Quelle aide à mourir pour ceux qui la demandent ? Le choix de la fraternité

Quelle aide à mourir pour ceux qui la demandent ? Le choix de la fraternité
Publié le 30 janvier 2023
Mélanie Heard s’efforce de distinguer ici les différentes formes que peut revêtir l’aide active à mourir : euthanasie, suicide assisté sur le « modèle oregonais » ou suicide assisté sur le « modèle suisse ». Derrière ces modèles se cachent diverses conceptions de la liberté des individus et de l’implication des tiers. C’est à la lumière de ces distinctions que Mélanie Heard identifie les contours d’un « choix de fraternité ».
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Introduction

Dans le débat public sur la fin de vie, nourri par la tenue d’une convention citoyenne sur le cadre légal de son accompagnement, la notion d’aide active à mourir s’est désormais imposée ; et l’idée que cette notion recouvre deux modalités distinctes d’aide, que sont le suicide assisté et l’euthanasie, commence à être bien comprise et reconnue dans les médias comme dans les débats de la convention citoyenne.

L’avis 139 du Conseil consultatif national d’éthique (CCNE) avait posé le cadre en proposant, dans son benchmark des législations étrangères, une classification en trois colonnes : 1) les pays où seul le suicide assisté est possible (Suisse, 10 Etats américains dont l’Oregon, Autriche), 2) ceux où seule l’euthanasie est possible (Belgique), et 3) ceux où les deux pratiques sont ouvertes (Pays-Bas, Luxembourg, Espagne, Canada, six Etats d’Australie, Nouvelle-Zélande). Au plan des définitions, le CCNE proposait le cadre suivant : « l’assistance au suicide consiste à donner les moyens à une personne de se suicider elle-même, tandis que l’euthanasie est un acte destiné à mettre délibérément fin à la vie d’une personne atteinte d’une maladie grave et incurable, à sa demande, afin de faire cesser une situation qu’elle juge insupportable ».

Première remarque : Sur la distinction entre suicide assisté et euthanasie

Pour le CCNE, le critère qui distingue ces deux pratiques réside dans le degré d’engagement d’un tiers : « ces deux actes impliquent l’intervention d’un tiers mais avec un degré d’implication très différent. Dans le cas de l’assistance au suicide, cette intervention peut se limiter à la prescription médicale d’un produit létal tandis qu’en cas d’euthanasie, un médecin administre lui-même le produit ».

Cette distinction qui repose essentiellement sur le geste pratique d’administration est-elle robuste ? On peut faire valoir que la portée en est à tout le moins atténuée, au plan de la responsabilité morale, par le fait que dans les deux cas le prescripteur, dès lors qu’il assume que la finalité de la prescription est le décès, est bien à la source de l’événement. S’il n’est pas contestable qu’il y a une différence de fait quant à l’auteur du geste pratique qui constitue l’élément déclencheur du décès, pour autant la distinction reste délicate à faire au plan normatif : dans tous les cas, le décès dépend bel et bien de la prescription d’un médecin, prescription qui, pour reprendre la distinction aristotélicienne, contient à la fois la cause matérielle (le produit), la cause formelle (la conception du déroulement de l’acte), et la cause finale (le décès) – si ce n’est la cause efficiente (l’ingestion).

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Récemment, dans le cadre d’une audition devant la mission parlementaire sur la reconnaissance de « nouveaux droits en faveur des malades et des personnes en fin de vie » présidée par Olivier Falorni, Régis Aubry, rapporteur de l’avis 139 du CCNE, a proposé un argumentaire basé sur la différence entre « demande » et « volonté » du patient : pour lui, l’expression d’une « demande » de mourir, que sa pratique l’amène à considérer comme nécessairement ambivalente, ne saurait être assimilée à l’expression d’une « volonté », que seul le geste accompli par soi-même peut proprement signer. Ceci l’amène à défendre le modèle oregonais comme satisfaisant cette distinction.

