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Note

La santé mentale des jeunes placés de l’Aide sociale à l’enfance

La moitié des mineurs de l’aide sociale à l’enfance souffre de troubles psychiques. C’est cinq fois plus que la moyenne nationale. Alors que la gestion des traumatismes est indispensable pour construire leur destin d’adulte, la santé mentale est pour eux la dernière des priorités.

Publié le 

Introduction

Un enfant sur deux pris en charge par l’aide sociale à l’enfance (ASE) souffre d’au moins un trouble psychique, souvent en conséquence des traumatismes vécus : stress post-traumatique, maltraitance, violences physiques, verbales ou sexuelles, abandon…  L’accueil en établissement ou en famille est en lui-même difficile : il perturbe l’attachement, limite le contrôle des enfants sur leur propre vie et entraîne des déplacements fréquents. Malgré l’ampleur de ces défis, l’accès à un soutien psychologique est rare et complexe.

Le manque d’informations quantitatives sur la santé mentale des enfants de l’ASE complique l’analyse en la matière. Les études spécifiques sont quasiment inexistantes ou limitées à une zone géographique, alors que l’ASE concerne 377 000 enfants et mobilise un budget de 10 milliards d’euros. À l’heure où l’ASE est au cœur de plusieurs drames et où une commission d’enquête de l’Assemblée nationale s’était créée pour se pencher sur ses défaillances, il est essentiel de reconnaître que les soins psychiques, loin d’être un luxe, sont un besoin fondamental. Ils constituent la base indispensable pour surmonter les traumatismes et permettre à ces enfants de se construire un avenir adulte. Comment espérer avancer sans traiter les troubles passés et les difficultés liées au placement ? Comment croire que des enfants confrontés à l’inceste, au viol, aux coups ou à l’abandon puissent, sans suivi psychologique, laisser derrière eux l’horreur et s’épanouir ? Pourquoi, pendant le placement, les soins psychologiques sont-ils si difficiles d’accès ?

Il est impératif de revoir notre approche de la santé mentale des enfants de l’ASE. Les soins psychiques devraient être considérés comme une évidence dans le cadre d’une expérience qui est l’une des plus traumatisantes que l’on puisse imaginer. Ils doivent être intégrés de manière systématique et prioritaire dans le cadre de leur prise en charge.

 

1. L’aide sociale à l’enfance aujourd’hui

Les enfants de l’aide sociale à l’enfance (ASE), ex-DDASS, sont les enfants accueillis en foyer, en famille d’accueil ou ceux faisant l’objet de mesures de suivi à domicile. La décision de placement d’un enfant est prise par le juge des enfants lorsqu’il estime que le maintien du mineur dans son milieu familial l’expose à un danger. Cette mesure s’applique lorsqu’un risque pèse sur l’enfant du fait de sa santé physique (absence de soins médicaux par sa famille, négligence…), sa santé mentale ou psychologique (troubles du comportement…), sa sécurité physique (violences, inceste, alcoolisme ou addictions des parents), sa sécurité matérielle (logement précaire…), sa moralité (exposition à la délinquance ou à la pornographie dans le cadre familial…) ou son éducation.

46% des enfants de l’ASE en 2021 faisaient l’objet de mesures d’actions éducatives, qui consistent en l’intervention d’un travailleur social au domicile du mineur, pour une durée variable. Les mesures éducatives peuvent être décidées par le juge des enfants (action éducative en milieu ouvert, AEMO) ou par le président du conseil départemental (action éducative à domicile). Une mesure éducative est souvent la conséquence du traitement par les équipes (au sein d’une cellule de traitement et d’évaluation des informations préoccupantes, la CRIP) du conseil départemental d’informations préoccupantes relatives à la situation d’un mineur. L’information transmise par un signalant conduit à l’évaluation de la situation du mineur, la mise en œuvre d’éventuelles actions de protection, voire le signalement à l’autorité judiciaire. Ensuite, les services de l’ASE développent un accompagnement auprès des mineurs et de leurs familles.

 

L’accueil en établissement ou en famille

Lorsque le maintien de l’enfant chez ses parents constitue un danger pour lui, l’enfant peut être, généralement sur décision du juge des enfants, confié à une famille d’accueil ou accueilli dans un établissement.  La mesure de placement dure 2 ans maximum, renouvelables. Il existe trois types de placements.

Le mineur peut aussi être confié au service de l’ASE sur décision du président du conseil départemental, à la demande ou en accord avec la famille (il s’agit d’un placement dit administratif).

Dans le cas d’un placement par mesure judiciaire, le mineur est confié par le juge des enfants au service de l’ASE qui détermine les modalités de son placement.

L’accueil des mineurs de l’ASE peut avoir lieu principalement dans des :

• Familles d’accueil, dont le nombre diminue d’année en année du fait d’un départ à la retraite massif des assistants familiaux qui accueillent ces enfants.

• Maisons d’Enfants à Caractère Social (MECS)

• Foyer de l’Enfance, structures gérées en régie par les conseils départementaux

• Pouponnière à caractère social, pour l’accueil des enfants de moins de 3 ans

• Lieux de Vie et d’Accueil (LVA), qui prennent en charge des jeunes en grande difficulté

• Foyers jeunes travailleurs (FJT) pour les majeurs de moins de 21 ans

 

Qui sont les enfants de l’ASE ?

Selon les données de la DREES en 2023, le nombre de mineurs et majeurs de moins de 21 ans relevant du dispositif de protection de l’enfance est en augmentation constante. Il était estimé à 377 000 en 2021, contre 270 000 en 2000. 57 % des enfants pris en charge sont des garçons, et plus de la moitié (53%) ont entre 11 et 17 ans. L’âge moyen des enfants confiés est de 12 ans.

Toujours selon le dossier de la DRESS, les dépenses de l’ASE ont doublé en 20 ans et atteignent presque 9,1[1] milliards d’euros en 2021. Ce chiffre s’explique par la multiplication par 1,4 en 20 ans du nombre de mesures de l’ASE. L’accueil (placement en MECS, foyer, familles d’accueil…) contribue à 80 % de la hausse totale du nombre de mesures depuis fin 2015. Cette progression s’explique par trois phénomènes : l’augmentation du nombre d’adolescents accueillis, l’augmentation du nombre de jeunes majeurs suivis par l’ASE jusqu’à leurs 21 ans (19 % des jeunes confiés sont majeurs en 2021, contre 14 % deux ans plus tôt) et enfin l’augmentation du nombre de jeunes migrants mineurs isolés.  Ces mineurs non accompagnés (MNA) et anciens MNA représentent fin 2021 19 % des jeunes accueillis par l’ASE.

Parallèlement à cette augmentation, l’étude de cette population s’est accrue au cours des dernières années.

Une augmentation des rapports sur l’ASE

ONPE : l’Observatoire national de la Protection de l’Enfance (ex-ONED) a été créé en 2004. Il a pour objectif l’amélioration des connaissances sur les questions de mise en danger et de protection des mineurs à travers le recensement et le développement des données chiffrées d’une part, des études et recherches d’autre part ; le recensement, l’analyse et la diffusion des pratiques de prévention et d’intervention en protection de l’enfance et enfin le soutien des acteurs de la protection de l’enfance.

