Santé : sortir des dépenses inutiles et des promesses non tenues

Santé : sortir des dépenses inutiles et des promesses non tenues
Article 2/3 du dossier
  1. 1 - Grande Sécu : un débat tronqué
  2. 2 - Santé : sortir des dépenses inutiles et des promesses non tenues
  3. 3 - Pour des protections sociales durables
Publié le 24 février 2022
Dans cette série de trois articles publiés simultanément par Terra Nova, les auteurs proposent leurs analyses des grands défis auxquels devra faire face notre système de santé et de protection sociale dans les prochaines années. Ils interrogent l’avenir de notre système de soins solidaire à la lumière notamment des enjeux soulevés dans le cadre de la campagne présidentielle. Retrouvez-ci dessous la contribution de Brigitte Dormont et les liens vers les deux autres articles de la série.

La pandémie de COVID_19 a jeté une lumière crue sur notre système de soins et notre politique de santé : la misère de l’hôpital public avec les budgets trop restrictifs, les salaires insuffisants des personnels hospitaliers, le manque de coordination entre médecine de ville et hospitalière, sans compter l’abandon des personnes âgées dépendantes et les inégalités sociales d’exposition au virus. Nous avons vécu l’impréparation sur les masques et les tests pour cause de désindustrialisation et d’économies sur de petites lignes budgétaires, et assisté au travail obligé des soignants et des « travailleurs essentiels » dont le métier permet à la société de fonctionner, au risque d’être exposés à la contamination. Il y a eu aussi les applaudissements du soir, la reconnaissance des confinés pour les personnels hospitaliers, alors qu’en France les électeurs votent en majorité pour qui promet une baisse d’impôts.

Des décisions et des faits observés durant cette crise méritent l’attention. Dans ses réponses, l’exécutif a décidé sous le coup de l’urgence sanitaire que la Sécurité sociale couvrirait à 100% les téléconsultations, les tests et les vaccins. Par ailleurs, l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris a communiqué sur le montant considérable de ses impayés, dus au fait que la plupart des patients atteints de Covid avaient un reste à charge pouvant dépasser les 8000 euros qui était catastrophique pour ceux qui n’avaient pas de couverture complémentaire. Les failles de la couverture des soins en France sont ainsi apparues clairement. En l’absence d’un acte chirurgical, la Sécu ne couvre que 80% des soins prodigués à l’hôpital, les 20% restant n’étant couverts que si le patient a une complémentaire santé.

La fin du tunnel est peut-être en vue. Au terme de ces années de crise sanitaire quelque chose bouge en matière de diagnostics sur notre système de soins. Sur le financement des soins, le Haut conseil pour l’avenir de l’assurance maladie (Hcaam) a produit un rapport critique sur l’articulation actuelle entre Sécurité sociale et assurances complémentaires, et propose plusieurs scénarios d’évolution. La maltraitance budgétaire de l’hôpital commence à être reconnue avec un projet de réforme du financement de l’hôpital et les accords de Ségur de 2020 prévoient une augmentation des rémunérations du personnel hospitalier.

En pratique cependant, rien ne dit que les choses changent vraiment à l’hôpital, ni que les moyens débloqués soient à la hauteur : les personnels hospitaliers continuent à alerter les médias, soupçonnant la programmation budgétaire d’être insuffisante et s’inquiétant de la crise des embauches qui laisse de nombreux postes vacants, faute de candidats. Une commission d’enquête sénatoriale travaille actuellement sur la situation de l’hôpital afin de comprendre les raisons de la crise qu’il traverse. Côté assurance, c’est un enterrement de première classe qui a été offert au scénario de « Grande Sécu » après le tir de barrage déclenché avant même la publication du rapport du Hcaam. Donc peut-être que rien ne changera, et qu’on va poursuivre jusqu’à la prochaine crise les dépenses inutiles coexistant avec l’étranglement budgétaire de certains secteurs et les défauts de solidarité dans l’accès aux soins. Mais voyons les choses du bon côté : quelque chose a bougé puisque des embryons de diagnostics apparaissent et sont diffusés largement…