Pourtant, dans les deux pratiques, comme le souligne Luc Ferry qui fait d’ailleurs valoir à partir de cet argument son opposition à l’une comme à l’autre, la mort est assistée, elle dépend d’une demande à un tiers : « Loin de plaider en faveur de cette autonomie individuelle idéale que sacralisent les tenants du suicide assisté, l’appel proprement désespéré à l’autre montre que, dans cette affaire, il est essentiellement dépendant psychologiquement, moralement et spirituellement – sans quoi, du reste, hors les cas infimes où c’est physiquement impossible, et qu’on évoque comme s’ils pouvaient justifier une loi universelle, il se suiciderait tout simplement sans faire appel à autrui ». L’argument de l’absence de fait d’autonomie réelle du mourant assisté est ici utilisé pour affaiblir l’idée d’une distinction substantielle entre les deux pratiques : ce n’est pas le geste d’ingérer la prescription qui permet de fonder une distinction entre deux pratiques qui, de toutes façons souligne Luc Ferry, reposent de façon proprement essentielle sur l’appel à un tiers et sur sa prise de responsabilité.

En miroir de la question du degré d’implication d’un tiers, un autre critère est avancé pour distinguer entre les deux pratiques : le degré d’auto-détermination du patient. Le patient qui commet lui-même le geste engage davantage sa volonté propre, ou en donne davantage de gages. Le caractère souverain de ce geste est même, aux yeux par exemple de Monique Canto-Sperber, la dimension fondamentale qui distingue le suicide, même assisté, de l’euthanasie. Dans cette perspective, la dimension pratique du geste commis devient l’élément central de distinction.

Mais cette perspective présente trois limites majeures. D’abord, elle utilise volontiers comme argument fondateur que bon nombre de demandes d’aide à mourir en Oregon n’aboutissent pas à l’ingestion du produit létal, certains patient renonçant (on y reviendra plus bas) – ce qui signerait l’écart entre « simple demande » et « volonté » proprement dite ; c’est oublier que, dans le cas de l’aide à mourir par euthanasie aussi, un certain nombre de demandes n’aboutissent finalement pas à l’euthanasie pratiquée, certains patients revenant, dans ce cadre-là aussi, sur leur demande, au cours d’un processus long et encadré d’évaluation de la volonté (on se référera par exemple sur ce point à la notion de demandes « répétées » et réitérées » dans les pratiques belges).

La deuxième limite cruciale de cette perspective centrée sur le geste létal, c’est qu’elle fait de la capacité ou non à commettre ce geste (songeons au cas des patients paraplégiques par exemple) un critère de discrimination pour accéder ou non à l’aide à mourir ; or, comme l’ont illustré des débats récents en Italie, il ne paraît pas possible de considérer comme juste une discrimination dans l’accès à un droit qui serait fondée sur une différence matérielle contingente, en l’occurrence de la nature de la pathologie du patient. Il n’y a aucune forme de justice à ce qu’un patient ait ou non accès à cette aide selon que la pathologie dont il est atteint et qu’il n’a naturellement pas choisie l’empêche ou non de commettre lui-même le geste. Ce serait rechercher dans « l’obscure élection du mal » le fondement improbable d’une discrimination majeure. Autrement dit, élever la chance ou la malchance au rang de critère juridique.

L’autre limite de cette valeur substantielle accordée au geste réside dans la précision avec laquelle on considère les règles procédurales de recueil de la volonté de la personne. Dans toutes les législations autorisant l’euthanasie, la procédure d’évaluation de l’auto-détermination du malade est fortement cadrée. Outre sa dimension collégiale en amont, le processus d’euthanasie implique que l’équipe s’assure, à chaque étape, et jusqu’au dernier instant, de l’expression de la volonté explicite du patient. Il faudrait donc considérer que l’expression orale et écrite de la volonté a une dimension suffisamment moins substantielle que le geste lui-même d’ingestion, pour retenir que le suicide assisté est plus respectueux de la souveraineté du malade que ne l’est l’euthanasie. Si la différence pratique n’est pas contestable, la voie pour dévaluer l’expression de la volonté et ne retenir que le geste actif en tant que gage d’auto-détermination paraît un peu ardue. 

Deuxième remarque : Sur la distinction entre deux pratiques du suicide assisté

L’avis 139 du CCNE consacre plusieurs développements à l’assistance au suicide. Il en retient une définition qui englobe toutes les situations dans lesquelles un produit létal est mis à la disposition du patient à sa demande : « Cette démarche permettrait l’accès à un produit létal que la personne pourrait alors se procurer (ou non) et qu’elle pourrait s’administrer (ou non). Ces aléas de la décision ou de la non-décision apparaissent dans les expériences étrangères d’assistance au suicide. Celles-ci montrent que la seule faculté de pouvoir accéder légalement à un tel produit exerce parfois un effet apaisant et qu’une proportion importante de personnes qui se sont procuré le produit renoncent en définitive à se l’administrer ».

