modèle de l’action rationnelle conduit ainsi à l’émergence de « nouvelles bureaucraties techniques »[4].

Plusieurs évolutions ont pu contribuer à rendre ainsi centrale la notion d’expertise en matière d’action publique : on cite communément la montée en charge des exigences de diagnostic et d’évaluation des politiques publiques, la complexification des enjeux techniques, la montée des incertitudes et des risques, etc.

L’évolution des représentations collectives du bon gouvernement et de l’action publique a également joué un rôle dans ce sens. Le paradigme de l’« evidence-based policy », bien thématisé par l’administration Blair par exemple, mais central aussi dans le référentiel français de la « modernisation de l’action publique », renforce l’interaction entre expertise et action publique. Dans cette logique, l’identification de problèmes publics requiert la mobilisation d’experts qui posent un diagnostic et dessinent l’éventail des options possibles et de leurs mérites respectifs. Gouverner, c’est alors décider un peu à la manière d’un médecin selon les principes de l’« evidence-based medicine » : diagnostic différentiel, identification des causes probables du problème, examen des différentes stratégies curatives possibles adossé à une connaissance actualisée de la littérature scientifique, choix et mise en œuvre avec réévaluation pour ajustement en deuxième intention si utile.

Qui est expert ? C’est la fonction, à l’usage de la décision, qui fait l’expert. Selon la formulation de Stéphane Cadiou : « L’expertise s’appréhende comme un continuum de rapports entre savoir et action publique définissant autant de conceptions du savoir « utile » à l’activité politique. (…) Parler de « rapports » n’est pas neutre dans la mesure où cela renvoie tout à la fois à une diversité d’ajustements et à une position fonctionnelle d’interface. À ce titre, il apparaît que l’enjeu premier de l’expertise est la définition et l’adoption d’une position médiatrice entre les espaces savant et politico-administratif »[5]

L’expert est donc pris en tension entre deux logiques dont les exigences et les critères de légitimité sont distincts. S’il place l’idée qu’il se fait de sa légitimité dans son autonomie vis-à-vis du décideur, il gagne le respect de ses pairs scientifiques mais le paye d’une moindre emprise probable sur les processus de décision. Inversement, si, pour mieux peser sur les décisions, il intègre les contraintes du décideur et se plie à sa logique, alors le risque est que son autonomie soit aussitôt critiquée par ses pairs scientifiques. Cette difficulté a été clairement identifiée par le Conseil scientifique Covid, qui a toujours souligné combien, bien qu’ayant été nommé par l’exécutif, il avait conservé son indépendance et sa rigueur scientifique. Ainsi Jean-François Delfraissy insistait-il en juin 2020 devant la mission d’information sur la gestion de l’épidémie à l’Assemblée nationale : « Il y a une indépendance de pensée, une liberté de ton, qui n’est pas celle d’un directeur d’agence. Finalement, nous n’étions qu’un groupe d’experts qui se réunissaient tous les jours. Notre parole était donc libre »[6].

L’un des apanages de l’expert dans cette ambivalence, c’est son attachement revendiqué au doute et à l’incertitude. Pour Jean-François Delfraissy encore : « La science et le politique sont des mondes différents. Il fallait faire comprendre au politique que le doute et l’incertitude font partie intégrante de la science. On avance en science que si l’on a des doutes et de l’incertitude. Le politique dit qu’il a besoin de savoir pour prendre des décisions. Pourtant, le doute et l’incertitude sont des éléments essentiels. Sans eux, il n’y a plus de science ».

Du reste, ce sont bien l’incertitude ou le caractère controversé d’un problème qui créent le besoin d’expertise – même si la contingence de la pesée des arguments et l’hésitation en situation d’incertitude sont aussi partie intégrante de l’activité politique. Mobiliser l’expertise en situation critique, c’est ouvrir la porte à (mais aussi circonscrire) l’expression des incertitudes qui entourent la décision.

Cependant, à l’idée d’une expertise qui vienne en « solution » des dilemmes décisionnels, la réalité substitue souvent la pratique d’une expertise qui vient exacerber les questionnements sur les limites des connaissances. La crise du Covid l’a rendu particulièrement visible pour chacun : prodiguer des conseils scientifiques, en situation d’urgence, revenait bien souvent à ouvrir des questions plutôt qu’à en clore[7].

La nature interdisciplinaire des dispositifs d’expertise accroît cet enjeu. La fragmentation des expertises est ainsi devenue un leitmotiv de la crise Covid. Aucune discipline ne peut parvenir à circonscrire à elle seule l’ensemble des questions. Des points de vue hétérogènes s’expriment dès l’étape de problématisation de l’enjeu : qualifier l’urgence, le caractère prioritaire d’un problème donné, appréhender ses effets à travers des projections, son impact sur les comportements, la demande sociale qu’il engendrera, sans parler des chances de succès des réponses possibles, toutes ces questions qui déterminent le cadre cognitif de l’expertise sont déjà enchâssées dans une série de points de vue distincts qui peuvent se faire concurrence, éventuellement portés par des disciplines et des connaissances hétérogènes.

Le décideur sera donc confronté à des points de vue potentiellement conflictuels sur la façon même de problématiser l’enjeu adressé et les objectifs de sa réponse. La littérature souligne désormais largement le rôle de l’expertise, non tant comme « aide à la décision », mais comme étape-clé de problématisation et de mise-à-l’agenda des problèmes publics. Or en tant que processus de sélection de la focale cognitive d’interprétation du problème, l’expertise n’est pas séparable des choix normatifs qu’elle vient cadrer.