Les contradictions internes du système de soins français

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Les deux problèmes, la misère de l’hôpital et les défauts de couverture, sont les suites logiques de deux contradictions originelles de notre système de soins. En France les dépenses de santé sont couvertes à près de 80% par la Sécurité sociale. Celle-ci est conçue pour mettre en place des mécanismes de solidarité dans son financement (cotisations proportionnelles, voire progressives en fonction du revenu) et dans ses prestations (couverture des soins pour chacun en fonction de ses besoins). Il y a ainsi une solidarité dite « verticale » entre hauts et bas revenus, et une solidarité « horizontale » entre malades et biens portants. Ce principe de solidarité implique un financement sous la forme de prélèvements obligatoires, impôts et cotisations. Ceci a pour corollaire que la dépense correspondante, à savoir la dépense publique de santé, doit être décidée et contrôlée par les représentants des citoyens. C’est bien ce qui est fait en France, avec le vote au Parlement, dans le cadre de la Loi de financement de la Sécurité sociale (LFSS), de l’Ondam, Objectif national de dépenses d’assurance maladie. Pour donner les ordres de grandeurs, dans l’Ondam voté par la LFSS 2021, qui se montait à 225,4 milliards d’Euros, les deux plus gros postes étaient les dépenses prévues pour les soins de ville, 98,9 milliards d’Euros (soit 43,9% du total) et celles prévues pour les hôpitaux, soit 92,9 milliards d’Euros (41,2% du total). Soulignons encore qu’il s’agit ici de dépenses publiques de santé, c’est-à-dire de la partie des dépenses couverte par la Sécurité sociale. Les soins de ville par exemple, correspondent à de la dépense publique (et donc à l’Ondam) pour la partie couverte par la Sécurité sociale, bien qu’ils fassent l’objet d’un échange marchand et qu’ils soient très majoritairement délivrés par les médecins libéraux qui sont des acteurs de statut privé.

Première contradiction interne de notre système : aucun mécanisme n’est en place pour contenir la dépense publique de médecine de ville, alors qu’elle est une composante majeure de l’Ondam, lequel doit être maîtrisé. Comme par ailleurs la dépense hospitalière peut être facilement contrôlée grâce à un mécanisme de point flottant introduit avec la tarification à l’activité, la pratique du régulateur a consisté pendant de nombreuses années à amputer la dotation des hôpitaux votée par la représentation nationale pour éponger le déficit des dépenses de ville. La politique de rigueur budgétaire s’est ainsi concentrée de manière déraisonnable sur l’hôpital.

Deuxième contradiction interne : une organisation du financement unique au monde qui mêle un système de solidarité nationale et des assurances complémentaires en partie facultatives. Lors de la création de la Sécurité sociale, il a été décidé que la couverture ne serait pas à 100 %. Des « tickets modérateurs » ont été introduits, de 30 % pour les consultations en ville et 20 % pour les soins hospitaliers. Ces coûts non couverts par la Sécurité sociale peuvent l’être par des assurances complémentaires. Le problème est que les activités des assurances complémentaires sont soumises à des contraintes de marché, y compris pour les mutuelles. Ceci exclut la solidarité dans la fixation des tarifs, avec une tarification à l’âge et des primes indépendantes des revenus des affiliés. En conséquence, l’étage des assurances complémentaires joue un rôle qui contrarie les mécanismes de solidarité inscrits dans le financement de la Sécurité sociale et défait en partie ce qui a été pensé pour garantir l’accès aux soins pour tous. En outre, ce système de double financement est coûteux, car il implique des doublons en matière de frais de gestion et freine des évolutions souhaitables dans l’organisation de l’offre de soins pour améliorer son efficience. Il faut donc souhaiter une séparation des domaines d’intervention de la Sécurité sociale et des assurances complémentaires, ce qui était l’objet des scénarios étudiés par le Hcaam dans son dernier rapport.

Première contradiction : imposer la maîtrise de l’Ondam sans piloter la dépense en ville

L’étranglement budgétaire de l’hôpital peut être vu comme une conséquence de la volonté de maîtriser l’Ondam sans piloter la dépense en ville. L’administration produit un rapport annuel sur les comptes de la Sécurité sociale qui permet de suivre l’évolution de l’Ondam et de son exécution. Dans la période qui précède la pandémie de Covid, on observe que la progression de l’Ondam a été fortement ralentie depuis 2010, avec chaque année une augmentation inférieure à 3%. A partir de la même année 2010, on observe aussi que les dépenses publiques de santé n’ont jamais dépassé l’Ondam, une nouveauté par rapport aux années précédentes qui étaient toujours dans le rouge. Rigueur budgétaire et fin des déficits : du point de vue comptable la conduite semblait parfaite. Mais l’objectif d’une bonne régulation publique est évidemment plus complexe : il faut viser l’efficience dans l’usage des fonds publics, autrement dit maximiser les services médicaux rendus pour un niveau de dépenses donné. Or, le pilotage de la dépense en ville est faible, sinon insignifiant, et la régulation appliquée à l’hôpital l’a étranglé financièrement, tout en produisant des incitations contraires à l’efficience.