Défenseur des Droits : autorité administrative indépendante, le Défenseur des droits a été créé en 2011 pour défendre les personnes dont les droits ne sont pas respectés. Si ces rapports annuels sur les droits des enfants se penchent régulièrement sur le sujet de l’ASE, celui de 2021 abordait plus spécifiquement la santé mentale des enfants.

Conseil d’orientation des politiques de la jeunesse : Commission administrative consultative placée auprès du Premier ministre, voir le rapport adopté le 23 juin 2023 : « Laissez-nous réaliser nos rêves – L’insertion sociale et professionnelle des jeunes sortant des dispositifs de protection de l’enfance. »

IGAS : L’Inspection générale des affaires sociales, outre sa mission de contrôle des services de l’ASE des départements qui lui est conférée par la loi et qu’elle exerce en auto-saisine en moyenne une à deux fois par an, est régulièrement missionnée sur plusieurs sujets ayant trait à la protection de l’enfance. En 2020, l’IGAS a publié « Création d’un organisme national dans le champ de la protection de l’enfance ». Puis, à la suite d’une agression mortelle en 2019 entre deux jeunes confiés à l’ASE dans un hôtel de Suresnes où ils étaient hébergés, l’IGAS a effectué une mission de contrôle du service d’ASE des Hauts-de-Seine et une mission d’évaluation sur l’hébergement de mineurs protégés dans des structures non autorisées au titre de l’ASE.

CESE : Le Conseil Economique, Social et Environnemental a été saisi le 21 mars 2024 par le Président du Sénat sur le sujet de la protection de l’enfance afin d’évaluer la mise en œuvre concrète des lois existantes. Le CESE avait déjà travaillé sur ce sujet essentiel en 2018 avec l’avis Prévenir les ruptures dans les parcours en protection de l’enfance.

Cour des comptes : La Cour des Comptes a publié un rapport sur la Protection de l’Enfance en 2020 et sur la pédopsychiatrie en 2023.  

Assemblée Nationale : A la demande du PS, l’Assemblée nationale avait décidé début 2024 de la création d’une commission d’enquête parlementaire sur les manquements de l’ASE, présidée par Isabelle Santiago.

HAS : la Haute Autorité de santé a publié en 2021 une note de cadrage sur la coordination entre services de protection de l’enfance et services de pédopsychiatrie.

Le Conseil national de la protection de l’enfance (CNPE) : instance nationale chargée d’émettre des avis et de formuler toutes propositions utiles relatives à la prévention et à la protection de l’enfance. En 2023, il avait appelé à la mise en œuvre d’un vaste plan Marshall en faveur de la protection des enfants les plus vulnérables. À l’occasion de la remise du rapport des assises de la santé de l’enfant en 2024, le CNPE a appelé à la mise en œuvre rapide des parcours de soins coordonnés pour les enfants protégés.

Des disparités de moyens entre département.

Les actions de l’ASE sont mises en place par les départements, dans le cadre de la politique de protection de l’enfance, à des fins de prévention, de repérage des situations de danger ou de risque de danger, et de protection. Lorsqu’un placement est décidé, les départements confient les enfants soit à des familles d’accueil, soit à des structures d’accueil souvent privées non lucratives : les MECS, Lieux de Vie et d’Accueil, etc. sont souvent des associations ou des fondations. A titre d’exemple, les Apprentis d’Auteuil accueillent près de 6 000 enfants et adolescents dans leurs MECS.  Les départements financent ces structures en fixant eux-mêmes un prix de journée par jour d’accueil et par enfant. Selon le rapport 2018 du CESE, « le prix de journée d’un établissement est en moyenne de 180/200 euros et de 100 euros […] en famille d’accueil et 10 ans de placement en établissement équivalent à 1 million d’euros ».

L’Observatoire national de la protection de l’enfance (ONPE) dans sa note de 2022 souligne des disparités départementales importantes, pouvant aller du simple au triple. Le rapport de l’Assemblée nationale en 2019 sur l’ASE met aussi en avant les inégalités de traitement des enfants. Cela s’observe d’autant plus pour un sujet qui n’est pas perçu comme prioritaire : la santé mentale.

Législation récente relative à la protection de l’enfance

La loi du 16 mars 2016 comprend :

• La désignation dans chaque service départemental d’un médecin référent pour la protection de l’enfance

• L’attribution aux observatoires départementaux de la protection de l’enfance (ODPE) d’une mission supplémentaire pour la formation continue des professionnels de la protection de l’enfance

• L’ajout dans les missions de l’ASE de veiller à la stabilité du parcours de l’enfant

Le Pacte pour l’enfance d’octobre 2019 vise, pour les enfants protégés, à :

• Réaliser un bilan de santé complet de tous les jeunes entrant à l’ASE

• Mieux contrôler les structures d’accueil

• Systématiser l’accompagnement du retour à domicile en fin de placement

• Réformer le statut des assistants familiaux

La loi du 7 février 2022 :

• Interdit les placements à l’hôtel

• Entend mettre fin aux sorties « sèches » à la majorité

• Offrir une meilleure protection contre les violences.

 

2. La souffrance psychique des jeunes de l’ASE

Une grande précarité

18 ans, sauf s’ils bénéficient du CJM (Contrat Jeune Majeur), les enfants de l’ASE peuvent se trouver dépourvus de soutien. Beaucoup éprouvent des difficultés à s’insérer dans la vie professionnelle et à être autonomes à leur majorité alors que les traumatismes de l’enfance n’ont pas été traités.

Le CESE soulignait dans son rapport de 2018 le paradoxe vécu par ces jeunes : « il leur est demandé plus d’autonomie qu’aux autres jeunes de leur âge alors qu’elles et ils ont moins de ressources (familiales, relationnelles, psychologiques, financières, sociales) ». Ces jeunes ont en effet moins de ressources : 59% d’entre eux ont redoublé au moins une fois et, à 17 ans, 23 % ne sont plus scolarisés dans une formation diplômante, contre 9,6 % pour l’ensemble des jeunes du même âge, souligne le rapport. Le Défenseur des droits, dans son rapport annuel d’activité 2015, ajoute que 17 % des enfants de l’ASE présenteraient un handicap physique ou mental reconnu par les Maisons Départementales des Personnes Handicapées (MDPH), contre 2 % dans la population générale des enfants. Mais le CESE relève que « d’après les actrices et acteurs de terrain auditionnés, ce chiffre serait d’environ un tiers pour les jeunes placés ».

En conséquence, l’aide sociale à l’enfance est génératrice de destins difficiles. « 26 % des personnes sans domicile nées en France sont d’anciens enfants placés en protection de l’enfance (soit plus de 10 000 personnes), alors même que ce public ne représente que 2 à 3 % de la population générale », selon le rapport 2019 de la Fondation Abbé Pierre.