Apports de l’analyse cognitive des politiques publiques

La réponse politique qui est apportée à un problème public est dépendante du cadre cognitif dans lequel ce problème est appréhendé. Comme l’ont montré depuis les années 1980 les travaux d’analyse dite « cognitive » des politiques publiques, pour comprendre l’action publique il est bon de regarder la construction du « référentiel cognitif » qui la guide. Le présupposé est que la façon dont un problème est traité par une politique publique (volet normatif) dépend de la façon dont sa compréhension est façonnée (volet cognitif) [8], ou encore, selon les termes de Peter Hall, que le « puzzling » d’un problème public et le « powering » à son sujet sont des processus conjoints[9].

Dans l’élaboration des politiques publiques, les éléments de connaissance produits par l’expertise correspondent à la production du référentiel cognitif qui va guider l’identification des problèmes politiques, la compréhension de leurs déterminants, et le choix des réponses publiques à ces problèmes.

La mesure de l’impact de ces variables cognitives sur les choix de politiques publiques, c’est-à-dire la compréhension de la façon dont l’interprétation des problèmes est déjà, par elle-même, une démarche normative, constitue la problématique méthodologique caractéristique des approches dites d’« analyse cognitive des politiques publiques ».

La prémisse méthodologique de cette approche est bien une distance revendiquée avec les théories de la décision rationnelle : « Le point de départ de l’analyse cognitive des politiques publiques est le constat selon lequel elles ne servent pas (en tout cas pas seulement) à résoudre les problèmes »[10].

Cette approche est ainsi l’héritière de la mise en cause de la rationalité des systèmes de décision, qui, en particulier avec la notion de « rationalité limitée » chez Herbert Simon, a substitué à l’image conventionnelle du « décideur » arbitrant parmi des données et des solutions exhaustives, la reconnaissance de l’importance des structures cognitives des processus de décision, et des limites des acteurs à saisir les informations pertinentes.

Pour autant, l’analyste des politiques publiques n’en vient pas à postuler que l’action de l’Etat serait essentiellement chaotique ou hasardeuse. Il retient plutôt que l’action publique fait intervenir des raisonnements qui ne sont ni les attributs nécessaires ou objectifs du problème, ni non plus pures spéculations subjectives : ils sont plutôt le fruit d’un assemblage de connaissances, issues de différents registres – expertise scientifique, raison pratique, discernement pragmatique…

Expertise, mais aussi intentions, intérêts, images, croyances, perceptions et représentations des différents acteurs sont ainsi à étudier en tant qu’ils sont les multiples déterminants de la décision publique. Et l’on postule que la politique publique procède de leur mise en cohérence, c’est-à-dire d’une « construction intellectuelle » organisant, à travers des récits et des raisonnements, leurs influences combinées dans le choix d’une interprétation du problème, et des objectifs et moyens de l’intervention publique. Dans ce schéma, l’expertise scientifique est sans doute le socle du diagnostic retenu par le décideur, mais elle est combinée à bien d’autres inputs dès le stade de formulation du problème. Symétriquement, il est vain de supposer une séquence autonome de production de connaissances scientifiques qui précéderait de façon hermétique la production de sens ou de normes façonnant son interprétation en tant que problème public.

Prenons un exemple : le calendrier d’une campagne de vaccination. Une expertise épidémiologique et médicale complexe est au fondement d’arbitrages majeurs : pertinence de la vaccination, balance bénéfice/risque, impact attendu sur le poids de la maladie, opportunité de prioriser certaines populations sur un critère de susceptibilité, d’exposition, de létalité, etc. Pour autant, dès la formulation du référentiel cognitif de ces arbitrages, centré sur une évaluation supposée objective du problème et de l’impact attendu des différentes réponses, on trouvera, combinée aux données médico-scientifiques, toute une série de considérations qui contraignent l’éventail des possibles : hypothèses sur l’adhésion de la population, sur la compliance en cas de priorisation, mais aussi sur la disponibilité des professionnels, leur engagement, et enfin bien sûr sur la disponibilité des doses, la logistique de leur répartition territoriale, etc. Ainsi, par hypothèse, l’anticipation, sur la foi de considérations qui ne relèvent pas des experts médico-scientifiques, d’une complexité logistique majeure, ou bien d’une réticence à s’engager chez les médecins injecteurs, aurait pour conséquence de rendre d’emblée plus saillantes les connaissances qui permettraient de justifier l’intérêt d’un calendrier modéré et progressif par priorisations successives. C’est ce processus de mise en cohérence des apports cognitifs d’ordres divers que vise la notion de « construction intellectuelle » et de référentiel cognitif.

Les politiques publiques constituent alors au moins autant la production d’un cadre cognitif d’interprétation de ce problème que la solution apportée par les gouvernants au problème initial. Et cette opération engage au fond déjà, de façon intimement conjointe, la construction d’un cadre normatif pour sélectionner les mesures qui seront choisies. On parle alors de référentiel au sens d’un « code  » qui fait office de « matrice cognitive et normative »[11]. Le référentiel a, de façon simultanée et non pas séquentielle, une triple dimension : « une dimension cognitive : le code doit donner des éléments d’interprétation » ; « une dimension normative : le code définit les valeurs dont il faut assurer le respect » ; et « une dimension instrumentale : le code définit un ensemble de principes d’action qui veulent orienter l’action publique (en fonction de ce savoir et de ces valeurs) »[12].

Weber et Habermas

L’idée d’une action publique éclairée par les lumières de la raison dans son cadrage cognitif, mais autonome quant au choix des normes morales et politiques qui la guident est au cœur de l’analyse de Max Weber. Elle mérite d’être relue à l’aune de l’approche cognitive des politiques publiques et du postulat d’une intrication de fait entre l’interprétation des faits et les choix de valeurs.