De nombreuses sources (médias, avis 139…) mentionnent le modèle dit « oregonais » comme exemple de suicide assisté. La loi de 1997 dans l’Etat d’Oregon prévoit en effet que le patient absorbe lui-même la substance létale prescrite par un médecin à sa demande. Pour accéder à la prescription, les conditions d’éligibilité sont vérifiées par deux médecins : le patient doit être atteint d’une maladie incurable « en phase terminale » c’est-à-dire devant entraîner la mort dans un délai maximal de six mois. Il s’agit donc d’un suicide, pour lequel le patient reçoit le soutien d’un médecin qui prescrit la substance, mais sans que les conditions de son absorption ne soient spécifiquement ni organisées ni accompagnées.

A l’inverse, en Suisse, le suicide assisté est pris en charge dans le cadre d’associations qui accueillent, organisent et entourent la fin de la vie, soit dans un lieu dédié, soit à domicile. Comme le note le CCNE : « l’assistance est généralement apportée en privé par des associations qui définissent elles-mêmes leurs propres conditions d’éligibilité. Lorsque l’assistance est réalisée au sein des hôpitaux ou établissements médicaux-sociaux, la règlementation relève de la politique de santé des cantons. Trois cantons imposent aujourd’hui à ces établissements de permettre l’assistance au suicide pour les patients souffrant de maladies graves et incurables : le canton de Vaud (depuis 2012), le canton de Neuchâtel (depuis 2014) et le canton de Genève (depuis 2018).  En 2018, 1.176 assistances au suicide ont été recensées en Suisse, soit 1,8% des décès de l’année. Le nombre a donc triplé depuis 2010. » Dans ses documents d’information, l’une des principales associations suisses, Dignitas, parle de suicide « accompagné » et détaille la façon dont les derniers instants sont organisés, en présence d’accompagnateurs formés, pour entourer le mourant.

Les deux modèles, suisse et oregonais, présentent donc une différence substantielle : dans l’un, c’est une simple assistance qui est offerte à la liberté de se suicider, alors que dans l’autre c’est d’un accompagnement et d’un soin qu’il s’agit, une prise en charge structurée jusqu’au dernier instant. Si, dans les deux cas, il s’agit bien d’un suicide au sens où c’est le malade qui commet le geste létal, on fait valoir ici  le fait que le moment du décès soit ou non organisé en tant que tel, que ce soit dans un cadre associatif ou médical, en présence d’accompagnants dédiés, constitue une différence substantielle qui devrait conduire à retenir qu’il s’agit là en réalité non pas de variantes au sein d’un même modèle, mais de deux modèles distincts.

Dans le modèle oregonais, il revient au patient de se procurer (ou non) le produit et de se l’administrer (ou non). Cet aspect de potentielle non-décision, que le CCNE souligne fortement, est un argument central dans le plaidoyer de ceux qui s’opposent à cette pratique : ils font valoir que la plupart de ceux qui ont fait la demande, finalement, n’utiliseront pas le produit. Et ils en infèrent que la demande de mourir est donc moins ferme, moins fiable ou moins autonome que ne le font valoir ses défenseurs. A ce stade, il importe de préciser les données réelles, car de nombreuses imprécisions circulent. D’après le rapport de l’Oregon pour 2021, sur les 383 patients qui ont reçu une prescription, 219 (57%) l’ont consommée et en sont décédés ; 58 (15%) n’ont pas consommé la prescription et sont morts d’une autre cause ; 106 patients sont perdus de vue. La plupart des patients décédés étaient atteints d’un cancer (61%), âgés de plus de 65 ans (81%). Presque tous sont morts à la maison (95%) ; le médecin prescripteur était présent dans 15% des cas, un autre soignant était présent dans 17% des cas, et des volontaires étaient présents dans 18% des cas. Un patient sur deux est donc décédé sans accompagnement dédié suite à la prescription reçue.