Fin 2019, juste avant la crise de la Covid-19, l’hôpital public était au bord de la rupture après de nombreuses années de rigueur budgétaire. Jointe à une suractivité provoquée par la tarification à l’activité (T2A), cette rigueur a provoqué une explosion sociale dans les services d’urgence et les hôpitaux pendant l’été et l’automne 2019, avec des grèves et la démission « administrative » de nombreux responsables de services.

Sans aller jusqu’à parler de « délitement du service public » comme l’ont fait les acteurs de ces mouvements, force est de constater qu’une menace commençait à se préciser avec des budgets de plus en plus serrés d’année en année, accompagnés d’un cahier des charges en augmentation. Pour les personnels hospitaliers, la situation pouvait se résumer à une baisse des rémunérations et des conditions de travail dégradées du fait de la diminution des moyens. Un seuil a été franchi à l’automne 2019, lorsque des difficultés à recruter ont été observées. Au-delà des réductions de capacités planifiées, des lits ont été fermés à cause de l’impossibilité à recruter aux salaires proposés. Un cas emblématique était celui des lits de pédiatrie en Ile-de-France : un quart des lits ont été fermés faute de trouver des professionnels de santé pour s’en occuper. Cette fermeture de lits ne correspondait pas à une réduction des besoins, ni des moyens, mais à l’impossibilité de recruter du personnel à cause de salaires trop bas. Actuellement, les fermetures de lits se poursuivent pour cause de pénurie de personnel, malgré les augmentations de salaires décidées dans le cadre du Ségur. Un état de fait inquiétant pour le service public hospitalier.

Pourquoi l’Ondam a-t-il créé une telle pénurie ? Même ralentie, sa progression était malgré tout proche de 3%. De fait, les économies demandées pour les dépenses publiques de santé prises dans leur ensemble sont modérées en France, mais à l’intérieur des dépenses de santé, les efforts demandés à l’hôpital ont été particulièrement importants. 

En effet, il n’existe pas de véritable mécanisme de maîtrise de la dépense de ville pour beaucoup de raisons et en particulier parce que les soins en ville sont couverts par la Sécurité sociale avec des remboursements réalisés a posteriori, qu’il s’agisse des consultations ou des médicaments, biens et services dont les tarifs sont définis par les conventions médicales. De fait, il y a souvent un dépassement de l’Ondam en médecine de ville. Or, pendant des années, ce dépassement a été absorbé par une restriction de budget pour l’hôpital. Contrairement à la médecine de ville, les dépenses pour l’hôpital sont en effet facilement contrôlables, avec des budgets alloués par le ministère. Le financement prend la forme de paiements pour des séjours liés à différentes pathologies, avec un mécanisme de point flottant qui fait qu’on maîtrise parfaitement la dépense budgétaire totale. Plus précisément, si l’activité hospitalière et le nombre d’actes pratiqués augmentent dans l’année au-delà de ce qui était prévu pour le calcul de l’Ondam, les tarifs sont diminués au prorata de « l’excès » d’activité pour que la dépense totale reste dans l’enveloppe de l’Ondam. Donc, par définition, pas de dépassement pour l’hôpital.

En outre, l’Ondam hospitalier n’est pas entièrement distribué aux hôpitaux. Depuis 2004 a été créé un Comité d’alerte censé veiller au non-dépassement de l’Ondam dans sa totalité, ville plus hôpital. Dans ce but, des réserves sont prélevées en cours d’année sur les budgets. Comme la médecine de ville dépasse son Ondam, ces réserves sont utilisées pour éponger les dépenses non maîtrisées en médecine de ville et viennent en déduction de la dotation de l’hôpital. Les rapports administratifs parlent pudiquement de « sous-exécution » de l’Ondam hospitalier. Mais la réalité des faits est que pendant plusieurs années la dotation pour les hôpitaux votée par la représentation nationale ne lui a pas été attribuée dans sa totalité et qu’une partie de cette dotation a été amputée sous la forme de réserves pour éponger le déficit dû aux dépenses de ville. 