Les conférences de Max Weber sur le savant et le politique[13] ont posé la question des liens entre science et politique pour interroger la « rationalisation » de l’activité politique : est-elle possible, et, si oui, comment la qualifier ? La vocation du savant, pour Weber, est de décrire le règne des faits ; celle du politique, d’arbitrer dans le règne des valeurs. Le savant est tenu à la neutralité sur les valeurs ; il décrit les faits observés, éventuellement l’éventail des possibles. De son côté, sur la base de ces analyses, le politique auquel revient la décision, appelée « arbitrage », est confronté à la difficulté du choix entre les « divers ordres de valeurs qui s’affrontent dans le monde en une lutte inexpiable ». Il prend inéluctablement conscience de l’« incompatibilité des points de vue ultimes possibles, de l’impossibilité de régler leurs conflits et de la nécessité de se décider en faveur de l’un ou de l’autre », qui caractérise, selon Weber, notre époque où le désenchantement du monde « a conduit les humains à bannir les valeurs suprêmes les plus sublimes de la vie publique ».

Qu’en est-il alors de l’apport du savant au politique ? La frontière entre faits et valeurs, connaissance et jugement, description et décision, est fermement tracée pour distinguer deux ordres d’activités de nature radicalement différente : l’éclairage des connaissances quant aux options possibles s’arrête là où commence le domaine réservé du politique, l’arbitrage sur les valeurs.

L’interaction entre experts et décideurs demande alors à être clarifiée. Jürgen Habermas[14] a prolongé cette réflexion wébérienne en proposant une typologie des modalités d’interaction entre le savant et le politique, distinguant les modèles décisionniste, technocratique et pragmatique. Le modèle décisionniste fait primer la décision politique sur la rationalité technique ou scientifique ; le second donne préséance au savoir spécialisé et réduit le politique à une fonction d’exécution ; le modèle pragmatique, promu par Habermas, ouvre la voie d’un ajustement pratique entre la décision politique et l’instruction livrée par l’expertise, grâce à une « communication réciproque » repensée[15]. Examinons ces différents modèles.

Le modèle « technocratique » fait de la décision politique une simple déclinaison des préconisations des experts. En soumettant les décideurs à la rationalité technique, aux « nécessités objectives » et à la « logique des choses », ce modèle réduit le choix politique à une fiction. Il n’y a donc pas de place, ici, pour la discussion publique et la valeur démocratique des choix politiques. C’est, semble-t-il, le modèle repoussoir. Dans la crise Covid, le Conseil scientifique a ainsi systématiquement dénoncé la fiction d’un hypothétique « troisième pouvoir médical ». Comme l’exprime Jean-Michel Blanquer : « Il y a la parole médicale et l’expertise médicale, et puis il y a la parole politique et le temps politique. Ce sont deux choses différentes et il est sain dans une démocratie de bien distinguer les deux »[16]. Du reste, l’idée même d’une telle prééminence de la parole scientifique sur la décision est discréditée par la fragmentation des paroles expertes.

Le modèle « décisionniste » quant à lui fait écho à la position de Max Weber. On y retrouve opposés les faits, règne du savant, et les valeurs, règne du politique. Dans un monde « désenchanté » caractérisé par le pluralisme, et même la concurrence possible, des valeurs, l’apanage du politique est d’opérer un choix entre les scénarios techniques possibles tels qu’instruits par l’expert, et de le faire selon le degré de satisfaction qu’ils apportent à un régime de valeurs donné.

Ici, l’accent est mis sur la soumission de la bureaucratie et de l’expertise au politique ; il ne peut y avoir de décision qui soit entièrement dictée par la rationalité technique. Le politique conserve sa liberté à l’égard des préconisations expertes, dont le rôle est limité à celui d’un « éclairage ». Comme l’exprime Jean-François Delfraissy : « Le conseiller conseille, le décideur décide ; il conserve entièrement sa liberté par rapport à ce que nous indiquons et c’est lui qui a le dernier mot ». Ce qui est « politique » alors, par opposition au conseil qui, lui, est « scientifique », c’est la dimension de choix arrêté, assumé, arbitré au sens où celui qui, par définition, est légitime pour avoir le « dernier mot », c’est l’arbitre. C’est-à-dire celui qui tranche, sans avoir nécessairement à justifier de ses raisons. L’expert a instruit les scénarios de façon rationnelle, mais le choix du meilleur scénario à mettre en œuvre, lui, recèle légitimement une part d’arbitraire : on l’appelle d’ailleurs un « arbitrage ».

« Politique » veut-il donc dire « arbitraire », « idéologique », voire « irrationnel » dans un tel modèle ? C’est ce que pointe Habermas, qui déplore l’idée d’un « domaine réservé » d’arbitrage, séparé de la rationalité scientifique, parce qu’elle soustrait de fait le politique à l’exigence de rationalisation. On a parfois l’impression que, dans l’imaginaire commun du politique et des experts, là où il s’agit de choisir entre des buts ou des valeurs possibles, la « rationalité » n’intervient plus. La rationalité de l’expertise, qui dessine la série des moyens appropriés à différentes fins possibles, s’arrêté là où commence la décision, qui, elle, ferait intervenir des choix de principe.

La critique d’Habermas à l’égard de ce modèle porte en particulier sur sa déconnexion d’avec ce qu’il appelle l’opinion publique, qui recouvre les notions de transparence et de discussion publique. Les choix de valeurs effectués par le politique dans son « domaine réservé » d’arbitrage n’ont pas nécessairement de lien direct avec les choix que ferait le public. Pour lui, en voulant circonscrire le périmètre de la rationalité scientifique, ce modèle dédouane le politique des exigences de rationalité et de justification que le public est en droit d’attendre de lui. Le choix politique, en échappant à la rationalité des experts qui n’auront fait que l’éclairer, est aussi, simultanément, soustrait à la délibération de la discussion publique et à l’impératif de justification démocratique.  