Il faut explorer quelle différence cela fait qu’il y ait ou non l’offre d’un accompagnement pour le processus d’administration. En Oregon, un guide des bonnes pratiques du suicide assisté, rédigé par une association de professionnels, rappelle que le prescripteur doit inciter le patient, quand il voudra ingérer le produit, à informer ses proches, à ne pas l’ingérer seul et à ne pas le faire dans un espace public. L’existence même de ce type de recommandations professionnelles signale l’absence d’encadrement de fait, et combien faible peut donc parfois être le degré d’« assistance » que reçoit réellement le mourant. On est, là, dans un régime de valeurs très particulier, où la réponse à la demande d’assistance se résume à une prescription, le droit ouvert au patient se résumant finalement à se doter d’un « stock » de produit létal, à ranger dans son armoire à pharmacie pour les six mois à venir. Le droit à disposer du produit n’est pas assorti de la dimension de solidarité que le terme d’« assistance » semblerait, pour nous, devoir recouvrir : un accompagnement concret des conditions d’exercice du droit ainsi ouvert.

Il faut donc retenir une différence normative essentielle entre le modèle oregonais et le modèle suisse, qui concerne le degré de solidarité et d’accompagnement du malade. D’un côté, un modèle ultra-libéral où le droit-liberté à disposer d’un produit létal est ouvert, sans encadrement des conditions d’exercice. De l’autre, la reconnaissance d’une situation-limite dans laquelle le patient mérite soin, prise en charge et accompagnement jusqu’à la dernière heure. Le modèle suisse intègre, en somme, une valeur que le modèle oregonais laisse de côté : bien mourir, c’est ne pas mourir seul. La liberté de se suicider n’est pas, ici, seule en cause : il y a aussi le besoin d’un environnement compréhensif à l’égard de la demande de mourir, qui prend en charge le patient et assume pour son compte le souci des moyens de le faire.

Troisième remarque : Sur la pertinence d’un critère de distinction entre les différents modèles selon les conditions matérielles de délai prévisible du décès

L’un des critères avancés dans le débat pour distinguer les législations étrangères concerne l’existence ou non d’une condition de délai quant à la date prévisible du décès.

Dans certains pays, l’aide à mourir est conçue pour permettre d’abréger la phase terminale d’une maladie, et indexée à un critère de temps. Dans d’autres, tout malade qui subit des souffrances auxquelles les soins palliatifs ne remédient pas et souhaite les abréger est éligible à une aide à mourir, sans condition de prévisibilité de la mort à court ou moyen terme.

Dans le premier paradigme, d’inspiration Oregon, l’éligibilité du patient à recevoir une aide à mourir est subordonnée à une condition matérielle : l’existence d’un pronostic vital engagé dans un délai que la loi définit elle-même. Dans l’Oregon, la loi parle de « phase terminale » et précise qu’il faut entendre par là un délai prévisible du décès d’au maximum six mois. Dans l’Etat du Nouveau-Mexique, cette condition de pronostic vital inférieur à six moi n’est pas exigée, mais seulement si le patient est hospitalisé en soins palliatifs. En Australie et en Nouvelle-Zélande, la condition d’une maladie incurable causant la mort dans les six mois est reprise, avec une dérogation à douze mois pour les malades atteints d’une pathologie neuro-dégénérative d’évolution plus lente. Une dérogation à douze mois que l’Etat du Queensland, lui, a finalement décidé de généraliser à toutes les maladies.

Dans le second paradigme, c’est-à-dire sans condition de délai, qui est le modèle européen des législations belge, néerlandaise ou espagnole, la condition nécessaire et suffisante pour bénéficier d’une aide à mourir est que le patient soit atteint d’une maladie sans issues ni perspective d’amélioration et subisse de ce fait des souffrances insurmontables. En revanche, dans ces législations, les conditions procédurales pour accéder à l’aide à mourir sont renforcées lorsque le délai n’est pas prévisible « à brève échéance » : en Belgique par exemple, ce sont alors non pas deux mais trois médecins qui doivent évaluer la demande du patient. Les lois récentes, en Espagne et en Autriche, sont révélatrices de cette approche européenne large des motifs légitimes de la demande d’être aidé à mourir.