On réduit souvent les difficultés des trajectoires sociales à des questions socio-économiques mais la dimension psychique ne doit pas être sous-estimée. Le trop faible suivi psychologique ne permet pas aux jeunes de se reconstruire.

 

Les troubles psy : un manque de données et d’études

Les difficultés vécues par les anciens bénéficiaires de l’ASE dans le reste de leur parcours de vie trouvent une partie de leur explication dans l’ampleur des difficultés psychologiques non traitées subies durant leur enfance.

Alors que plus d’un enfant sur deux pris en charge par l’ASE aurait au moins un trouble psychologique, la santé mentale de ces jeunes a été très peu étudiée en tant que telle. Sur les 25 dernières années, on trouve dans la littérature scientifique française au maximum une dizaine d’études épidémiologiques ayant analysé la santé mentale des enfants placés. En France, il n’existe pas de cohorte d’enfants placés, alors que plusieurs ont été créées à l’étranger (Canada, Angleterre, Etats-Unis) afin d’étudier plus spécifiquement cette population, identifiée comme à risque de pathologie mentale. Pour pallier ce manque de données, la feuille de route issue des assises de la pédiatrie entend favoriser la collecte des données sur la santé mentale de l’enfant et de l’adolescent et mettre en place des indicateurs pour évaluer les politiques publiques dédiées à cette thématique ainsi que l’évolution de la prévalence des troubles psychiques.

La santé mentale des enfants a été très peu étudiée en France. Publiée à l’été 2023, l’Étude nationale sur le bien-être des enfants (Enabee) a dressé un panorama inédit en France de la santé mentale des 3–11 ans. Conduite de la maternelle au CM2, auprès de plus de 15 000 enfants, 15 000 enseignants et 10 000 parents, elle a montré que 13 % des enfants de 6–11 ans présentent un trouble probable de la santé mentale. Améliorer les connaissances sur la santé mentale des enfants et des jeunes est indispensable car la construction de politique publique ne peut se faire sans données. 

L’amélioration des données est d’autant plus indispensable pour les enfants de l’ASE qu’ils sont cinq fois plus à risque de développer des troubles mentaux. Ces jeunes ont vécu des situations de séparation ou de conflit parental, d’absence, d’alcoolisme ou autre addiction d’au moins un des deux parents, de précarités économiques et socioculturelles, de carences éducatives, de handicap, de maltraitances psychologiques ou physiques, de négligence, des problématiques psychoaffectives, voire des maladies mentales des parents. Tout ceci peut entrainer des symptômes post-traumatiques. Ces jeunes sont en effet particulièrement concernés par le stress post-traumatique, les troubles internalisés (dépression, anxiété, phobie…), les troubles externalisés, les troubles psychotiques et les idées suicidaires.

Le stress post-traumatique est entre 2 et 11 fois plus fréquent chez les enfants placés qu’en population générale[2]. Il est aussi 5 fois plus fréquent chez les filles que chez les garçons.

Les troubles internalisés (dépression et anxiété) ont été étudiés par seulement deux études françaises, qui ont soulevé l’ampleur du phénomène : un tiers des enfants placés souffre d’un trouble internalisé[3][4]. En Haute-Savoie, entre 2009 et 2010, 14 % des enfants en institution et 5 % des enfants en famille d’accueil prenaient un traitement médicamenteux, à posologie élevée et comprenant 10 fois plus d’antipsychotiques que d’antidépresseurs[5].

Guillaume Bronsard, pédopsychiatre au CHU de Brest étudie dans sa thèse « Evaluation en santé mentale chez les adolescents placés » la prévalence de troubles mentaux majeurs chez 183 adolescents vivant en foyers sociaux. « Le taux atteint 50%, le dépasse très largement chez les filles, et 20% d’entre eux ont fait une tentative de suicide. Ces chiffres sont cinq fois plus élevés qu’en population générale ».

Les troubles externalisés, qui regroupent le Trouble des Conduites (TC), le Trouble Oppositionnel avec Provocation (TOP) et le Trouble Déficit de l’Attention avec hyperactivité (TDAH), ont été peu étudiés en France et les rares travaux qui s’y intéressent utilisent des critères qui ne correspondent pas à la définition des troubles du comportement utilisée dans les classifications internationales. Cependant, l’étude de Bronsard citée ci-dessus dans les Bouches-du-Rhône en 2006 relève que 19 % des adolescents en institution étaient concernés. Dans étude parisienne en 2003[6], 74 % des enfants placés étaient fréquemment ou régulièrement violents verbalement, et 30 % physiquement. Les violences verbales concernaient 44 % des garçons et 29 % des filles, et les violences physiques (vols, racket et dégradations) concernaient 42 % des garçons et 17 % des filles.

Selon une étude anglaise, le risque d’avoir un trouble psychiatrique était plus de 3 fois supérieur chez les enfants en institution par rapport à ceux en famille d’accueil[7]. En ce sens, on peut craindre l’impact de la baisse du nombre de familles d’accueil en France du fait d’un départ à la retraite massif des assistants familiaux. On ne peut que regretter l’absence d’étude française sur l’impact des différentes structures d’accueil sur la santé mentale des jeunes.

 

Malheureusement, la maltraitance ne cesse pas toujours avec le placement

Aux maltraitances passées peuvent s’ajouter des facteurs institutionnels pouvant affecter la santé mentale des enfants : un placement mal adapté, l’instabilité des lieux d’accueil et le changement d’éducateurs, un retour en famille mal préparé ou encore d’importants délais dans l’exécution des mesures. 25 % des enfants placés rapportent des faits de maltraitance par la suite, que ce soit sur le lieu du placement ou au domicile des parents lors des visites[8].

Les enfants placés ont donc significativement plus de troubles mentaux que les enfants en population générale. Pourtant, plus de la moitié des enfants placés dans les Bouches-du-Rhône en 2006 n’ont rencontré ni psychologue ni psychiatre, présents pourtant dans tous les foyers. L’ASE accueille ainsi des jeunes en souffrance, présentant des carences éducatives et affectives. Ils sont ou ont souvent été victimes de négligence et de maltraitance. Cette souffrance se manifeste alors par des conduites agressives (envers eux-mêmes ou les autres), des dégradations, injures, scarifications ou la consommation de psychotropes.

 

3. Un accès limité à la prévention, au diagnostic et aux soins en santé mentale

Selon le Code de l’action sociale et de la famille, le service de l’aide sociale à l’enfance se doit « d’apporter un soutien matériel, éducatif et psychologique »[9]. Mais le constat partagé est celui d’une double difficulté, d’une part liée aux déficits de ressources humaines pour l’accompagnement des troubles psychologiques, et d’autre part aux problématiques d’articulations entre l’ASE et le secteur sanitaire.