C’est pourquoi Habermas promeut un troisième modèle qu’il appelle « pragmatique » et qui travaille sur l’interface entre le savant et le politique : il ne s’appuie pas sur la recherche de l’indépendance de l’un par rapport à l’autre, mais sur leur interdépendance – car c’est elle, précisément, qui fait la valeur démocratique de la décision publique.

Ce modèle « pragmatique » défend l’idée que la rationalisation technique opérée à l’étape de l’expertise n’a pas le monopole de la rationalité ; le choix ou arbitrage que l’on dit « politique » n’en est pas moins, lui aussi, soumis aux exigences de la rationalité. Simplement il faut arriver pour cela à penser une raison pratique, c’est-à-dire, pour Habermas, connectée avec le public.

La raison pratique de la décision politique est en effet fondée sur une interprétation des besoins sociaux auxquels il s’agit de répondre. Système de besoins publics, système technique d’instruction des moyens pour les satisfaire, système de valeurs pour choisir ces moyens en fonction de fins politiques : tous trois sont intimement interdépendants. Pour Habermas, il n’y a de besoins sociaux qu’en fonction d’horizons techniques pour les satisfaire, et réciproquement ; et il n’y a pareillement de besoins sociaux qu’en fonction de valeurs qui guident leur interprétation comme étant des besoins. Les trois registres sont donc interdépendants : celui de l’opinion exprimant ses besoins, celui de l’expert qui instruit les réponses possibles, et celui du politique qui choisit quelle réponse mettre en œuvre.

Le normatif est donc déjà présent dans le volet descriptif ou objectif de l’analyse du problème public. C’est autour de cette notion de « besoins » que se noue, pour Habermas, la nécessité d’un dialogue permanent entre les décideurs, les experts et le public : la qualification des besoins relève d’un travail d’interprétation qu’ils ne peuvent faire qu’ensemble, à la fois parce qu’elle engage toujours déjà des enjeux de valeurs (l’apanage du décideur) et parce qu’elle est orientée d’emblée par la compréhension des scénarios techniques possibles pour satisfaire ces besoins (l’apanage de l’expert). C’est pourquoi, dit-il, le modèle pragmatique d’usage de l’expertise est le modèle véritablement démocratique ; il place au fondement de la décision la nécessité d’un dialogue entre la science, l’opinion publique et le politique.

Ainsi que le note Habermas : « Dans le cadre du modèle pragmatique, la stricte séparation entre les fonctions de l’expert spécialisé d’une part et celles du politique d’autre part fait place à une interrelation critique […] Ni le spécialiste n’est devenu souverain par rapport aux politiciens qui, si l’on en croit le modèle technocratique, seraient en réalité rigoureusement soumis à la contrainte objective des faits et n’auraient plus qu’une possibilité de décision tout à fait fictive ; ni ces derniers ne conservent en dehors des secteurs de la pratique où la rationalisation s’est imposée un domaine réservé tel que les questions pratiques continueraient à devoir y être tranchées par des actes d’arbitrage volontaire, comme l’admet le modèle décisionniste »[17].

Pour une pratique modeste de l’expertise et de la décision

La place de l’expertise dans la décision publique reçoit avec Habermas un éclairage nuancé qui invite en tout état de cause à creuser la notion d’une rationalité pratique qui complète, dans la décision politique, l’éclairage de la rationalité de l’expertise : non que l’ambition de rationaliser la décision politique soit à affaiblir, mais avec l’idée que la rationalité de l’expertise scientifique ne saurait exonérer le politique du besoin d’une rationalité pratique, fondée sur la qualité des raisonnements et des justifications qui guident sa délibération.

Cette rationalité pratique du choix politique convoque le politique à un exercice modeste de sa compétence de décision, attentif non seulement à la voix des experts mais aussi à l’impératif d’écoute des besoins du public, et surtout pleinement engagé dans son devoir d’explication et de justification de ses choix.

Du côté de l’expertise elle-même, la première leçon que l’on peut en tirer est qu’elle aura tout à gagner à s’implanter dans la cité, à s’ouvrir au débat démocratique et à s’exercer de manière ouverte et attentive à la voix du public. Didier Tabuteau[18] a bien décrit les menaces qui pèsent sur une expertise trop centrée sur elle-même et a proposé une typologie des échecs prévisibles, quand l’expert pêche « par orgueil » (une expertise trop ambitieuse), « par incompétence » (une expertise trop négligente), « par imprudence » (une expertise piégée ou instrumentalisée) et enfin « par égocentrisme » (une expertise trop introvertie). Les impératifs formels qui en découlent sont bien identifiés : indépendance et transparence de l’expertise à l’égard du politique ; publicité des débats et des avis ; fiabilité des dispositifs de contrôle des liens d’intérêt.

La littérature a mis en valeur depuis plusieurs années l’opportunité de faire vivre une vision « démocratisée » de l’expertise. Partie de la critique de l’expertise et de la « science réglementaire » comme « levier de pouvoir » chez Sheila Jasanoff, cette voie de réflexion axée sur la « démocratie technique », dont le livre Agir dans un monde incertain, de Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe est emblématique (2001), entend mettre en cause le confinement de l’expertise dans ses antichambres spécialisées, et ce autour de trois axes. En premier lieu, il s’agit de reconnaître la productivité et la qualité épistémique des controverses socio-techniques : en tant que mise à l’épreuve des savants, la controverse publique sort l’expertise de sa boîte noire et contribue à l’enrichir. En outre, la mise en débat de l’expertise dans l’opinion est cruciale pour réduire les « effets de cadrage » : ouverte, l’expertise peut être questionnée sur ce qu’elle aura laissé hors-champ, sur les choix implicites de méthode qu’elle aura faits (par exemple, le choix de telle ou telle stratégie de référence dans une évaluation comparative). La publicité du débat amène un potentiel travail de reformulation qui enrichit la décision. Enfin, faire vivre l’expertise dans l’opinion, c’est aussi réhabiliter des savoirs pratiques qui, sans être forcément estampillés comme experts, conditionnent l’instruction des problèmes sociaux.