La rigueur budgétaire imposée à l’hôpital est renforcée par le fait qu’en amont des mises en réserve la loi de financement de la Sécurité sociale propose une augmentation de budget en retrait par rapport aux prévisions d’évolution “spontanée” de l’enveloppe nécessaire pour couvrir les besoins de soins hospitaliers à pratiques constantes. L’argument est que des efforts d’efficience permettront de faire autant avec moins. Par exemple le projet de budget pour 2020 prévoyait une tendance spontanée d’augmentation des dépenses à l’hôpital de 3,3% et l’Ondam hospitalier finalement attribué ne dépassait pas 2,1% d’augmentation, soit plus d’un milliard d’euros d’économies imposées. On peut admettre que des gains d’efficience sont possibles ponctuellement, mais il est clair que des budgets constamment en retrait des dépenses prévues conduisent fatalement dans le mur, tôt ou tard.

Pour résumer, l’Ondam hospitalier, qui était très restrictif depuis plusieurs années, fut en outre amputé par des mises en réserve qui permettent d’absorber les déficits en ville. L’hôpital apparaît comme une cible facile de la rigueur budgétaire. Il est impensable que ces vases communicants budgétaires qui sacrifient l’hôpital aient été prémédités par l’administration. Il est vraisemblable qu’il s’est agi plutôt d’une facilité à la fois technique et politique, qui faisait qu’on maîtrisait facilement la bourse d’un côté tout en évitant les sujets qui fâchent de l’autre. Au total les données, même un peu anciennes, produites par une note de France Stratégie sont sans appel : la dépense publique de santé en France était une des plus élevées d’Europe en 2016, puisqu’elle se montait à 7,9 % du PIB potentiel, contre 6,9 % pour la moyenne européenne et 7,3 % pour les pays Nordiques (lesquels sont réputés offrir un haut degré de solidarité). Mais pour l’hôpital la dépense publique de santé était dans notre pays inférieure à celle de beaucoup de pays européens : 3,6 % du PIB potentiel contre 4,1 % pour la moyenne européenne et 4,2 % pour les pays Nordiques.

Deuxième contradiction : admettre une co-couverture des soins par des organismes soumis à un marché concurrentiel

Le problème de la co-couverture des soins par des assurances complémentaires privées est que leurs activités sont soumises à des contraintes de marché, y compris pour les mutuelles. Ceci exclut la solidarité dans la fixation des tarifs, avec une tarification à l’âge et des primes indépendantes des revenus des affiliés. En conséquence l’accès à la complémentaire santé est très coûteux en France pour les retraités et les personnes à bas revenus. Ces individus ont le « choix » entre voir leur revenu siphonné par l’achat d’une assurance complémentaire, ou renoncer à cette couverture et donc à certains soins.

Ici, le problème de fond est que les complémentaires qui sont des organismes privés soumis à des logiques de marché couvrent des soins jugés essentiels auxquels l’accès devrait être garanti par des mécanismes de solidarité : les 30% ou 20% du ticket modérateur. C’est seulement en France que des assureurs privés ont un tel positionnement. Dans les autres pays, ils couvrent d’autres soins que ceux couverts par la solidarité nationale, par exemple les médecines douces ou le confort à l’hôpital. Pour remettre de la solidarité dans cette architecture contradictoire, la Complémentaire santé solidaire (CSS) offre une complémentaire gratuite aux personnes très en dessous du seuil de pauvreté, et en contrepartie d’une faible participation financière pour celles proches de ce seuil. Mais la complexité des démarches administratives fait que les taux de recours à ces droits sont faibles (autour de 50% pour la CMU-C et moins pour l’ACS).

Le constat est amer pour les acteurs historiques de la solidarité que sont les mutuelles : elles sont prises dans des logiques de marché et obligées de définir des contrats attractifs pour ne pas disparaitre face à la concurrence des assurances privées. Le Hcaam observait en 2021 que les « pratiques des différentes familles d’organismes complémentaires se sont inévitablement rapprochées : alors qu’en 2006 encore 36% des mutuelles appliquaient des tarifs indépendants de l’âge, elles ne sont plus que 3% en 2016 ». Les inégalités de tarifs sont désormais impressionnantes : tous organismes confondus, pour un contrat identique de classe 3, la cotisation mensuelle moyenne est en 2016 de 58 € pour un souscripteur âgé de 20 ans, de 119 € à 60 ans et de 170 € à 85 ans !