Le modèle américain/Pacifique, qui repose sur le choix d’une condition de pronostic vital engagé à moyen terme, a retenu de fait l’attention du CCNE. Dans son avis 139, on voit que la question du délai prévisible de la mort est au cœur de la réflexion. L’avis note ainsi : « certains estiment que les limites temporelles de toute stratégie de sédation profonde et continue invitent à rouvrir la réflexion sur l’aide active à mourir. Celle-ci pourrait s’adresser aux personnes souffrant de maladies graves et incurables, provoquant des souffrances réfractaires, dont le pronostic vital n’est pas engagé à court terme, mais à moyen terme. Un certain nombre de législations étrangères ont ainsi ouvert la voie d’une aide active à mourir pour les personnes dont le pronostic vital est engagé à un horizon de quelques mois ». En réalité, dans cet avis, c’est le caractère très restrictif du délai (quelques heures ou quelques jours) ouvrant l’éligibilité, dans le cadre actuel, à la sédation profonde et continue jusqu’au décès, qui constitue le principal argument retenu pour justifier une évolution législative. Et cette question du délai prévisible du décès n’est à aucun moment interrogée, dans le même avis, pour déterminer s’il s’agit là ou non d’un critère pertinent de discrimination pour l’éligibilité. Ce document reste sur une position double ; non seulement, le critère de délai est a priori retenu comme pertinent, mais il s’annonce en outre, dans le cas d’une évolution législative, plutôt restreint puisque le CCNE retient l’idée d’un « moyen terme qui « pourrait être entendu, à l’instar de certaines législations étrangères, comme couvrant une période de quelques semaines à quelques mois ». 

Le délai prévisible du décès est-il un critère pertinent pour discriminer les demandes d’aide à mourir légitimes de celles qui ne le seraient pas ? La Cour supérieure du Québec a répondu par la négative en 2019 à cette question ; dans la législation canadienne de 2016, seuls les patients dont la mort naturelle était « raisonnablement prévisible » étaient éligibles à une aide à mourir ; la Cour supérieure du Québec a jugé que cette condition créait une discrimination inconstitutionnelle à l’égard de personnes atteintes de maladies dégénératives incurables qui se plaignaient devant elle de s’être vu refusé une aide active à mourir au motif qu’elles n’étaient pas « en fin de vie ». La Cour a qualifié la condition de délai prévisible de la mort de discrimination illégitime, et la loi canadienne a élargi en 2021 l’éligibilité à l’aide à mourir aux personnes atteintes de maladies neurodégénatives sans condition de pronostic vital engagé dans un terme défini.

On peut retenir à ce stade du débat français que la question du délai prévisible du décès, parce qu’elle est centrale dans le cadre actuel de la sédation profonde et continue jusqu’au décès, semble prendre une certaine importance : tout se passe en un sens comme s’il y avait là un critère pertinent pour juger de la légitimité d’un patient à demander d’être aidé à mourir, le rôle du législateur étant alors de fixer le juste délai, et la référence aux six mois du modèle oregonais passant comme un horizon assez naturel du débat, comme dans l’avis 139 du CCNE.

Or on peut bien faire valoir, au contraire, qu’il y a une dimension nécessairement discriminatoire à fixer dans la loi un délai légitime pour demander la mort. Faire de la prévisibilité de la mort naturelle une condition d’éligibilité, c’est s’arroger le droit de discriminer entre des malades dignes d’être entendus et d’autres qui ne seraient pas légitimes à l’être. A l’inverse, le modèle des législations européennes déplace la question de la légitimité d’être aidé à mourir : c’est du côté des souffrances, de leur caractère réfractaire et insupportable, que se situe la condition de légitimité de ceux qui demandent de l’aide, non du côté de l’imminence de la mort. La différence de paradigme est substantielle : il est important que le débat public français remette clairement au cœur de la réflexion collective cette question. Ce dont nous avons collectivement à débattre, ce n’est pas du nombre de mois qu’un patient doit ou non avoir encore à vivre pour être entendu dans sa demande d’aide, c’est de ce qui constitue pour nous le socle de sa légitimité à nous demander de l’aide, et le mode d’aide que nous voulons lui apporter.    

Proposition sur le critère distinctif : individualisme libertarien versus secours

Le débat public, à la faveur des délibérations de la convention citoyenne, va mettre en présence les différents modèles étrangers. Comment, parmi ces modèles, construire une réflexion commune sur la voie que la France pourrait choisir (dans l’hypothèse où une évolution législative serait retenue) ?

Les distinctions entre les différents modèles doivent être bâties avec clarté. Le modèle Oregon, en particulier, parce qu’il est largement exploré dans l’avis CCNE, doit bénéficier d’une clarification robuste. Le critère distinctif du délai prévisible du décès, qui est souligné dans l’avis du CCNE, ne peut suffire à caractériser ce modèle. Il ne s’agit pas là, à bien des égards, d’un modèle de suicide assisté, ou d’un sous-type à l’intérieur du binôme suicide assisté versus euthanasie, mais d’une troisième modèle, marqué par son individualisme libertarien : à chacun de se doter, s’il le juge utile, du produit qui l’aidera à mourir.