Encadré

Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe s’intéressent dans leur livre aux conférences de consensus popularisées notamment par la pratique danoise des controverses socio-techniques.

Ces conférences de consensus dérivent de procédures inaugurées dans le milieu médical aux Etats-Unis à la fin des années 1970. Pour essayer d’harmoniser les pratiques médicales en matière de dépistage du cancer du sein, le National Institute of Health (NIH) réunit en 1977 un panel de médecins non-spécialistes pendant trois jours et lui demande de rendre un avis public. Entre 1977 et 1990, le NIH reproduira à 80 reprises ce dispositif d’évaluation délibérative en se penchant sur l’usage de certains médicaments, des protocoles de prévention, des équipements, des diagnostics… A chaque fois on demande à un public de professionnels non spécialistes d’entendre publiquement les données scientifiques versées au débat par des experts et de rédiger un rapport faisant le bilan des acquis de la science sur la technique à l’étude et comportant des recommandations concernant leurs implications pour la pratique clinique.

Jusque-là, ces expériences étaient réservées à des professionnels. Dans sa forme initiale, la conférence de consensus doit moins à une aspiration à la participation citoyenne qu’aux pratiques savantes de la controverse où le jugement par les pairs est requis pour valider ou invalider une démonstration. Il faudra attendre l’épidémie de sida et l’émergence de la figure du « patient expert », puis les progrès de la « démocratie sanitaire » pour que ces cénacles commencent à s’ouvrir aux profanes[19].

Entre-temps, le modèle des conférences de consensus est revisité à la faveur de la montée des débats sur la « démocratie technique » dans les années 1980. C’est l’époque où le sociologue allemand Ulrich Beck publie la Société du risque (1986), où des catastrophes industrielles (notamment celle de Tchernobyl) mobilisent l’attention sur les relations entre technosciences et démocratie. On voit alors monter le doute des profanes sur les vertus du progrès technique célébré par les sociétés industrielles et leurs experts : les risques qu’il fait courir au public invite à entrer dans ce que Beck appelle une « modernité réflexive », laquelle doit s’appuyer sur une « démocratie expérimentale », organiser le contrôle du Parlement sur le progrès technique, créer des « Parlements de la modernisation » et tester « de nouvelles formes de participation »[20].

Au cœur de ce programme, figure le besoin de mieux évaluer les effets sociaux et les conséquences imprévues des innovations techniques (technology assesment). Comme les Etats-Unis ou la France, le parlement danois se dote à cet effet d’une commission dédiée en 1986 : le Conseil danois de la technologie. Mais les Danois sont soucieux d’impliquer le public lui-même dans ces discussions qui intéressent la société tout entière. Aussi mettent-ils en place des conférences de consensus sur les questions sociotechniques ouvertes aux profanes.  Ils forment pour cela des panels d’une quinzaine de citoyens invités à s’informer, à délibérer (à huis clos) et à rendre un avis sur des enjeux comme les OGM, les déchets nucléaires, la pollution de l’air, etc. L’exercice peut s’étaler sur une période de plusieurs mois. A la fin, les participants rédigent un rapport qui est rendu public.

C’est sur ce modèle que sont conçues la plupart des conférences de consensus par la suite. Elles changeront d’ailleurs de nom bien souvent pour devenir des « conférences de citoyens ». Ce changement d’appellation n’est pas tant destiné à effacer l’héritage technoscientifique de ce modèle qu’à mettre en avant sa conversion à une pratique délibérative de « plein air » et peut-être aussi à gommer l’ambition de trouver nécessairement la voie d’un consensus.

Depuis, de nombreuses « conférences de citoyens » ont été organisées en Europe et en Amérique du Nord sur des sujets de plus en plus divers. En France, la première initiative de ce type menée au niveau national est conduite en 1998 sous l’égide de l’Office parlementaire des choix scientifiques et technologiques. Plusieurs autres expériences suivront : en 2002, la Commission française du développement durable réunit 16 citoyens pour débattre du changement climatique et de la citoyenneté ; en 2003, lors du débat national sur l’eau, 15 citoyens sont invités à donner leur avis sur le devenir des boues domestiques ; en 2013, le Comité consultatif national d’éthique mobilise un panel de citoyens sur la fin de vie. Plus proche de nous, en 2016, une conférence nationale sur la vaccination présidée par Alain Fischer est organisée à l’initiative de la ministre de la Santé Marisol Touraine. Elle présente la particularité de reposer sur un double jury : l’un composé de citoyens, l’autre de professionnels de santé.

Cette approche ouverte de l’expertise conduit aussi à réhabiliter, dans la sphère de la décision publique, les sciences humaines et sociales, la morale, et l’exigence de qualité épistémique des raisonnements. Distincts des énoncés des sciences de la nature, les énoncés des sciences humaines sont bien constitutifs de l’élaboration du savoir moral pratique nécessaire à la décision publique et de l’attention qu’elle doit porter aux besoins et aux savoirs pratiques du public. Ce sont aussi les sciences humaines qui peuvent formaliser les exigences de qualité épistémique auxquelles sont soumises la délibération et la justification démocratiques capables de faire émerger la rationalité pratique de la décision publique.

Or c’est dans cet effort de transparence de la délibération et de justification publique que se joue la promotion d’une pratique modeste de la décision, attentive aux conditions de sa propre rationalité. Le recours aux lumières de la raison scientifique pour éclairer en amont la décision ne fait pas tout. Encore faut-il ne pas en disjoindre la sphère du choix lui-même. Afficher les rapports et avis de conseillers scientifiques n’a de sens que si sont exposés simultanément les incertitudes qui ont pu perdurer et les chemins de délibération qui justifient les choix effectués.