Selon la proposition de résolution tendant à la création d’une commission d’enquête de l’Assemblée Nationale sur les défaillances de l’ASE, « les professionnels de santé sont formels : les enfants de l’ASE sont les laissés-pour-compte de la santé et sont moins bien soignés que les autres enfants. Seulement 10% de ces enfants auraient un suivi médical effectif ». Plus encore, selon le rapport 2021 du Défenseur des droits sur la santé mentale des enfants, « ces enfants sont paradoxalement peu pris en charge par les dispositifs de pédopsychiatrie ». L’insuffisance de l’accès aux soins se conjugue avec, en amont, un réel déficit d’accès à la prévention et à la détection des troubles psychologiques. Ceci se traduit par un accès retardé aux soins. Le contact avec les services de pédopsychiatrie se fait le plus souvent en situation de crise.

Une étude[10] sur les adolescents reçus en urgence en psychiatrie infanto-juvénile met en avant le fait que les jeunes de l’ASE consultaient moins en CMP et davantage en structure d’urgence que les autres. Guillaume Bronsard témoigne : « A Brest, dans mon service, près de deux tiers des enfants hospitalisés ont une mesure de protection de l’enfance ». Le rapport 2023 de la Cour des Comptes sur la pédopsychiatrie estime que la moitié des adolescents hospitalisés à temps complet en psychiatrie sont issus de l’ASE. Ainsi, les jeunes de l’ASE ne sont souvent pas pris en charge à temps en ambulatoire, ce qui les conduit à un recours aux services psychiatriques en urgence plus important.

Une pluralité de facteurs limite en effet l’accès aux soins :

A. Une pénurie générale de l’offre en pédopsychiatrie

Le nombre de pédopsychiatres a été divisé par deux dans les dix dernières années en France, passant de 1235 en 2007 à 593 en 2017[11]. 47% d’entre eux ont plus de 60 ans, souligne le rapport de la Cour des Comptes. L’offre de soins disponible n’arrive pas à répondre à la demande croissante. Ce déficit touche tout particulièrement les enfants de l’ASE. La note de cadrage de la HAS sur la coordination entre services de protection de l’enfance et services de pédopsychiatrie de 2021 le souligne : les enfants placés se retrouvent face à un manque de places en hospitalisation, à des délais d’attente en ambulatoire de plusieurs mois, voire une année dans certaines régions et à une saturation des services d’urgence.

Ces enfants sont difficilement pris en charge lorsqu’ils arrivent en situation de crise à l’hôpital : 10 départements ne comptaient aucune place en hôpital psychiatrique pour les mineurs en 2017 selon un rapport du Sénat[12]. Cette insuffisance se retrouve à l’échelle nationale et peut conduire à une absence de solution pour les jeunes de l’ASE nécessitant une prise en charge à temps plein. Un tiers des mineurs placés peine à accéder aux soins faute d’offre sur le territoire.

Ayant adopté la feuille de route sur la santé mentale en 2018, le ministère de la santé souhaite renforcer l’accès à l’offre de soins psychiques infanto-juvéniles. Mais selon le rapport de la Cour des Comptes sur la pédopsychiatrie en 2023, cette feuille de route ne se fixe pas d’objectifs clairs et ne prévoit pas de calendrier de mise en œuvre. Mais à l’occasion des assises de la pédiatrie, Frédéric Valletoux a présenté, le 24 mai 2024, la feuille de route autour de la santé de l’enfant. L’enveloppe consacrée à sa déclinaison concrète est estimée à « 300 millions d’euros par an » d’ici à 2030. Parmi les 4 axes principaux, l’un d’entre eux vise l’amélioration de « la prise en charge et la réponse en matière de santé mentale des enfants et adolescents ». Parmi les objectifs énoncés figure celui de renforcer l’offre pédopsychiatrique en ambulatoire et en hospitalisation, notamment en post-urgence. Associer l’hôpital, les offres médico-sociales et la ville pour construire des parcours gradués et lisibles permettrait d’éviter le passage systématique aux urgences. Enfin, le gouvernement prévoit d’augmenter l’offre de formation en pédopsychiatrie, avec une projection à 10 ans des besoins de prise en charge.

La note de cadrage de la HAS souligne en outre un manque de solution intermédiaire entre le foyer d’accueil et l’hôpital. Compte tenu de la difficulté à consulter dans le secteur libéral, les jeunes de l’ASE se retrouvent souvent soit sans aucun suivi, soit en hospitalisation à temps plein. Or, ces deux extrêmes ne sont pas en adéquation avec les besoins de la majorité d’entre eux.

B. Un déficit de culture de la prévention en santé mentale à l’ASE

Un manque de connaissance des besoins de l’enfant

Les accompagnants aux soins, éducateurs ou assistants familiaux, ne connaissent pas toujours les antécédents personnels ou familiaux, surtout si le carnet de santé n’a pas suivi l’enfant[13]. Si le secret médical s’impose, le médecin est tout de même censé communiquer les informations relatives à l’état de santé de l’enfant pour la prise en charge par l’ASE. Ainsi la coordination entre les acteurs est primordiale pour un bon accompagnement.

Un bilan de santé et de prévention peu effectué

Depuis 2016, un « bilan de santé et de prévention » est obligatoire à l’entrée du jeune dans le dispositif de l’ASE. Permettant de repérer les besoins de l’enfant, il doit figurer dans le Projet Pour l’Enfant (PPE). Ce dernier est un document obligatoire qui « précise les actions qui seront menées auprès de l’enfant, des parents et de son environnement, le rôle des parents, les objectifs visés et les délais de leur mise en œuvre »[14]. Selon le Défenseur des droits, seulement 28% des départements auraient rendu le bilan de santé systématique. La Haute Autorité de Santé constate que, dans 44 % des départements, aucun bilan de santé systématique n’est prévu au cours du placement. Et pour les enfants qui bénéficient d’un bilan de santé, la santé mentale est l’aspect le moins évalué. À la lecture de ces quelques chiffres, il est clair que la France est loin du dépistage systématique.

Pourtant, il existe depuis 20 ans aux Etats-Unis trois protocoles établis par l’American Association of Child and Adolescent Psychiatry (AACAP), l’American Academy of Pediatrics (AAP) et Child Welfare Mental Health. Ils proposent chacun un dépistage très précoce dans les premières heures du placement, puis une évaluation plus globale et enfin un suivi régulier de l’enfant placé. Devant l’intérêt du dépistage précoce, de nouvelles recommandations ont été publiées aux États-Unis en 2015, proposant une première évaluation au moment du placement, une évaluation clinique globale au cours du premier mois, associée à une analyse de l’adaptation au nouveau domicile, une évaluation du traumatisme par un psychiatre spécialisé au cours du deuxième mois de placement et un suivi pédiatrique à long terme avec une évaluation de la santé mentale tenant compte du traumatisme.

Réaliser systématiquement le bilan de santé à l’entrée dans le dispositif ASE est essentiel.  Le dépistage précoce, puis l’évaluation globale dans un second temps, semble être la formule la plus adaptée aux enfants placés. Le renforcement du bilan psy systématique fait partie des propositions des assises de la santé de l’enfant de 2024.