Au plan normatif, des principes ou des valeurs, le choix des citoyens délibérants comme du législateur français n’ira très probablement pas vers cette option. Elle présente de manière évidente des traits distinctifs qui sont orthogonaux avec notre conception de la solidarité : secours, soutien, accompagnement, les valeurs cardinales du système de soins dans son ensemble, de la médecine en particulier, et singulièrement des soins palliatifs, ne peuvent qu’être heurtés par ce modèle qui laisse ouverte l’option d’une mort choisie et solitaire dans la souffrance et le découragement. Il serait dommage que le débat public à venir soit embolisé par cette vision-là de l’aide à mourir. Il ne s’agit ici que d’un modèle parmi trois possibles. On peut faire valoir, si l’on compare les trois modèles tels que décrits ici, que l’enjeu du débat va devoir dépasser la seule question de la liberté, telle qu’elle est ouverte en Oregon, et porter sur la nature de l’accompagnement médical et humain que nous voulons offrir à ceux qui demandent à mourir.

Il convient de placer chaque modèle – individualisme libertarien, « suicide assisté », euthanasie – sur un axe dont le curseur heuristique est, non pas le délai prévisible du décès, le produit, ou encore l’auteur de l’acte qui provoque le décès, mais plutôt le degré de fraternité que propose le corps social à ceux qui veulent mettre un terme à la souffrance de leur maladie et mourir.

Un degré de fraternité qui se mesure à l’aune de l’encadrement de soin offert au patient, de l’accompagnement humain solidaire dont il bénéficie à l’instant fatidique, de l’appui, de la compréhension et du soin qu’il reçoit dans un environnement dévoué à son service. Car c’est bien là le contenu propre de la fraternité en tant que principe à valeur constitutionnelle : « la liberté d’aider autrui dans un but humanitaire », selon la définition qu’en a donné le Conseil constitutionnel dans une décision de 2018. De même, dans un texte de 2011 sur la « fertilité » de la fraternité comme valeur constitutionnelle, Guy Canivet mettait l’accent sur ses liens avec le concept de dignité, mais aussi avec l’« acceptation d’autrui », prenant la fraternité « dans sa dimension altruiste, comme l’aptitude à reconnaître et accepter l’autre ». Le contenu de la fraternité, c’est donc cette compréhension, cette aide et cette présence humaine.

Or c’est bien ce qui distingue, en ce sens, les trois modèles examinés ici : au-delà de l’ouverture d’une liberté à mourir, l’enjeu qui les différencie c’est la manière dont ils prennent en charge le patient, prennent soin de lui, assument pour lui le plan et les moyens de son décès, se soucient de l’environnement matériel et humain des derniers instants, et finalement lui assurent, non pas seulement un droit à mourir, mais un droit à bien mourir, et en premier lieu à ne pas mourir seul.

Déterminer où nous pensons juste que soit placé le curseur de la fraternité pour choisir le modèle que nous voulons suivre en matière d’aide médicale à mourir : c’est là, en somme, qu’est la question posée aux conventionnels et que sera demain la question posée aux parlementaires. Il s’agit moins, en ce sens, d’une question de philosophie morale ou d’éthique que d’un enjeu politique et d’un enjeu de justice. Quels sont les critères de discrimination qui sont compatibles avec les valeurs d’une société libérale pour accompagner ceux qui le souhaitent vers la mort qu’ils demandent en leur reconnaissant, au-delà de leur liberté de mourir, le droit à notre accompagnement fraternel pour bien-mourir ? Aujourd’hui, dans le cadre de la loi Claeys-Leonetti, la discrimination voulue par le législateur différencie ceux dont la mort est imminente au jour près, des autres. Demain, d’autres scénarios sont envisageables. Les différencier selon le mode de pratique ou le délai prévisible du décès, en s’inspirant du modèle Oregon (six mois), ne permettra pas de discriminer en justice les situations auxquelles collectivement nous voulons pouvoir répondre des autres. Ce serait même manquer l’essentiel du débat. En revanche, statuer sur le degré d’accompagnement que, fraternellement, nous voulons garantir à ces patients, cela fait sens du point de vue de la fraternité républicaine, des valeurs de notre société libérale et de celles du système de soins auquel nous sommes attachés.

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Mélanie Heard

Responsable du pôle Santé de Terra Nova