L’expérience de la gestion du Covid a révélé l’importance de ces dimensions. Attentif à promouvoir la participation et la délibération citoyenne, Jean-François Delfraissy a déploré d’emblée et sans relâche que le conseil scientifique Covid qu’il préside ne puisse s’appuyer sur des liens substantiels avec le public, sous forme de consultation ou de panel délibératif par exemple. Au-delà de ce regret, c’est toute la dimension de justification publique des décisions que l’on peut interroger. Dans l’axiome « le conseiller conseille, le décideur décide », la vertu principale que l’on prête au décideur est qu’il « assume » sa compétence propre qui est de « trancher ». Du moment que l’éclairage de la science a été reçu, nul besoin pour le décideur de justifier de l’usage qu’il en a fait dans le choix, l’arbitrage, qui lui revient. Comme le notaient Bernard Manin et Charles Girard à propos de la séquence de « déconfinement » du printemps 2020 : « L’invocation du politique fonctionne alors comme un point d’arrêt, coupant court à la discussion (…). Les citoyens n’ont alors d’autre choix que de s’en remettre aveuglément au décideur ou bien de contester son autorité tout entière »[21].

Eclairée par l’expertise, la rationalité du choix politique a aussi ses exigences propres. Dans la crise, chaque mesure choisie l’a été parmi d’autres possibles. Chaque scénario nécessitait la pesée des biens escomptés et des maux qui en étaient le prix à payer. Le choix portait à la fois sur les fins poursuivies et sur les sacrifices à consentir pour cela ; plusieurs fins pouvaient mériter d’être poursuivies, et il n’y avait pas qu’une seule voie possible pour les atteindre.

La proportionnalité des bénéfices du confinement en termes de santé publique et de son coût pour les libertés publiques est bien entendu l’archétype de ces raisonnements de pesée que chaque mesure, chaque choix, ne serait-ce que de calendrier, a dû requérir. L’exemple de la sécurisation du milieu scolaire est également parlant : plusieurs fins poursuivies – la sécurité des élèves et des personnels, la continuité du service éducatif pour tous – et plusieurs voies pour les concilier, chacune imposant des sacrifices sur l’une ou sur l’autre des finalités – enseignement en distanciel, dépistage systématique hebdomadaire pour tous, port du masque (dès 2 ans, 6 ans, 11 ans ?), mobilisation de la communauté éducative sur la transmission par aérosols et l’aération : plusieurs voies différentes, au service des deux mêmes finalités, mais l’une prenant le pas sur l’autre selon une balance chaque fois sensiblement différente.

C’est cette dimension de pesée des biens poursuivis au prix de maux engendrés qui rendait crucial l’enjeu de justification face à l’épidémie, pour que chacun comprenne en quoi les maux immédiats justifiaient des biens ultérieurs supérieurs, au prix de quels efforts et moyennant quelle incertitude. Assumer le choix politique et invoquer l’éclairage scientifique de l’expertise ne pouvaient seuls, ni l’un ni l’autre, tenir lieu de justification démocratique des décisions.

Le recours à une expertise scientifique indépendante du gouvernement est souvent invoqué comme un gage de « transparence » démocratique des choix : les raisons sont disponibles et rien n’est caché. C’est oublier que la notion de transparence, comme l’a bien montré Pierre Rosanvallon[22], devrait dépasser en réalité la seule publicité des sources et la logique de défiance ou de surveillance : elle concerne de façon bien plus substantielle la lisibilité, l’intelligibilité et la responsabilité des raisons du choix dont on doit répondre. C’est à cela même que tient la qualité démocratique de ce choix : l’accès du public aux conditions de sa délibération, qui sont les conditions mêmes de la formation de la volonté générale déléguée au décideur.

Conclusion

Bon nombre de travaux récents sur la place de l’expertise en démocratie se concentrent sur la question de savoir si une expertise scientifique autonome des choix politiques est possible (Jasanoff) : l’idéal régulateur d’une production de connaissances référée aux seuls faits, en amont de tout choix de valeur, sera alors discuté au plan descriptif (est-il possible) mais beaucoup moins au plan normatif (est-il finalement désirable ?). Le travail des conseils scientifiques dédiés au Covid en France (Conseil scientifique, conseil d’orientation de la stratégie vaccinale) est majoritairement lu à travers ce prisme : le conseiller a-t-il conseillé à partir d’un éclairage factuel neutre, pour que le décideur décide ensuite en fonction des normes et valeurs qu’il choisit ? Une partie de la critique qui se fait jour à l’encontre de l’expertise Covid aujourd’hui entend tirer les leçons de la crise en dénonçant la « collusion » des experts avec le pouvoir, arguant qu’ils se seraient affranchis de la pure logique biomédicale qui auraient dû être la leur (Stiegler, Alla, 2022[23]). D’autres lectures accentuent le besoin d’organes de conseil scientifique indépendants, autonomes de la bureaucratie technique des agences. La compréhension de l’expertise reprend alors la solution traditionnelle Webérienne d’une division du travail entre les scientifiques et les profanes : les scientifiques sont censés traiter les faits, sur la base d’une analyse des preuves, tandis que les citoyens et leurs représentants décident des fins à poursuivre en fonction de leurs valeurs et de leurs préférences.  Les scientifiques qui composent ces instances revendiquent une neutralité qu’ils considèrent comme cruciale pour la crédibilité publique de la science, en particulier compte tenu de la baisse des niveaux de confiance dans la science[24].