Enfin, la réalisation effective du projet pour l’enfant (PPE) permettrait de faciliter l’identification fine des besoins de l’enfant et la construction d’une réponse adaptée, notamment à son développement psychique.

La formation des professionnels

Seul un professionnel proche de l’enfant peut repérer et alerter en cas d’apparition de symptômes. Or, la formation des éducateurs et assistants familiaux, financée par l’Etat via les contrats départements de la protection de l’enfance, devrait être renforcée afin de mieux prendre en compte la particularité de ces enfants, leurs troubles et la façon de se comporter avec eux. Les professionnels spécialisés (psychologues, infirmiers pédopsychiatres) sont trop peu présents dans les services de l’ASE. Quant aux professionnels du social (chefs de service, éducateurs spécialisés, etc.), ils sont pour la plupart peu formés aux enjeux de santé mentale et peuvent être démunis lors de prises en charge difficiles. La HAS le souligne : « si la loi prévoit depuis 2007 la formation initiale et continue de tout professionnel exerçant auprès d’enfants en danger ou en risque de danger, ses dispositions ne sont pas ou insuffisamment mises en œuvre ». Ainsi l’ASE pâtit d’un manque de formation des professionnels du social à la question de la santé mentale des enfants.

Le Multi-dimensional Treatment Foster Care (MTFC)

Le MTFC est le programme multidimensionnel pour les aidants le plus utilisé aux Etats-Unis. Mis en place aujourd’hui en Angleterre, en Norvège, au Danemark, en Suède, aux Pays-Bas et en Allemagne, il implique les aidants (assistants familiaux, assistants sociaux, éducateurs), les parents et les enfants. Basé sur une thérapie cognitivo-comportementale (TCC), il se décompose en plusieurs volets pour chaque acteur : exercices de résolution de problèmes, entrainement social et de non-agressivité pour les jeunes ; apprentissage de la construction d’un cadre structuré, avec des règles et limites claires pour les assistants familiaux et guidance parentale pour les familles biologiques.

Ce programme a fait l’objet de nombreuses études[15] unanimes en termes de résultats : une amélioration des comportements de l’enfant, avec moins de délinquance, moins d’actes anti-sociaux, une réduction des consommations de drogues et une diminution des symptômes dépressifs et des troubles mentaux.

En ce sens, la formation au secourisme en santé mentale (modules jeunes et ados) au sein des Maison des Adolescents[16] (MDA) annoncée par la feuille de route de mai 2024 permettrait de mieux repérer les situations de crise et apporter une réponse de proximité aux adolescents concernés. L’objectif du gouvernement est que le personnel formé devienne à son tour formateur et diffuse cette formation auprès tous les acteurs de leur réseau (missions locales, associations, éducateurs, assistants sociaux, etc.), avec un objectif d’une trentaine de secouristes formés par MDA en 2024. Il annonce par la même occasion le renforcement des Maisons des adolescents, lieux ressources sur la santé et le bien-être des jeunes, qui assurent un accueil pluridisciplinaire généraliste et adapté aux modes de vie des adolescents.

Ainsi la formation des professionnels de l’ASE, ne serait-ce qu’aux Premiers Secours en Santé Mentale (PSSM) ou plus ambitieusement aux thérapies cognitivo-comportementales dans le cadre de programmes multidimensionnels, permettrait un repérage plus précoce, une attitude plus adaptée et ainsi une amélioration de la santé psychique des enfants.

L’absence de médecin référent

L’ASE pâtit d’un manque d’organisation dans le parcours de soins de l’enfant. Selon la pédopsychiatre Morgane Even[17], « il parait nécessaire d’imaginer un cadre plus officiel définissant le rôle de chacun dans le dépistage et le suivi des troubles mentaux de ces enfants. Depuis la loi du 14 mars 2016 réformant la protection de l’enfance, chaque service départemental doit désigner un médecin référent pour la protection de l’enfance. Cette nouveauté pourrait permettre d’améliorer l’organisation des soins, en nommant clairement un responsable de la santé de ces enfants, mais ce n’est pas encore appliqué. »

Le rapport 2019 de l’IGAS relève cependant que 43% des départements n’ont pas désigné ce médecin référent. Et ce dernier est aussi souvent déjà le médecin chef du service de PMI, chargé de cette mission en supplément de ses fonctions d’encadrement et de direction. Ce médecin peut pourtant être un acteur essentiel de la coordination entre les services sociaux et de santé. La protection de l’enfance souffre ainsi d’un manque de liens avec les médecins libéraux, scolaires ou hospitaliers.

C. Un parcours de santé erratique

La difficulté d’obtention de l’autorisation parentale

Une fois que les éducateurs de l’ASE estiment nécessaire de consulter un psychiatre ou un autre professionnel de santé, il est nécessaire d’obtenir l’autorisation de ceux qui exercent l’autorité parentale. Leur autorisation est en effet obligatoire pour certains actes médicaux, notamment la prise en charge de l’enfant par un psychiatre. Le consentement médical doit faire l’objet d’un écrit, ce qui peut s’avérer difficile à obtenir dans bien des cas. Chaque prise en charge de l’enfant rencontre ainsi une difficulté supplémentaire et les équipes de l’ASE doivent faire preuve d’une forte motivation pour obtenir une consultation psychologique.

Ruptures dans le parcours de soin

Plus que pour les autres enfants, les jeunes de l’ASE font face à des ruptures dans leur parcours de soin. La multiplicité des lieux de placement et les ruptures dans le parcours scolaire rendent plus difficile la continuité de la prise en charge, souligne le rapport Protection de l’enfance de la Commission des affaires sociales du Sénat en 2014. Quand les secteurs de pédopsychiatrie du lieu de placement et du domicile parental diffèrent et quand un déménagement du jeune ou des parents entraine un changement de secteur en psychiatrie, des désaccords sur le lieu de prise en charge peuvent éclater. Et cela conduit fréquemment à ce qu’aucun secteur de pédopsychiatrie ne s’occupe de l’enfant.

Cet aspect est d’autant plus important que l’analyse de la cohorte NSCAW d’enfants placés aux Etats-Unis montrait que l’instabilité du placement augmentait le risque de troubles du comportement. L’enfant qui ne bénéficie pas d’un placement stable a un risque élevé d’avoir une pathologie psychiatrique.

Avance des frais et professionnels non remboursés

La solution idéale pour le suivi des enfants serait de les faire prendre en charge par le Centre Médico-Psychologique (CMP) de leur secteur, garantissant des soins gratuits. Cependant, les délais d’attente et la répartition inégale des CMP sur le territoire posent problème. En l’absence de disponibilités en CMP, les enfants peuvent consulter des professionnels en libéral mais, jusqu’à 2022, ces consultations étaient non remboursées.