Il est souvent affirmé qu’en France le reste à charge moyen après couverture par la Sécurité sociale et les complémentaires est le plus bas de la plupart des pays de l’Ocde, et ce grâce à la couverture complémentaire. C’est exact, mais cela ne signifie pas qu’il y a un degré élevé de solidarité en France entre hauts et bas revenus et entre malades et bien-portants. En effet, cet indicateur n’est pas vraiment pertinent, car la couverture complémentaire a un coût qu’il faut intégrer dans le calcul. Le bon indicateur est le « taux d’effort assurance maladie complémentaire » défini par la DREES, qui fait le total (i) du reste à charge après couverture par la Sécurité sociale et les complémentaires et (ii) de la prime payée pour acquérir la couverture complémentaire, et rapporte ce total au revenu des ménages. Le taux d’effort permet de mesurer le coût d’accès aux soins au-delà de la couverture réalisée par la Sécurité sociale. L’analyse des taux d’effort montre que les inégalités sont criantes entre classes d’âge et entre classes de revenus : le taux d’effort passe de 2,7% du revenu entre 30 et 39 ans à 8,2% après 80 ans. Les retraités les plus riches (les 20% du haut de la distribution des revenus) ont un taux d’effort de 3,9% alors que les plus modestes (les 20% du bas) doivent consacrer 9,9% de leur revenu au financement de leurs soins !

La contradiction est flagrante : dans le financement des soins jugés essentiels, on a un étage, la Sécurité sociale, qui couvre presque 80% des dépenses de soins avec un haut niveau de solidarité, et un autre étage, les organismes complémentaires, qui défait en partie la réduction des inégalités opérée par la Sécurité sociale.

Les conséquences en sont bien réelles, sous la forme de renoncement aux soins plus ou moins vitaux ou, pour les soins coûteux, sous la forme de restes à charges catastrophiques. Le Pôle de santé des Envierges, dans le 20ème arrondissement de Paris, écrivait en 2019 une lettre ouverte à la ministre de la Santé pour expliquer que la couverture vaccinale des nouveaux-nés impliquait un ticket modérateur de 110 euros inabordable pour nombre de leurs patients, dont les enfants n’étaient pas à jour de leur vaccination. D’autres exemples citent des patients âgés renonçant, faute de pouvoir les payer, à des examens d’imagerie pour un dépistage de cancer. La crise de la Covid a été révélatrice sur les restes à charges catastrophiques. Comme nous l’avons déjà signalé, les hôpitaux de Paris ont montré que les patients sans complémentaire ont été exposés à des restes à charges dépassant 8000 euros après deux semaines d’hospitalisation pour Covid. Or, ils ont aussi produit une étude interne sur 200 dossiers suggérant qu’un tiers de leurs patients Covid n’avaient pas de complémentaire santé.

Outre les problèmes soulevés concernant la solidarité dans l’accès aux soins, ce système de double financement a des effets délétères sur l’efficience du système de soins qui ont été largement démontrés : effets inflationnistes sur les prix de certains biens (lunettes par exemple) et sur les dépassements d’honoraires, multiplication des frais de gestion : pour des prestations de 25,7 Md€ les frais de gestions des complémentaires se montent à 7,5 Md€ en 2020 ! Enfin et surtout, ce double système freine des évolutions souhaitables pour améliorer l’efficience et la qualité de l’offre de soins : depuis longtemps le législateur cherche à sortir du tout paiement à l’acte, à développer le tiers-payant et à développer la contractualisation avec les professionnels de santé. Tous ces chantiers essentiels restent à l’état d’ébauches à cause de la complexité créée par les deux étages de financement des mêmes soins. Il est à cet égard éclairant que le tiers-payant intégral n’ait jusqu’à présent été mis en place que pour les patients exonérés du ticket modérateur, à savoir les patients couverts à 100% pour une maladie de longue durée, les bénéficiaires de la CSS et les femmes enceintes. Disposition significative : pour gagner en réactivité face au Covid le gouvernement a décidé que les tests et la vaccination seraient couverts à 100% par la Sécurité sociale et accessibles en tiers-payant.

Que faire ?