En réalité, en s’appuyant sur Habermas, il est possible de faire valoir qu’il est vain de confier une fonction de régulation épistémique de l’expertise à son idéal de neutralité axiologique, et qu’au contraire c’est une plus grande transparence sur la porosité de la frontière entre faits et valeurs qui permettrait de faire émerger un exercice plus démocratique, plus humble, et plus ouvert de l’expertise.

L’un des arguments en faveur de cette thèse tient à la compréhension de l’incertitude scientifique qui caractérise par nature l’activité d’expertise scientifique. Le travail des conseillers scientifiques a pour composante essentielle de pondérer l’incertitude des connaissances dont ils disposent[25], et ils le font de fait au regard des décisions que le politique pourra en inférer. Cette pondération n’est pas autonome d’une évaluation normative du poids des actions qui seront entreprises sur la base de l’avis rendu : le niveau de preuve recherché n’est jamais suffisant en soi, mais toujours pour étayer telle ou telle action qui en serait déduite. Ce jugement doit se rapporter à un but supposé : suffisant pour quoi ? Des personnes ayant des intérêts différents exigeront différents niveaux de preuve afin d’accepter une affirmation scientifique suffisamment fiable pour agir. Tout choix de seuil de preuve favorise implicitement un ensemble d’intérêts ou de priorités par rapport à un autre. Le scientifique, s’il veut être utile au décideur, ne raisonne pas sur l’incertitude qui affecte ses jugements sans tenir compte des objectifs politiques pour lesquels l’hypothèse qu’il valide pourrait être utilisée, et il inclut déjà dans cette pondération les conséquences potentielles d’une erreur. Ce faisant, il intègre déjà dans son jugement le poids normatif qu’il prête aux mesures politiques qui pourraient être inférées de ses hypothèses.

Habermas nous aide à voir que ce dilemme entre l’utilité de l’avis (anticiper la décision) et sa neutralité (s’en tenir aux faits) ne peut pas être résolu au sein de la commission, mais qu’un contrôle démocratique plus large pourrait en atténuer la tension. Les comités consultatifs devraient donc être structurés de manière à rendre visible la porosité de la frontière entre faits et valeurs, jugements scientifiques et jugements pratiques.

Dans une contribution importante de 2009, le politiste Mark Brown[26] en déduit que la composition des comités consultatifs scientifiques devrait rechercher une forme de représentativité sociale et politique, et rechercher « un équilibre prudent des perspectives », en associant des experts et des « profanes », citoyens, représentants, usagers. La composition du conseil scientifique Covid français illustre cette préoccupation ; on se souvent en effet de l’engagement de son président Jean-François Delfraissy pour élargir progressivement le collectif en lui adjoignant, en particulier, une représentante de la société civile et du monde associatif en la personne de Marie-Aleth Grard, vice-présidente d’ATD-Quart-Monde, entrée au conseil fin mars 2020. A l’évidence toutefois, le mouvement n’a pas été poussé à son terme.

La politiste Zeynep Pamuk[27] propose une stratégie alternative à la participation directe, au sein des comités, de représentants d’usagers. Elle propose que le traitement scientifique de l’incertitude au sein du comité, et les choix de valeurs ou jugements normatifs qui s’y exercent, fassent l’objet d’une plus grande transparence et intelligibilité pour les citoyens. Pour cela, elle invoque l’exemple de la jurisprudence de la Cour suprême américaine ; elle relève que le travail de la Cour a évolué au cours du XXe siècle, se donnant moins pour objectif de « dire le droit » immuable que de proposer des visions instruites autant que souples, en un temps donné, des enjeux qui lui sont soumis, en faisant toute sa place à la controverse à travers la publication toujours plus rigoureuse et visible au fil des décennies des opinions dissidentes. Elle milite donc pour que les conseils scientifiques rendent davantage visibles les minutes de leurs délibérations, les controverses qui y ont prospéré, et même les opinions divergentes qui auraient persisté. Elle interroge le souci permanent du consensus qui affecte ces comités[28]. Pour elle, « les comités consultatifs scientifiques devraient être conçus comme initiant et guidant un débat démocratique sur la science, plutôt que comme réglant la science pour les décideurs politiques. Cela éliminerait la pression exercée sur les comités pour qu’ils séparent artificiellement les faits des valeurs, tout en réduisant les enjeux de leurs tentatives nécessairement limitées de représenter divers intérêts sociétaux ». Au cours de ses deux années de fonctionnement, le conseil scientifique Covid-19 a publié quelques rares avis comportant une opinion divergente[29], conformément à son règlement intérieur[30] et à la charte de l’expertise sanitaire[31]. Mais ces opinions divergentes, publiées en notes de bas de page et peu développées, apparaissent davantage comme un outil de régulation interne au comité que comme un levier de débat démocratique éclairant les citoyens sur le cheminement des délibérations.

Consciente des objections que pourrait faire naître la publication d’opinions dissidentes (certains en infèreraient que la science est fractionnée et utiliseraient ces failles pour la ramener au statut de simple opinion), Zeynep Pamuk milite aussi pour la création de formats hybrides de délibération ouverts au public : « Un débat public plus inclusif, avec la participation du reste de la communauté scientifique ainsi que des citoyens touchés, des ONG, des groupes d’intérêt et des militants, examinerait les jugements et les hypothèses du comité, tout en articulant un plus large éventail de valeurs, de perspectives et d’intérêts ». Pour que l’examen démocratique des justifications de la décision soit possible, les non-experts doivent acquérir une idée des hypothèses et des priorités du comité, ainsi que du rôle de l’incertitude, du désaccord et des compromis de valeur dans leurs rapports. Dans ce but, il serait possible de tirer parti des vertus épistémiques des conférences de consensus, en mobilisant plus souvent cet outil pour favoriser les interactions entre les comités d’experts et le public profane.