En cela, le dispositif Mon soutien Psy est véritablement novateur. Depuis 2022, il permet à toute personne (dès 3 ans) angoissée, déprimée ou en souffrance psychique de bénéficier de 12 séances d’accompagnement psychologique avec une prise en charge par l’Assurance Maladie. La réforme de 2024 permet désormais de prendre rendez-vous directement avec un psychologue conventionné avec l’Assurance Maladie. Cette dernière prend en charge 60 % du coût des séances, et pour les enfants de l’ASE, la C2S prend en charge le reste. S’il est encore trop tôt pour juger de l’efficacité du dispositif, celui-ci change la donne en initiant le remboursement des psychologues en libéral. Etendre le nombre de séances remboursées pour certaines populations particulièrement vulnérables, comme les enfants de l’ASE, permettrait d’assurer un suivi de long terme pour ceux qui peinent à consulter autrement.

« Santé protégée »

Le programme expérimental « Santé protégée » vise à renforcer et à structurer le suivi de la santé physique et psychologique des enfants bénéficiant d’une mesure de protection de l’enfance. « Santé Protégée » a concerné 7784 mineurs accompagné en protection de l’enfance dans 4 départements, permettant, entre autres, un remboursement forfaitaire des soins en santé mentale auprès de psychologues, psychomotriciens et ergothérapeutes libéraux volontaires.

Le Conseil National de la Protection de l’Enfance, dans sa recommandation pour le parcours de soins des enfants protégés soutient la généralisation de ce dispositif, qui contribue à une fluidification des parcours, au désengorgement des CMP et à une diminution du recours aux soins d’urgences.

Dans la feuille de route issue des assises de la pédiatrie, le gouvernement annonce vouloir mettre en place en 2025 un dispositif de coordination du parcours de soins des enfants confiés à l’ASE à partir du bilan de l’expérimentation « santé protégée ».

Un manque de ressources psychologiques en interne

Si certaines structures, notamment les MECS, disposent de psychologues, ils ont surtout une fonction d’évaluation. Ils participent aux réunions de l’équipe éducative pour apporter des clés dans la compréhension des problématiques mais prennent peu les jeunes en consultation.

La présence d’un psychologue référent dans chaque établissement (pas uniquement les MECS) constituerait une avancée certaine pour le suivi des enfants protégés. Systématiser les postes de psychologues, au-delà des MECS, permettrait d’accompagner et former à une meilleure prise en charge les professionnels présents.

Au-delà de l’accompagnement de l’équipe éducative, la présence d’un psychologue pour assurer un suivi psychologique individuel à long terme dans chaque structure permettrait à la fois de renforcer la détection précoce des troubles et de systématiser les soins psychologiques des jeunes, et de répondre aux problématiques de délais de prise en charge, du manque de personnel en pédopsychiatrie ambulatoire, de réduire le nombre de consultations en urgence, de pallier la méconnaissance de la souffrance psychique et de diminuer les ruptures dans le parcours de soin. Enfin, l’embauche d’un psychologue en interne pallierait le problème de l’avance des frais de soin.

Une pluralité de facteurs limite donc l’accès aux soins psychologiques d’un public pourtant concerné au premier plan. Moins bien suivis que les autres, non prioritaires, ces enfants sont ainsi des patients de seconde zone.

D. ASE et santé : des silos persistants

Une séparation entre le secteur social et le secteur de la santé

Aux difficultés d’un secteur pédopsychiatrique à bout de souffle et aux complexités administratives de l’ASE s’ajoutent les conséquences du clivage entre la santé et le social. La Haute Autorité de Santé souligne un manque de coordination dans la prise en charge somatique et psychique des jeunes de l’ASE, résultant d’une « méconnaissance réciproque » entre le secteur social et la pédopsychiatrie. Le Défenseur des droits constate également que la collaboration entre l’ASE et les services de santé, comme les services de pédopsychiatrie et les Agences Régionales de Santé (ARS), est souvent insuffisante. Les professionnels travaillent en silos, ce qui empêche une évaluation approfondie des situations et une réponse adaptée. Cet éclatement des secteurs est d’autant plus manifeste pour les enfants porteurs de handicap de l’ASE : la prise en charge du handicap relève à la fois du social, du sanitaire et du médico-éducatif. La difficulté de coopération des acteurs et le morcellement des parcours complexifient la prise en charge de ces enfants.

De plus, les réclamations reçues par le Défenseur des droits révèlent une sous-utilisation des outils disponibles pour la protection de l’enfance. Par conséquent, le Défenseur des droits doit souvent réunir lui-même les différents acteurs locaux pour traiter les réclamations. Il est indispensable que ces professionnels disposent du temps et des ressources nécessaires pour se coordonner efficacement.

Les partenariats entre le secteur social et le secteur de la santé demeurent peu nombreux. L’Observatoire national de la protection de l’enfance (ONPE) et la Société Française de Psychiatrie de l’Enfant et de l’Adolescent et des Disciplines Associées (SFPEADA) ont organisé pour la première fois une journée nationale de rencontre entre les services de l’ASE et de pédopsychiatrie en 2022. A cette occasion, ils ont publié une enquête de l’ONPE montrant que le partenariat ASE-pédopsychiatrie s’organise pour 30 départements sur 58 avec l’inter-secteur de pédopsychiatrie, plus marginalement avec des Maisons des adolescents ou le secteur privé. Seulement une dizaine de départements répondants déclarent avoir des liens formels avec la pédopsychiatrie : des équipes mobiles dans 5 départements et seulement 3 ayant conventionné avec l’ASE des structures spécifiques.

La pédopsychiatrie et l’ASE peuvent aussi se rencontrer au détour de réunions de travail de l’Observatoire départemental de la protection de l’enfance (ODPE). L’observatoire recueille et expertise les données départementales relatives à l’enfance en danger. Il formule des propositions et avis en matière de politique de protection de l’enfance dans le département. En somme, il favorise la collaboration et l’articulation entre l’ensemble des acteurs de la protection de l’enfance. Si en principe la pédopsychiatrie fait partie des membres réglementaires de l’ODPE, seuls 37 départements sur les 58 répondants ont intégré le secteur de la pédopsychiatrie au sein de leur ODPE.

Allier pédopsychiatrie et ASE

L’Observatoire National de la Protection de l’Enfance prône un décloisonnement des services, par une meilleure communication entre la protection de l’enfance et la pédopsychiatrie.  Guillaume Bronsard, pédopsychiatre président de l’Association nationale des maisons des adolescents, et Michel Amiel, Sénateur des Bouches du Rhône, plaident pour une « grande alliance » entre pédopsychiatrie et ASE.  « Les enfants placés ont un besoin supérieur au reste de la population d’être accompagnés et souvent soignés par la pédopsychiatrie. Ils sont pourtant moins dépistés et moins suivis que les autres. Les relations entre les services de psychiatrie de l’enfant et l’ASE sont souvent dégradées. Un rapprochement, en grande alliance, entre les départements et les services de pédopsychiatrie parait incontournable. »

Ils plaident notamment pour trois réformes. 