Saisi en juillet dernier par Olivier Véran pour réfléchir à une meilleure articulation entre Sécurité sociale et complémentaires santé, le Hcaam prévoit quatre scénarios dans son rapport remis en janvier 2022.  Le scénario appelé « Augmentation des taux de remboursement de la Sécurité sociale », prévoit de faire couvrir le ticket modérateur par la Sécurité sociale au lieu des complémentaires. Le terme « Grande Sécu » utilisé à son propos est séduisant mais fallacieux, car il ne s’agit pas d’augmenter l’étendue des soins remboursables (c’est-à-dire couverts par la Sécurité sociale), mais que celle-ci les couvre à 100%. La motivation d’une telle réforme découle des éléments décrits plus haut : des organismes soumis à des mécanismes de marché ne peuvent pas garantir un accès aux soins jugés essentiels avec une solidarité entre malades et bien portants et entre hauts et bas revenus.

Le terme « Grande Sécu » a fait le lit de tous les fantasmes d’étatisation agités par les adversaires du projet, alors qu’il faut raison garder : cette réforme n’est pas un bouleversement structurel. C’est une immense simplification, dont on peut attendre dans l’immédiat une réduction des dépenses inutiles, et à terme des progrès dans l’équité et dans la maîtrise des dépenses de soins de ville. Tout se tient : lever la deuxième contradiction interne de notre système de soins, sur la couverture assurantielle, devrait permettre de desserrer sa première contradiction, qui fait peser sur l’hôpital toute la charge de la maîtrise de l’Ondam.

Les gains dans l’équité et l’accès aux soins se comprennent facilement : les ménages modestes ou âgés ne verront plus leur revenu accaparé par le paiement d’une prime trop élevée ou par des restes à charge exorbitants, et ne renonceront plus à certains soins faute de couverture complémentaire. Pour le dire vite, les problèmes des patients du Pôle de santé des Envierges et des patients Covid des hôpitaux de Paris n’existeront plus. Et cela va au-delà, compte tenu des faibles taux d’utilisation de dispositifs comme la CMU-C transformée récemment en Complémentaire santé solidaire (CSS). Augmenter le taux de remboursement de la Sécurité sociale donne les mêmes droits à tous, au lieu de confiner les ménages à bas revenus dans des dispositifs d’assistance auxquels l’accès nécessite des démarches administratives parfois dissuasives. Dans l’immédiat, on peut escompter aussi une simplification bénéfique, car les dispositifs comme la CSS et la couverture à 100% pour les personnes en maladie longue durée n’auront plus de raison d’être.

Les ménages peuvent attendre un gain de pouvoir d’achat grâce à la suppression des dépenses inutiles correspondant aux doublons de frais de gestion. Le rapport du Hcaam chiffre le coût complet de la réforme à 22,5 Md€, ce qui correspond à 1,57 point de CSG (valeur de 2019). Un financement par la CSG impliquerait donc un taux de prélèvement supplémentaire de 1,57 %, qui remplacerait ce que les ménages dépensent actuellement pour la souscription d’une complémentaire. Le gain de pouvoir d’achat est flagrant pour l’immense majorité, sans parler des personnes âgées qui dépensent actuellement en moyenne 7% de leur revenu pour acquérir une complémentaire.  

Tout se tient

Mettre la Sécurité sociale comme assureur unique des soins essentiels devrait lever de nombreux points de blocage qui empêchent le déploiement de mécanismes permettant de mieux piloter les parcours de soins et la dépense en ville. En effet, la double couverture actuelle freine le développement du tiers payant et la mise en place de paiements forfaitaires qui encourageraient la prévention et l’amélioration des parcours de soins.

Depuis de nombreuses années, la Cnam cherche à développer l’efficience des soins en ville en introduisant pour les professionnels de santé d’autres formes de rémunération qui s’ajoutent au paiement à l’acte, jugé inflationniste : des paiements de type capitation (rémunération annuelle par patient, d’un montant indépendant du nombre de consultations réalisé) ou des primes à la performance. Mais on observe qu’en 2019 les forfaits ou primes ne correspondent encore qu’à 15 % des rémunérations des généralistes. De fait les modifications introduites par la Cnam restent marginales. En effet, elle assume en totalité le financement de ces nouveaux paiements, car l’intervention des complémentaires, qui par définition prend la forme d’un remboursement partiel des soins consommés, ne peut contribuer au financement de forfaits ou primes annuels. Dans ce cadre, il n’est pas possible par exemple, d’expérimenter une plus large part de capitation.