De tels formats d’ouverture des délibérations scientifiques vers le public pourraient favoriser une communication gouvernementale plus modeste, qui joigne à la publicité des décisions, l’exposé de leurs justifications, voire des hésitations qui ont marqué la délibération du décideur aussi bien que celle des scientifiques. Si des conseils scientifiques sont nécessaires en parallèle aux « bureaucratie techniques » des agences, c’est aussi pour animer des formats de conversation scientifique avec le public qui rendent visible la genèse de la raison pratique qui guide les décisions.


[1] Emmanuel Macron, Adresse aux Français du 12 mars 2020, https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2020/03/12/adresse-aux-francais

[2] Joly P.-B., « La fabrique de l’expertise scientifique : contribution des STS », Hermès, La Revue, 2012/3 (n° 64), p. 22–28. DOI : 10.4267/2042/48377. URL : https://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2012–3-page-22.htm

[3] Restier-Melleray C., 1990, « Experts et expertise scientifique. Le cas de la France », Revue française de science politique, vol. 40 (4).

[4] Benamouzig D. et Besançon J., 2005, « Administrer un monde incertain : les nouvelles bureaucraties techniques. Le cas des agences sanitaires en France », Sociologie du travail, 3. Lascoumes P., 2002, « L’expertise, de la recherche d’une action rationnelle à la démocratisation des connaissances et des choix », Revue française d’Administration publique, 103.

[5] Cadiou Stéphane, « Savoirs et action publique : un mariage de raison ? L’expertise en chantier », Horizons stratégiques, 2006/1 (n° 1), p. 112–124. DOI : 10.3917/hori.001.0112. URL : https://www.cairn.info/revue-horizons-strategiques-2006–1-page-112.htm

[6] Assemblée nationale, Mission d’information de la conférence des Présidents sur l’impact, la gestion et les conséquences dans toutes ses dimensions de l’épidémie de Coronavirus-Covid 19, Audition du 18/06/2020

https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/opendata/CRCANR5L15S2020PO771231N023.html

[7] Pamuk, Z. (2022), “Politics and Expertise”, in Politics and Expertise. Princeton University Press.

[8] Y. Surel, « The role of cognitive and normative frames in policy-making », Journal of European Public Policy, 7(4), 495–512.

[9] P. Hall, « Policy paradigm, Social learning, and the State », Comparative politics, 25(3), 1993, 275–296.

[10] Idem ; voir aussi B. Jobert, P. Muller, L’Etat en action, Politiques publiques et corporatismes, Paris, PUF, 1987, p. 15.

[11] P. Muller, op. cit, p. 9.

[12] idem, p. 47.

[13] Weber, M. (1919). Le savant et le politique, préface de R. Aron, traduction de J. Freund : Plon.

[14] Habermas J., La technique et la science comme idéologie, Paris, Payot, 2000, p. 106.

[15] Ferry, J.-M. (1982). « Max Weber ou Jürgen Habermas : Administration rationnelle ou politique raisonnable? », Raison présente63(1), 57–75.

[16] Jean-Michel Blanquer, interview sur LCI le 25 janvier 2021 : https://www.lci.fr/politique/covid-19-ecoles-ouvertes-vacances-scolaires-fevrirer-jean-michel-blanquer-plaide-pour-un-statu-quo-son-interview-sur-lci-2176542.html

[17] Habermas J., La technique et la science comme idéologie, Paris, Payot, 2000 ; p.106

[18] Tabuteau, D. (2010). « L’expert et la décision en santé publique ». Les Tribunes de la santé, (2), 33–48.

[19] N. Dodier, Leçons politiques de l’épidémie de Sida, Paris, Editions de l’Ecole des hautes études en sciences sociales, 2015.

[20] U. Beck, La Société du risque. Sur la voie d’une autre modernité (1986), Paris, Aubier, 2001, p. 481.

[21] B. Manin, C. Girard, « Assumer les décisions prises n’est pas assez, il faut en livrer les raisons », Le Monde du 15 juin 2020 ; https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/06/15/covid-19-assumer-les-decisions-prises-n-est-pas-assez-il-faut-en-livrer-les-raisons_6042844_3232.html

[22] Rosanvallon, P. (2015), Le bon gouvernement, Paris, Seuil, 2015 ; voir aussi les conférences données à Lausanne en 2014 : https://www.youtube.com/watch?v=YJP8jI9NwFk

[23] Stiegler B., Alla F., Santé publique année zéro (2022), Gallimard, Tracts (n°37)

[24] Oppenheimer, M., Oreskes, N., Jamieson, D., Brysse, K., O’Reilly, J., Shindell, M., & Wazeck, M. (2019), “Discerning experts”, in Discerning Experts. University of Chicago Press.

[25] Heather, D. (2009), Science, policy, and the value-free ideal, Pittsburgh.

[26] Brown, Mark B. 2009, “Science in Democracy: Expertise, Institutions, and Representation”, Cambridge: MIT Press.10.7551/mitpress/9780262013246.001.0001

[27] Pamuk, Z. (2021). Politics and Expertise: How to Use Science in a Democratic Society. Princeton University Press.

[28] Urfalino, P. (2007), « La décision par consensus apparent. Nature et propriétés », Revue européenne des sciences sociales. European Journal of Social Sciences, (XLV-136), 47–70.

[29] Avis du 8 et du 14 juin 2020 sur l’organisation des élections municipales

[30]https://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/reglement_interieur_cs.pdf?TSPD_101_R0=087dc22938ab2000a3883fa9efb750141b27f4e4cd15ef83d5dd34a6201319ce66384757ed5ca60008d62563c1143000706582e1b623ced620ee23f1cc9e9f9934333a2cc45ec0ace44dfd2b3de93ae075209039e6cb2b

[31] https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000027434015/

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