Premièrement, la création de « dispositifs mixtes sachant héberger et soigner. » Les enfants de l’ASE sont souvent réduits au choix entre l’hôpital psychiatrique et l’accueil sans suivi psychologique. La création d’un dispositif spécifique permettant la mise en place de soins psychiques réguliers et volumineux, au côté du travail éducatif et pédagogique toujours nécessaire, pour les cas les plus graves et mal contrôlés, permettrait une solution tierce au plus proche des besoins véritables des jeunes.

Deuxièmement, l’ASE doit « savoir organiser une prévention et un dépistage spécifique et précoce, systématique et durable ». Des protocoles de fonctionnement établissant ou pérennisant les partenariats entre la protection de l’enfance et la santé doivent en outre être systématisés afin que chaque professionnel puisse identifier rapidement ses interlocuteurs et les dispositifs existants. Guillaume Bronsard et Michel Amiel insistent sur la nécessité du développement de partenariats et du travail en réseau pour une prise en charge systématique et rapide des enfants.

Enfin, « la formation initiale et continue doit apporter aux médecins, psychologues et éducateurs les connaissances actuelles des champs psychopathologique et neurodéveloppemental appliquées aux enfants placés. » Des formations communes très opérationnelles pour les équipes encadrantes doivent être encouragées, outre la mise en place et le renforcement de la formation des travailleurs sociaux en matière de santé mentale. Elles permettront un diagnostic plus précoce des troubles, essentiel pour agir efficacement. L’embauche de professionnels spécialisés en santé au sein des services de l’ASE doit être systématisée : les psychologues devraient être plus nombreux et chaque maison d’enfants à caractère social (MECS) devrait être dotée d’un infirmier et d’un médecin référent.

Tous les acteurs de la protection de l’enfance soulignent ainsi la nécessité d’instaurer une prise en charge pluridisciplinaire, entre le social et le sanitaire, pour l’ensemble des enfants confiés à l’ASE. Et en ce sens, dans la feuille de route issue des assises de la pédiatrie, le gouvernement annonce vouloir favoriser le conventionnement entre les établissements autorisés en pédopsychiatrie et les structures accueillants les enfants de l’ASE pour renforcer l’appui par la psychiatrie à ces structures ; ainsi qu’encourager la diffusion du modèle des équipes mobiles de pédopsychiatrie déployées pour les enfants de l’ASE dans le cadre du fonds d’innovation organisationnelle en psychiatrie. Elle annonce aussi l’intention du gouvernement de renforcer l’étayage en accueil familial thérapeutique pour améliorer l’accueil des enfants placés à l’ASE au profil complexe souffrant de troubles psychiatriques (formation, analyse de pratiques psy, coordination, …) et en valorisant la mission thérapeutique des assistants familiaux salariés des départements ou des associations qui les prennent en charge.

Ainsi une mobilisation croissante s’opère autour de la santé mentale des enfants, et s’incarne tout particulièrement dans l’Alliance pour la santé mentale, qui vise à en faire la Grande cause nationale 2025. En permettant de mieux informer sur les troubles et la santé mentale, de favoriser les comportements bénéfiques, le repérage précoce, l’accès aux soins et de déstigmatiser les troubles psychiques, cette initiative permettrait de reconnaître que les soins psychiques, loin d’être un luxe, sont un besoin fondamental pour permettre à ces enfants de l’ASE de surmonter les traumatismes et se construire un avenir adulte.

 

4. La santé mentale des jeunes mineurs non accompagnés

Parmi les jeunes accueillis par l’ASE, il existe une catégorie plus particulièrement marquée à la fois par une très grande détresse psychique et une quasi-absence de suivi psychologique. Il s’agit des MNA, les mineurs non accompagnés.

Les mineurs non accompagnés (MNA)

Un mineur est considéré comme non accompagné selon le droit français « lorsqu’aucune personne majeure n’en est responsable légalement sur le territoire national ou ne le prend effectivement en charge et ne montre sa volonté de se voir durablement confier l’enfant »[18]. Dans les faits, un « MNA » désigne un étranger de moins de 18 ans qui vit isolé en France.

Signataire de la Convention internationale des Droits des enfants, la France se doit de protéger les MNA. C’est le rôle des conseils départementaux de mettre en place une mise à l’abri provisoire d’urgence pour sortir le mineur du danger que représente son isolement mais aussi de procéder à l’évaluation de sa situation pour déterminer s’il est effectivement mineur et isolé.

Une forte prévalence des troubles psychiques chez les MNA

Si leurs profils sont multiples, la plupart des MNA ont vécu un parcours de vie et de migration émaillé d’événements traumatiques. Certains ont fui la guerre, la persécution et la violence. Certains, au cours de leur trajet migratoire, ont été violentés, exploités sexuellement, humiliés, confrontés à la mort, à la grande précarité et à la haine. Leur arrivée en France ne marque pas la fin de ces difficultés. Pendant la période d’instruction du dossier pour déterminer leur minorité, ils restent souvent en situation de grande vulnérabilité, de pauvreté et d’isolement, indique le rapport de Médecins Sans Frontières et du Comité pour la Santé des Exilés, « La santé mentale des mineurs non accompagnés » publié en 2021. Le parcours migratoire n’est pas la seule cause des troubles psychiques de ces enfants : le rapport souligne que « 50 % des jeunes suivis souffrent d’une détresse massive et réactionnelle à un facteur de stress. La précarité dans laquelle ils sont maintenus par la politique du non-accueil en France semble être le facteur de stress sévère qui nourrit leur trouble. En réaction, certains développent un trouble psychique ». Le Haut Conseil de la Santé publique[19] conclut ainsi que « toutes les études convergent pour établir que les enfants étrangers isolés présentent des troubles psychiques et des troubles du comportement importants et plus fréquents que les adolescents en population générale ».

Evaluation de leur minorité

Lorsque ces jeunes arrivent en France, leur situation doit être évaluée pour identifier leur droit à bénéficier de l’ASE. Mais d’après le rapport du Défenseur des Droits, cette évaluation « est souvent réalisée par des personnels insuffisamment formés à l’appréhension des troubles psychiques et des symptômes de stress post-traumatique ». Des psychologues ou professionnels du soin formés au psycho-traumatisme sont rarement présents. Ce rapport dénonce des situations où des jeunes sont soumis à des entretiens dès leur arrivée, sans délai de repos. Ils sont souvent jugés incohérents par les services évaluateurs des conseils départementaux, alors que cette incohérence résulte fréquemment du traumatisme psychique qu’ils ont subi. En conséquence, ils peuvent se voir refuser une prise en charge. Renforcer la formation des évaluateurs à l’appréhension des troubles psychiques et au repérage des symptômes de stress post-traumatique est ainsi nécessaire pour permettre aux jeunes de bénéficier de leurs droits.