Le défaut de pilotage de la dépense de ville tient aussi beaucoup à la mécanique concrète de l’allocation des ressources pour ces soins : chacun va consulter, faire des examens et acheter des médicaments et se fait rembourser ensuite. De ce fait davantage de ressources sont allouées dans les zones où l’accès aux soins est plus facile car il y a beaucoup de médecins, que dans les zones sous-dotées. Par le mécanisme des remboursements a posteriori, les moyens sont de facto alloués en fonction des consommations et non en fonction des besoins. C’est contraire à la fois à l’équité et à l’efficience.

Il y a un consensus international autour de l’idée que les réels gains d’efficience des systèmes de santé sont à rechercher dans l’amélioration des parcours de soins entre la ville, l’hôpital et le médico-social. Mais la politique menée en France a consisté à ajouter quelques minces lignes budgétaires pour favoriser les parcours de soins, sans jamais remettre en cause l’architecture du système caractérisée par une gestion séparée de la médecine de ville par la Cnam, d’une part, et de l’hôpital par le ministère de la santé d’autre part. Les agences régionales de santé (ARS) conçues à l’origine pour coordonner les soins entre la ville et l’hôpital, n’ont jamais eu les moyens d’accomplir cette mission, n’ayant qu’une marge d’action budgétaire limitée à moins de 2% des dépenses couvertes par la Sécurité sociale. Ainsi, dans l’Ondam de 2021 qui se monte à 225,4 Md€, les dépenses relatives au Fonds d’intervention régional représentent seulement 3,8 Md€, soit 1,7 % du total.

Pour arrêter les saupoudrages financiers inopérants et changer véritablement les choses, il faut repenser les circuits de financement. Il faut rompre avec l’organisation administrative en sphères séparées et allouer les ressources à des entités locales responsables de la santé d’une population donnée. Ces entités recevraient pour chaque citoyen dont elles auraient la charge une dotation budgétaire correspondant à la prévision de ses besoins. Pour l’ensemble de la population dont elles piloteraient les soins, elles auraient donc une enveloppe budgétaire correspondant à l’ensemble de ces dotations, à charge pour elles de coordonner sur leur territoire les prises en charge en ville, à l’hôpital et dans le médico-social.

On pourrait se dire que le système ici proposé est proche des communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS) introduites par la loi de modernisation du système de santé de 2016, qui encourage le regroupement des professionnels sur un territoire sur la base du volontariat. Ce projet a été repris par le gouvernement actuel dans le projet « ma santé 2022 » annoncé en 2018. Partant du constat de l’insuffisante efficacité de la médecine de ville, il cherche à développer les CPTS pour rendre responsable des groupes de professionnels de santé de la prise en charge d’une population sur un territoire. Mais comme toujours on ne change presque rien aux circuits de financement : c’est toujours le ministère qui finance l’hôpital et la Cnam qui finance les soins en ville par des remboursements. Pour les CPTS on a dégagé quelques lignes budgétaires qui restent marginales et sont loin de permettre de rompre avec l’existant.

Les choses ne peuvent vraiment changer que si une entité locale a tous les budgets en main. Et – on le comprend bien – des dotations budgétaires qui correspondent à des capitations versées à l’entité locale ne sont possibles que si la totalité des soins remboursables est financée par la Sécurité sociale.

Un examen rétrospectif des diagnostics posés sur le système de soins français depuis deux décennies montre que les diagnostics sont les bons, mais que rien ne change vraiment à cause de verrous politiques et administratifs. Le scénario de couverture à 100% par la Sécurité sociale heurte clairement les intérêts économiques des organismes complémentaires. Réorganiser les circuits de financement peut menacer les prérogatives des deux sphères administratives actuellement en charge du système de soins. Mais la population dans son ensemble et les acteurs du système de soins ont pris conscience des limites de l’organisation actuelle pendant la crise sanitaire. Malgré la maltraitance budgétaire imposée à l’hôpital, le système de soins français peine à atteindre l’efficience de la dépense à cause de défauts organisationnels, et ne tient pas ses promesses de solidarité dans l’accès aux soins. Malades ou bien portants, les citoyens qui financent le système de soins par leurs cotisations et impôts ont beaucoup à gagner avec une réorganisation de la couverture des soins.

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Brigitte Dormont