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Revue de presse

« La ville d’après et les nouvelles ségrégations spatiales »

Dans une tribune au « Monde », le sociologue et urbaniste Yankel Fijalkow explique que la crise sanitaire va renforcer sur le long terme les inégalités spatiales, certains individus n’ayant pas la possibilité de se distancier si la maladie revient en force.
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Tribune. Avec la récente pandémie, la santé publique est au cœur des réflexions urbanistiques. Les récits qui ont animé le confinement nous permettent d’envisager quelques hypothèses sur la ville de demain. La crainte d’une réémergence d’une magistrature morale et d’un Etat hygiéniste, imposant des normes sociales sous couvert de sauvegarde sanitaire, nous semble vaine.

Certes, après deux siècles d’éclipse, les spécialistes de santé publique sont revenus sur le devant de la scène et ont participé au déversement d’émotions et d’injonctions. Mais, contrairement à leurs ancêtres hygiénistes, la plupart ont ignoré les groupes et les individus assignés à résidence. Beaucoup ne voulaient rien savoir des logements surpeuplés, des sans-domicile fixe, des personnes âgées isolées, des jeunes adultes bloqués par la crise du logement, des colocations forcées par le marché et des cohabitations au bord de l’explosion.

Comme le montre l’historien des populations Paul-André Rosental, dans une note publiée par Terra-Nova, les pays qui ont eu le moins de décès, en rapport avec la densité et la part de personnes âgées, ont soit beaucoup investi dans la santé publique avant l’épidémie, soit réalisé des tests, soit adopté des mesures précoces et drastiques. La stratégie de confinement a tourné le dos aux méthodes du XXsiècle, fondées sur l’investissement public dans les hôpitaux et les structures de prévention.

Le traçage individuel, accompagné de tests, dessine un nouveau paradigme : protection de masse et prise en compte des particularités individuelles. Un autre régime de santé publique, fondé sur la responsabilité individuelle, émerge. Après avoir mobilisé des stratégies de cantonnement sévère, le déconfinement va vers un libéralisme, recommandant aux plus fragiles de se protéger particulièrement. Les processus de stigmatisation des « territoires à risque » se sont donc renforcés.

Dès le début du confinement, certains espaces ont été dénoncés comme des sources et des vecteurs de la maladie. Plus de deux cents ans après le choléra parisien, les notions de contagion, d’infection et de conduites pathogènes sont revenues. La désignation des espaces et des personnes coupables fait partie du jeu des épidémies, subies par tous les groupes marginalisés de l’histoire.

Cette fois-ci, deux récits de déviance territoriale ont émergé aux pôles de l’échelle sociale : les « bobos » s’évadant des métropoles et les « jeunes des cités », défiant le nouvel ordre sanitaire. Des citadins, à l’instar des Parisiens ou des New-Yorkais, ont migré vers leur résidence secondaire dès l’annonce du confinement. Ils ont été imaginés comme profitant de vacances inattendues dans des villas au bord de la mer, alors que le peuple et les petites classes moyennes restaient enfermés dans de minuscules appartements. On dénonçait les citadins égoïstes partis contaminer les campagnes encore vierges et les services médicaux de territoires périphériques déjà mal équipés.

Certains quartiers, les plus pauvres, sont apparus peu conformes à la distanciation sociale. Ce récit a réactivé celui sur les « zones de non-droit ». Il a mis en exergue les jeunes des cités, « fumant la chicha au pied des immeubles ». Même si la vulnérabilité dramatique des populations privées d’activité a été mentionnée, la compassion n’a pas intégré l’obligation de beaucoup d’habitants de ces quartiers d’utiliser des transports en commun pour aller travailler, et de pratiquer, avec beaucoup de difficulté, les règles sanitaires.

De ces récits, on peut déduire de nouveaux modes de ségrégation urbaine dans la ville de demain. Si le confinement a raréfié l’espace public, la numérisation a recomposé l’espace commun. Comme la pandémie exige de retracer, grâce à des outils numériques, les déplacements des populations, l’espace public va encore être délimité. Comme l’écrivait récemment l’historien israélien Yuval Harari, tout lieu public pourra, dès demain autoriser ou interdire l’accès à tel ou tel, selon son état de santé, la nature de ses déplacements, voire l’ensemble de ses préférences.

Durant le confinement, le discours public a prôné le repli sur soi comme mode d’engagement dans la cité. Mais la phase de déconfinement continue en responsabilisant chacun pour sa santé. Beaucoup d’individus et de familles ont apprécié l’exercice de leurs activités depuis leur logement, en modulant leur lien au travail. Certains énoncent un discours critique à l’égard des institutions n’offrant pas assez de garanties sanitaires. Ceux qui le peuvent demandent des assurances pour revenir, le numérique offrant des palliatifs.

Des différences profondes s’établiront dans les années qui viennent entre les individus, en fonction de leur possibilité de se distancier. Le nouvel engouement pour les espaces à faible densité, loin des grandes métropoles infectées et contagieuses, correspond à la revendication de l’espacement, devenu un enjeu fondamental de la ville. Si cette pandémie persiste ou si d’autres apparaissent, les récits sur la contamination et les positionnements des individus en matière de protection personnelle auront des effets sur les ségrégations urbaines. Aux variables déterminant la division sociale de l’espace urbain (le revenu, l’âge, la profession, le capital culturel…), nous ajouterons la capacité à s’espacer.

Alors que les plus modestes n’auront guère le choix de transports denses et contaminants pour rejoindre leur travail et leurs logements surpeuplés, d’autres dicteront leurs conditions de présence physique et s’éloigneront grâce au numérique. Aux uns on dira de « vivre avec le risque », aux autres de se protéger par mille précautions bureaucratiques et par le télétravail loin des métropoles. N’est-ce pas la nouvelle ségrégation qui advient ?

Yankel Fijalkow codirige le Centre de recherche sur l’habitat, UMR LAVUE, CNRS. Il est l’auteur de « Sociologie des villes » (La Découverte, 2017).

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