L’ASE démunie face aux souffrances psychiques des MNA

A la suite de cette évaluation, le jeune mineur est pris en charge par l’ASE. Les caractéristiques de ce public accueilli diffèrent de celles du public habituel de l’ASE : les carences et les maltraitances sont souvent masquées par une sur-adaptation. Mais les décompensations sont fréquentes. Lorsque le mineur isolé étranger se sent en sécurité (affective ou sociale), il peut alors se mettre à exprimer toute sa souffrance par un effondrement dépressif ou anxieux : troubles du sommeil, sentiment de vide, troubles de la mémoire, états confusionnels, douleurs physiques sans origine organique, agressivité, repli sur soi, tentative de suicide…

Or, les lieux d’accueil de l’ASE se retrouvent souvent démunis face à ces problématiques. Exceptés dans les MECS, les lieux d’accueil dédiés aux MNA sont souvent dépourvus de psychologue ou de psychiatre. Les structures de soins psychologiques qui accueillent ces jeunes en crise sont peu formées à l’ethnopsychiatrie et aux spécificités culturelles de certains jeunes. Enfin, la barrière de la langue constitue un obstacle important au suivi psychologique de ces enfants. Encore peu utilisé, la Haute Autorité de santé a publié un référentiel de bonnes pratiques sur l’interprétariat professionnel en matière de santé qui donne des pistes sur la formation et l’exercice professionnel.

Des initiatives pionnières correspondant aux besoins de ces jeunes

Certaines initiatives locales permettent une prise en charge psychologique adaptée aux MNA et devraient être généralisées sur le territoire. La Maison de Solenn à Paris et le CMP de Caen proposent une prise en charge spécifique pour les mineurs migrants, incluant la dimension transculturelle. L’ethnopsychiatrie s’intéresse aux désordres psychologiques en rapport à leur contexte culturel, ainsi qu’aux systèmes culturels d’interprétation et de traitement du malheur et de la maladie. Cette démarche clinique est à l’origine de dispositifs originaux de prise en charge des souffrances psychologiques des populations migrantes. L’hôpital Avicenne propose ainsi des consultations d’ethnopsychiatrie. Le centre d’accueil de jour de Pantin géré par Médecins Sans Frontières a réalisé plus de 6 412 interventions de psychologues entre 2017 et 2021. Enfin, certaines structures spécialisées en ethnopsychiatrie et approche transculturelle accueillent ce public, comme le centre Georges Devereux ou le centre Primo Levi. Enfin, si les centres régionaux de psychotraumatisme (CRP) regroupent des professionnels spécifiquement formés et sont tournés vers l’accueil des MNA, ils demeurent méconnus et peu exploités par les professionnels de l’ASE.

Ainsi, compte tenu de la problématique spécifique que constituent les MNA, la multiplication des partenariats extérieurs par l’ASE permettrait de renforcer et de rendre plus adéquate l’offre de soins en matière de santé mentale pour les mineurs non accompagnés.

 

Conclusion

La commission d’enquête de l’Assemblée Nationale, chargée d’évaluer les défaillances de l’aide sociale à l’enfance depuis avril 2024, représentait une opportunité pour mettre en avant le caractère prioritaire de la santé mentale de ces enfants. Éloignés par tant d’obstacles des services de pédopsychiatrie et des consultations psychologiques, ils sont pourtant ceux qui en ont le plus besoin. Sans un diagnostic précoce, des soins systématiques et à long terme tout au long des difficultés du placement, comment espérer l’épanouissement et la réussite de ces jeunes ? La dissolution de l’Assemblée Nationale le 9 juin dernier a mis fin à ces travaux dont la relance sera à la main de la prochaine majorité parlementaire. Les militants du secteur, notamment le Comité de vigilance des enfants placé·es, s’inquiètent des conséquences du poids du Rassemblement National dans le débat public sur les droits des enfants et notamment des mineurs non accompagnés, et alerte aussi sur le risque que le silence et le renoncement à leur sujet profite des incertitudes politiques du moment.

 


[1] Chiffres de la DREES, “Les dépenses d’aide sociale, données au 31 décembre 2021 », dépenses nettes c’est-à-dire dépenses d’aide sociale des départements après déduction des récupérations et recouvrements, mais englobant les dépenses prises en charge par l’État par l’intermédiaire de la CNSA, du FMDI et de la TICPE.

[2] Ford T, Vostanis P, Meltzer H. Psychiatric disorder among British children looked after by local authorities: comparison with children living in private households. British Journal of Psychiatry. 2007;190:319–25.

[3] Bronsard G, Lançon C, Loundou A et al. Prevalence rate of DSM mental disorders among adolescents living in residential group homes of the French Child Welfare System. Children and Youth Services Review.  2011

[4] Szilagyi MA, Rosen DS, Rubin D et al. Health care issues for children and adolescents in foster care and kinship care. Pediatrics. 2015

[5] Corbet E. La santé des enfants accueillis au titre de la protection de l’enfance. CREAI Rhône-Alpes, Département de la Haute-Savoie, ORS Rhône-Alpes, IREPS Rhône-Alpes. 2012.

[6] Bourdais M, Grenier M, Mennesson A. Étude sur l’état général des enfants confiés au service de l’ASE de Paris. CAREPS; 2003

[7] Meltzer H, Gatward R, Corbin T et al. The mental health of young people looked after by local authorities in England. Office for National Statistics on behalf of the Department of Health; 2003.

[8] Meltzer H, Gatward R, Corbin T et al. The mental health of young people looked after by local authorities in England. Office for National Statistics on behalf of the Department of Health; 2003.

[9] Article L221–1

[10] Chatagner A, Olliac B, Choquet LH, Botbol M, Raynaud JP. « Adolescents reçus en urgence en psychiatrie infanto-juvénile. Qui sont-ils ? Quel est leur parcours ? Quel suivi social et/ou judiciaire ? » Neuropsychiatr Enfance Adolesc 2015

[11] Marion Leboyer et Pierre-Michel Llorca, Psychiatrie : l’état d’urgence, 2018

[12] Milon A, Amiel M. La situation de la psychiatrie des mineurs en France. Rapport d’information. Paris, Sénat, 2017

[13] Rapport annuel 2017 consacré aux droits de l’enfant – Défenseur des droits et Défenseure des enfants, 20 novembre 2017

[14] Article L. 223–1 du CASF

[15] Racusin R, Maerlender AC, Sengupta A et al. « Psychosocial treatment of children in foster care: A review.” Community Mental Health Journal. 2005

Zilberstein K, Popper S. “Clinical competencies for the effective treatment of foster children”. Clinical Child Psychology and Psychiatry. 2014

[16] Les Maisons des adolescents (MDA) sont lieux ressources sur la santé et le bien être des jeunes, qui assurent un accueil pluridisciplinaire généraliste et adapté aux modes de vie des adolescents.

[17] Morgane Even. Santé mentale des enfants placés à l’aide sociale à l’enfance, revue de la littérature.

Médecine humaine et pathologie. 2017.

[18] Article 1 de l’arrêté du 17 novembre 2016 relatif aux modalités de l’évaluation des mineurs privés temporairement ou définitivement de la protection de leur famille

[19] Haut Conseil de la Santé Publique, Avis relatif au bilan de santé des enfants étrangers isolés, 2019

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